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i
DEC tt 1899
THE SLAVIC COLLECTION
I
(CUh ot 1887.)
Receivedlfc^^ 189^.
I
l^arbarl] Collese librarg
GIFT OF
Archibald Cary Coolidge, Ph.D. ^i
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S-£cu-v— '36 <y..A
JULES LEGRAS
En Sibérie
Ouvrage accompagné d'qne carte hors texte
et de gravures, d'après des photographies de l'auteur
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*^
Armand COlill & C'% Editeurs
Paris, 5, rue de Mézières
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En Sibérie
DU MÊME AUTEUR
FORMAT GRAND IN-18
> la Sprée, par ud Béotieo
le. (Ouvrage couronné par CA
FORMAT GRAND- m-8
poète. {Ouvrage couronné pi
Varcelin Gtiérin)
à part, sur papier impérif
. numérotés de En Sibérie,
es sont mis en vente au prix
- Imp. Padi. BRODAKD. — K
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JULES LEGRAS
En Sibérie
Armand Colin et G^, Editeurs
Paris, 5, rue de Mézières
1899
Tous droits réservés.
3
SEP 26 n
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A MON AMI
HILARION GALAKTIONOVITGH KOROLENKO
ET
A TOUS CEUX QUI M ONT RENDU SI DOUX
MES DEUX VOYAGES EN SlBERIE
^.^^^^ h;^***^**^"^ i
AVANT-PROPOS
Ce livre n'a pas la prétention d'être autre chose
qu'un journal de route en Sibérie. La monotonie,
je le sais, en est grande; mais que pouvais-je faire
pour corser mes impressions sans en dénaturer la
franchise? J'ai -visité deux fois la Sibérie. Dans
un premier voyage, entrepris à l'automne de 1896,
j'ai suivi l'ancienne route de la Kama; j'ai pris à
Perm le chemin de fer de l'Oural qui m'a permis
de visiter sans fatigue Ekaterinbourg et Tioumen.
De là, je suis parti en voiture pour Omsk, afin de
trouver, chemin faisant, l'occasion de voir de près
les villages des anciens colons sibériens. Arrivé à
Omsk, j'ai pu entreprendre une excursion dans la
plaine kirghize auprès des colons russes nouvelle-
ment installés. Je suis alors revenu en France
pour quelques mois. Certes, ce premier voyage en
Asie m'a laissé de profondes impressions, et j'aurais
pu en noter quelques-unes dans ces pages. Mais,
'.>*
a.
^
AVANT-PROPOS IX
prétendu à ce titre : il rappellera souvent ceux de
MM. Boulangier, Cotteau et Meignan qui m'ont
devancé en Sibérie. Toutefois, on remarquera,
. entre ces voyageurs et moi, des différences nota-
'bles dans le ton général, et jusque dans la peinture
des mêmes villes et des mêmes contrées. La
raison de ces divergences est simple : ces voya^
geurs avaient abordé la Sibérie sans préparation;
pour ma part, au contraire, je connais dès long-
temps la Russie d'Europe, ses coutumes, ses
besoins, ses aspirations et sa langue. Je n'ai donc
plus, comme eux, la faculté de m'extasier devant
un samovar ou devant les zakouski d'un dîner
russe : en revanche, je suis à même de causer
avec une foule de gens simples qui ne savent pas
le français et que, par suite, ces touristes eussent
négligés. Aussi bien, la différence est-elle essen-
tielle entre le but de ces voyageurs et celui que
j'ai poursuivi. Ils sont venus ici pour se promener;
je suis venu au contraire remplir une mission du
ministère de l'Instruction publique et poursuivre
une délicate enquête.
L'histoire de cette enquête est assez curieuse,
car, purement ethnographique au début, elle a
bientôt pris un caractère social. Mon Idée primi-
tive était d'étudier la pénétration réciproque des
Russes et de quelques populations mahométanes
qui vivent côte à côte avec eux dans la Sibérie
occidentale. Mais, à la suite de ma première
AVANT-PROPOS
lonnu que ce n'était là qu'un cas
rand problème, celui du peuple-
sse. J'ai donc, dans mon second
lout mes recherches sur ce mou-
'émigration qu'a suscité le Trans-
tion réciproque des anciens Sibé-
voisîns mahomélanS, bouddhistes
us, en effet, maintenant, qu'un
: avec la construction du chemin
ms se sont profondément modi-
ue l'on a brusquement crevé la
: l'Europe de l'Asie, c'est le flot
rtui!bat«ur qu'il convient surtout
i pas cette étude dans ces pag'cs
I sont qu'une préface un peu
Sur la question précise que j'ai
bientôt publier un travail d'en-
adressera pas, sans doute, à un
ié que celui d'une relation de
t ce carnet d'étapes préparera la
ence. Outre la physionomie des
, que je ne pourrais décrire dans
îvère, on trouvera ici des détails
■mprendre la difficulté que pré-
e précise dans ce grand pays du
bérie. Car, il faut le dire bien
remuer des colères passées, au
ilir nettement les positions, en
fr
!:<c
AVANT-PROPOS XI
Sibérie, dans certaines classes de la société, on
ment, on ment avec délices, le plus souvent sans
intérêt, par habitude, par désœuvrement, pour
Tamour de Tart. Si je mets à part les amis qui
m'ont fidèlement renseigné, je pourrais compter
sur les doigts les hommes que je n'ai pas surpris
çn flagrant délit de tromperie. Ah! l'ofifensant et
inutile flot de mensonges! On ment derrière moi
sans se douter qu'un miroir me trahit l'imposteur;
on ment à côté de moi, sans se douter que j'ai
l'ouïe fine et saisis les apartés; oif ment en ma
présence, sans se douter que j'ai en mains la
preuve écrite de la duplicité. Ils mentent avec
naïveté, avec raffinement, ou avec cynisme, selon
les cas; ils mentent avec une caresse des yeux et
de la main. Certains m'enlèvent cette noble con-
fiance qu'un homme de nos pays a dans un homme
de son rang, et, quand ils me racontent un fait ou
bien me citent un chiffre, ils me forcent à me dire :
« Dan3 quelle mesure cet homme dénature-t-il la
vérité 1 » On comprendra dès lor» la difficulté -de
toutes recherches précises et la prudence que l'on
doit montrer ici dans ses jugements et dans ses-
conclusions...
La forme dispersée d'un journal de route cha^
grinera quelques lecteurs; on regrettera peut-être
que, devenu par mes études, familier avec la
Sibérie, je n'aie pas cherché dans ces pages à en
donner une image nettement et brièvement résu-
orie au smenen, et
dans les faits. Ne
Sibérien est ud être
est développé libre-
ifamant du servage,
religieuse? C'est, je"
çue que j'ai pour la
expérience m'a bien
près fausse. Nulle
e constant du Sibé-
me découvrir d'élé-
que spécial. A part
tant guère de diffé-
3nts correspondants
guère rencontré ici
, plus brutaux, plus
morale et à la relî-
issance physique de
sont la plupart des
i ces paresseux, les
route, et ces arro-
je la conquête pro-
iur chacune de ses
ssées. Or ces carac-
liqués par la iitti-
u fond de la laïga
ration perpétuelle,
s impurs qui ont
AVANT-PROPOS XIII
troublé la Russie d'Europe, assassins, voleurs,
vagabonds, filous, — ces tristes caractères que
manifeste une grande partie de la population sibé-
rienne, n'ont rien d'essentiel, d'original ni de fixe.
Lorsque le Gouvernement russe comprendra que
pour régénérer ces hommes, il ne suffit pas de
leur bâtir des églises, mais qu'il faut cesser de
leur envoyer tous les criminels dont l'Europe ne
veut plus, nul doute alors que l'ancienne popula-
tion sibérienne, d'ailleurs bientôt noyée dans le flot
des émigrauts, ne vienne à s'amender. Ses vices
actuels ne doivent donc pas nous arrêter; ils sont
trop flottants, trop fortuits pour servir de base à
une étude du caractère sibérien.
En outre, la Sibérie, lorsqu'on la pénèfre, appa-
raît si diverse, qu'il serait téméraire d'appliquer à
toutes ses provinces une même formule. Entre les
forêts noyées du gouvei:nement de Tobolsk, et la
steppe kirghize presque privée d'eau potable; entre
les districts fertiles de Barnaoul et de Minousinsk,
et les terres médiocres du district de Tomsk; entre
les grasses vallées* occupées par les Bouriates, et
les plaines marécageuses du bassin de l'Amour, les
différences sont si profondes, que la vie et le carac-
tère des habitants que l'on y rencontre ne peuvent
guère présenter de traits communs. Par suite,
essayer de les grouper dans un bref tableau, c'est
se condamner- à négliger leurs traits vraiment dis-
tinctifs pour ne retenir que ce qu'il y a de plus
et la grossièreté. Yoilà
tde parler de la Sibérie
;, et de caractériser les
par exemple, caracté-
Danoia.
stinguer dans ce livre
re la première et la
ins faire attention aux
es, souvent arbitraires,
séparer la Sibérie en
cisbaïkalienne , et la
à& première partie, la
sent, est précisément
îteppe ou forêt, et où
se rapprochent le plus
18 la Hussie d'Europe,
1 portent le plus volon-
ilus aisément des hori-
eur village natal. C'est
ne suis senti le plus à
un caractère purement
quel je le poursuivais
ige d"un milieu russe
irliange. Sans compter
inhospitalière Trans-
iélle de l'exploitation
amélioration durable,
9 offre des caractères
AVANT-PROPOS XV
nouveaux. La nature du sol, le régime des eaux,
la faune et la flore présentent des différences
essentielles avec là Russie. Ces plaines, inondées
périodiquement à la fin de Tété, ne sont plus des
terres à seigle, mais des terres à maïs; ces pâtu-
rages plantureux ne sont plus accessibles à des
milliers de bêtes à cornes, car* les troupeaux y
sont régulièrement fauchés par des épizooties. De
plus, la grande route qui traverse la contrée,
c'est-à-dire le fleuve lui-même, suit la frontière
chinoise. Dès lors, la colonisation ne présente plus
seulement ici un caractère social et agricole, mais
en outre un caractèrp politique. C'est qu'en eflet,
pour faire face à la Chine, il faut à la Russie -des
■m - .
hommes en ces parages, non pas seulement des
soldats comme ceux qu'elle accumule à Vladi-
vostok , mais aussi des agriculteurs , gardiens
inconscients de la frontière contre l'invasion
jaune. Voilà pourquoi, dans cette seconde Sibérie,
si différente de l'Europe, presque tout est organisé
par les soins du Gouvernement, désireux d'y créer,
fût-ce artificiellement, un courant d'immigration.
En deçà du Baïkal, les colons travaillent pour
eux-mêmes et par eux-mêmes; au delà du rempart
de la Transbaïkaliç, ils sont presque exclusive-
ment dirigés par le Gouvernement. On ne saurait
donc s'étonner que cette seconde partie, moins
accessible à mes habitudes et à mes goûts, m'ait
moins séduit que la première, et que j'aie parlé
5 tendresse de la Cisbaïkalie, où j'ai
)sque partout cet horizon de plaines,
i, ces bouleaux et ces trembles, que
yeux en écrivant ces lignes dans un
lé au cœur même de la Russie,
lorsque je me recueille et reviens par
;ette immense terre de Sibérie, j'oublie
ans et ces critiques. Ce pays n'est pas
B l'on peut comprendre par un seul
aison, car la raison y est trop souvent
'est pas avec nos préventions d'Occi-
invienl de l'aborder. 11 faut, oubliant
i-pensée, se laisser glisser durant des
t des semaines, au courant lent de ses
ères paresseuses, n'observant sur leurs
I décor que celui de l'immuable forêt
it laisser son regard errer nonchalam-
î steppes neigeuses que le soleil cou-
rtes roses; il faut se réjouir naïvement
lie, de l'adorable ûoraison que le prin-
ne follement, en prodigue, aux replis
us de la terre vierge, ces fleurs multi-
irea, ces grands lis jaunes, ces orchi-
ques, ces églantines qui viennent s'épa-
lu bord du cbemin, comme un sourire
ni passent; — et, lorsqu'on aura joui
de toutes ces splendeurs, lorsqu'on
es revers, aussi, ces fleuves énormes
s, ces forêts envahissantes et indes-
AVANT-PROPOS XVII
tructibles, ces fleurs qui ont toutes les grâces, mais
qui n'ont point de parfum, on se sentira pris alors
d'une tendresse pour le colosse que l'on aura senti
triste jusqu'en ses séductions. On sera mûr alors
pour l'étudier, car, pour approcher les déshérités,
il faut leur apporter un peu d'amour. Eh bien,
j'aime de cette tendresse grave l'informe Sibérie :
puisse cet aveu servir d'excuse aux naïvetés de ce
carnet de roule.
PétroTskoyé, aiir la Zoucha, 6/IS oclobhe 1S98.
rji.\ oIBERIE
Tcbéliabinsk.
LES ÉMIGBAKTS. — LE CHEMIN DE FER. — OMSK, — BARNAOUL
/ 7 mars. — Après six jours de lent voyage depuis
Moscou, je suis arrivé ce matin à Tcbéliabinsk, la sla-
Uon frontière entre la Russie et la Sibérie, la porte
par laquelle le grand chemin de fer pénèlre en Asie.
La gare est petite, beaucoup trop petite, comme la
plupart de celles de cette phénoménale ligne nou-
velle; en celte saison, elle ne peut contenir tout le
monde, car le volume de chaque voyageur est doublé
pard'énormespelisses.Sauf cet inconvénient, inconnu
en Russie, rien ne vous annonce que vous avez quitté
l'Europe. Le train qui vous a atnené traîne depuis six
jours, en même temps que vous, quelques dizaines
de voyageurs que vous avez vus descendre à chaque
buffet important, et avec qui, pcut-Ctre, vous avez
fait déjà vaguement connaissance ; il traîne également
Tes journaux que vous avez achetés il y a une semaine,
au départ de Moscou. Vous assistez donc, à Tchélia-
Lion de fourn
déballage d(
ans toutes le
iidrait du noi
mais c'est ei
i l'oreille; lo
nal ici qu'à I
imara.On cil
mes d'où ém
des inoncea
coins; on s'
snlanée du til
du télégrap
is aurez fait t
, de sacs et d
» place. En S
un pour soi..
d'un garçon
léjcuner : la
morceau de
ôtelelle, en russe,
le poursuit depuis
'à Vladivostok (et
prends un bateau
i toutes les stations,
3ua les paquebots,
avec des petits os
à la crème. Les
ceux qui ne coû-
d'haleine en voi-
né des colossales
te au restaurant,
es et pâtés garnis
î^^iJ^-^r^:
TCHÉLIABINSK 3
qui possèdent les plus grandes quajités nutritives,
tout en n'exigeant que le moindre effort des mâ-
' choires... Oh! la cuisine passive du restaurant russe!
^que donnerais-je pour un bifteck français assurant
l'activité des molaires !
La ville n'est qu'à une lieue de la gare; c'est une
promenade en ce pays. Des traîneaux sont là, se
détachant tout noirs sur le fond de neige du paysage
éblouissant; en un clin d'œil, l'unr d'eux m'enlève
avec mes deux valises, mon fusil et mon appareil
photographique. J'ai roulé autour de moi la pelisse
de mouton qui recouvre mon grand pardessus ouaté,
et aussitôt le trotteur velu s'est élancé. Après une
semaine passée dans un wagon surchauffé, c'est une
joie sans égale que de glisser à tt)ute vitesse dans l'air
pur. Il fait une trentaine de degrés au-dessous de
zéro, mais pas un souffle de vent. La respiration,
instantanément congelée, se dépose en givre blanc
sur la fourrure de mon col relevé; mais j'ai bien
chaud derrière cet abri, et, seul», mes yeux perçoi-
vent le vivifiant picotement du froid.
Tchéliabinsk est enfouie dans une dépression que
l'on découvre après avoir dépassé un bois de bou-
leaux, et l'aspect en est charmant, dans ce décor de
neige, d'où émergent les dômes bariolés des églises.
Grâce à l'influence du chemin de fer, là petite ville
possède déjà des hôtels, et je m'installe dans le plus
propre, où l'on m'offre une petite chambre 'meublée à
l'allemande, avec une pointe de confort : une vraie
couchette de lit en fer (sans draps, bien entendu :
chacun, ici, voyage avec sa literie), un guéridon, des
fleurs artificielles dans des vases, et deux ou trois
chaises recouvertes de velours. Que nous sommes
EN SIBÉRIE
limenîaires auberges que nous
i cinq ou six ans à peine, les voyi
En revanche, il ne faut guère ce
e des domestiques; vous ne trou
: chez eux que paresse et gross:
s incommodités qui pèsent le pli
pays neuf.
ques années, Tchéhahinsk n'élaît c
ade : la construction du chemin
me importance qui croît de jour er
aie ignorée, placée d'ailleurs en c
: voie du transit, elle est devenue
ie ligne d'un énorme ruban ferré,
en Sihérie et tout ce qui en soi
ation chez elle : les voyageurs
Lrain, les marchandises pour atf
xpédition. Aussi, les encombremt
tuels : à l'heure présente, le chargi
•00 wagons est entassé sous des ha
irdenl la voie; il faudra plusieurs
■ un pareil stock, et précisémei
Voies de communication vient d'à
T en personne aux moyens de débl
solution de ce problème n'est pas
ligne de Sibérie ne fonctionne e
anière provisoire, on pourrait, at
ilérer sans difficulté le transpoi
1 : il suffirait d'ajouter à cet efl
train supplémentaire par jour. M(
! n'est pas en Sibérie, mais en Et
as arrêts : à partir de Tchéliabin
même encombrement s'est reproduite
CHÉLIABINSK 5
lest se ralentit sur la li|i;ne de
cette ligne est, en effet, au tra-
lupée à chaque instant par des
3 partie du voyage, qui offre au
jolis coups d'œil que je sache
brt les ingénieurs. Les pentes y
!9 courbes et les striions rares :
printemps, le dégel ; à l'automne,
gâls. 11 est, par suite, impossible
lins ou d'augmenter le nombre
composent. La ligne de Sibérie
l'office d'un entonnoir dont la
vers la Russie : elle entasse les
!s-ci ne s'écoulent que lentement
lie elles sont destinées.
é, c'est-à-dire d'Europe en Asie,
larchandises, mais une certaine
irs, que le retard menace. Que
! Ce sont des paquets de hail-
des choses : je veux parler des
rants russes qui prennent leur
e Invasion et retournent cultiver
les Peuples. Tchéliabinsk est leur
. C'est là que pour la première
ours, on s'occupe d'eux sérieu-
ler, les nourrir, les chauffer, les
r leurs passeports. Remarquez
I colonisation de l'Asie par des
au début, le plus fort argument
r justifier la construction du
m; les émigrants sont les seuls
Sibérie puisse compter d'une
t les seuls qui ne la quitteront
remplies, les seuls
ludire, y sèmeront 1;
à qui l'entrée de la
armalités. C'est que
Tayé des proporU<
suvemenl des [layst
! deux ou trois ce
é constituer un péi
il a craint que le p
f élever, et que les
Ichiki, à demi ruin
ombre de puissanct
ous les meurl-de-fa
es à vil prix s'en -ail
a donc décidé que 1
is permissions dâmt
lissions que l'on "
r causer des colon:
m voyage.
é du point, d'émign
:e Arkhipof; c'est à
s avoir fait sa conna
re poivl qu'il admi
e â la fois doux et
1er quelques minul
e k ses difficiles fc —
charité et de dévouement,
iuquel d'autres ne résistent
ins, n'ont ni abattu son cou-
;•*
TCHÉLIABINSK 7
rage ni endurci son regard. Secondé par .sa femme,
infatigable autant que lui, il incarne avec elle, au
seuil de la Sibérie rude et égoïste, ce qu'il y a de meil-
leur dans notre civilisation : la charité active. Dans
cette Russie apathique et résignée. Tune des qualités
les plus touchantes qu'il m'ait été donné de rencon-
trer, c'est le dévouement aux humbles. Chaque fois
que j'ai vu s'abattre sur ce pays quelque fléau, famine,
épidémie, tourments et misère de l'émigration, j'ai
constaté qu'il faisait lever comme une moisson ^e
modestes sacrifices personnels. Ce qu'il y a de hâtif et
de rudimentaire encore dans l'organisation sociale de
la Russie fait que les caractères s'y révèlent plus net-
tement : les occasions y sont nombreuses, sans doute,
d'être indigne sans mesure; mais, en revanche, elles y
sont fréquentes de se donner tout entier à une œuvre
que Ton croit bonne et à laquelle, bien plus que chez
nous, on a conscience d'imprimer quelque chose de
soi-même. Certes, je connais assez la Russie pour
n'être pas aveugle, sur ses défauts ; mais cette émi-
nente qualité que je signale est un des plus puissants
attraits que présente pour moi l'étude de sa vie sociale.
Les fonctions de commissaire d'émigration sont mal
définies, comme la plupart de celles qui, en Russie,
ne portent pas un caractère purement bureaucra-
tique : c'est ce qui en fait le charme. Ce service a
quelque chose de plus intime que tous les autres;
j'oserai même dire qu'il a quelque chose de sacré.
Lorsque, ep effet, on agit dans un état social bien
établi, il semble qu'on porte moins la responsabilité
du bien et du mal que l'on y crée'. Au contraire, l'homme
qui se trouve, dans une société encore incertaine,
placé en face de plusieurs milliers d'émigrants, a
EN SIBÉRIk:
ge d'âmes. Ils s'adressent à
les, ignorants : c'est de lui >
ielleraent el moralement. Ci
I entreprend par là de créer
de la place qu'il leitr assigne
e leur famille : s'il parvient
I favorable, c'est peut-être le
dire le bonheur modeste, qu'i
:ontraire il les inslalle dans uni
nne ni à leurs aptitudes, ni i
les condamnera par là mê
: misère au champ natal, ou 1
1 proie à l'hostilité des homii
s l'immense pays, qui déjà \
, et s'en défendre. Quelle com
'ice, quelles difficultés multi
ussi, qui veulent être prises en
part ordonne la loi, faite pa
lu courant des détails de l'en
L des considérations fmancièi
1 part s'étalent les préjugés, ]
et l'imprévoyance des nou'
ies qualités de pure abnégati
jien peu, en ce poste, s'en
dépourvus.
•ation de Tchéliabinsk occupe ur
; grandes constructions en poutres
lées parmi les bouleaux blancs, sui
des dortoirs, des réfectoires, des
LES ÉMIGRANTS 9
infirmeries, des cuisines, une salle de bains. Plu-
sieurs heures se passent à examiner en détail ces ins-
tallations, à questionner de-ci de-là les émigrants
rencontrés, et à observer le va-et-vienl des sollici-
teurs que reçoit le commissaire. En cette saison, Térai-
gration proprement dite n'a pas encore commencé :
on n'attend guère le premier lot de colons que dans
une quinzaine, lorsque le dégel se sera affirmé en
Russie. Les paysans qui, à cette heure, sont campés à
Tchéliabinsk, sont des retardataires de Tété dernier,
ou bien des retournants^ à qui le premier essai a déplu.
Cependant quelques dortoirs sont pleins. Figurez-vous
une grande salle oblongue, autour de laquelle court,
à m. 80 du sol, une espèce de table légèrement
inclinée, large d'au moins deux mètres. Cette table
(nary) sert à la fois de siège et de lit aux locataires de
la pièce. L'installation n'a rien d'original, c'est celle
qui est adoptée dans les corps de garde, dans les
asiles de nuit et dans les prisons. Seulement, ici, l'en-
combrement est considérable, et surtout paraît tel à
cause des innombrables bagages étalés pêle-mêle sur
la planche à côté de leurs propriétaires. Au dehors,
le froid est très vif, malgré le grand soleil; aussi, dès
qu'on ouvre la porte du dortoir, s'en échappe-t-il,
comme d'une étuve, un nuage de vapeur. La pièce est
sombre ; la chaleur y est suffocante, et l'air extrême-
ment pénible à respirer. On distingue, dressés, assis
ou étendus sur les nary, des corps à demi nus, dans
un pêle-mêle lamentable. Les enfants sont, pour la
plupart, vêtus seulement d'une chemisette qui leur
tombe aux genoux; les hommes portent un pantalon
et une chemise-blouse, sur laquelle ils endossent,
pour sortir, la lourde pelisse en peau de mouton ; les
EN SIBÉRIE
! soDt vêtues d'une chemise
Les paysans russes' adorent
nte comme celle qui règne i(
frenl chaudement; mais, dai
nettraient volonlier^ tout nu:
nd silence se fait, interroni]
iflements, des accès de toux
de nouveau-nés. Les homm
. regardent curieusement; qu
entes, elles interrompent à
e. Sur la table fraternelle où
ent côte à côte, gisent d'indes'
Ions. De toute cette vie amoi
lisère se dégage une odeur
■end à la gorge.
t, patiemment, nous continu
il pas mon intention d'ent
techniques sur l'émigration;
ins quelques semaines, sur ci
croisent à celte heure un
Tés, l'animation sera sans fi
qui viennent en Sibérie par cl
le se présenter à Tchéliabinçk : l'an dernier, ils
203000... Yous faites-vous une idée de l'a
le présente une telle armée de miséreux, <
a souffrance, de toutes les maladies qiTel
ivec elle, et de tans les dangers auxquels Te;
la fatigue et le dénûment?...
1/ mars. — J'ai repris le train, le train lent (
. Tout le monde sait le confort que préseï
LES ÉMIGRANTS- Il
tent les wagons russes : or, les wagons sibériens sont
meilleurs encore. Non seulement vous y trouvez les
commodités ordinaires des trains à couloirs, mais
encore vous y avez droit à une couchette pour passer
la nuit : ne doit-on pas, en effet, quelques égards
aux malheureux qui s'enferment durant huit à dix
jours dans la machine roulante * ! En outre, le train
sibérien présente une physionomie à part; Sans doute,
vous ne trouverez guère d'agrément dans la première
classe, encombrée par les employés de toute sorte,
ingénieurs, contrôleurs, chefs de train, par tous ceux,
en un mot, qui, circulant gratuitement, ont une cas-
quette suffisamment galonnée pour ne pas craindre
une semonce d'un inspecteur imprévu, — dans cette
première classe où vous n'êtes jamais à l'abri d'une
irruption d'employés sans gêne, fumant, causant
bruyamment, malgré vos protestations, et «'inquié-
tant peu de troubler la dixième nuit d'un malheureux
voyageur, pourvu qu'ils parviennent gaîment à la
station où les appelle leur service. Mais, en deuxième
classe, et, si j'en puis juger, en troisième et en qua-
trième, la vie est tout autre : il y règne cette cordia-
lité à laquelle les Russes n'échappent guère, s'ils n'ont
pas sur la tête la casquette ornée de la petite plaque
du tchinovnik. Me voici donc en deuxième classe. A
peine casés, on se questionne : « D'où venez-vous, où
allez-vous? » On sait que l'on vivra côte à côte pluT
sieurs jours de suite- il faut bien faire connaissance.
Alors on prend ses aises, on s'installe. Le wagon est
1. Depuis le printemps de 1898, il existe un train de luxe qui
va de Moscou à Tomsk en six jours au lieu de douze. Le succès
en a été si rapide que, de bimensuel, il est devenu bihebdo-
madaire.
BN SIBERIE
)oxes (jui donnent directement sur un cou-
, et dont les cloisons ne s'élèvent pas jus-
)nd ; il ne présente donc pas une' série de
cnts, mais une sorte de grande salle avec
En un clin d'cell, il prend l'aspect d'une
l'hôtel. Aux patères pendent les pelisses et
sous les banquettes errent des chaussures
ottes, pantoufles, caoutchoucs; sur les
luprès des fenêtres, se montrent des bou-
livres, des boîtes de bonbons, une théière,
à thé dans leurs soucoupes, du sucre dans
toile; sur les banquettes, voici des sacs de
surtout des oreillers — les indispensables
nsde tout Russe qui se déplace. Bientôt on
s menues friandises dont on s'est muni au
Quelles de gruyère, ronds de saucisson,
isons fumés, bonbons, etc.; de mains en
«nt les journaux, vieux de huit jours, que
en quittant la capitale; le thé circule, les
s'allument..., on cause.
mmes au grand complet, dans le train lent
, et dans mon boxe sont installés, outre
îavril Pétrovitch et moi, deux tout jeunes
gronome et un feldscker {officier de santé).
rovitch est un homme de quarante ans,
s et fort, brun comme un Bordelais et
ime un Sibérien, bien qu'il soit Russe. De
uiète un peu par cet étalage de puissance
is il suffit de voir sourire ses tout petits
jour comprendre sa bonté et deviner son
e. Appelé, par les fonctions que lui confie
s entreprise privée, à parcourir sans cesse
, il est un des hommes qui, à l'heure
■• t
LES ÉMIGRANTS 13
actuelle, en connaissent le mieux la moitié occiden-
tale, au point de vue social et économique. Il y pos-
sède dans tous les coins des. connaissances, amis
simples et relations d'affaires, et comme il est un
homme extrêmement cultivé, et déplus, indépendant,
il n'est personne qui ne compte avec lui. Nous avons
fait jadis connaissance en Russie, durant « Tannée de
la faim », et, à l'automne dernier, nous nous sommes
inopinément retrouvés sur la Kama, à bord d'un
même bateau. Cette fois-ci, nous nous sommes, à
quinze cents lieues de distance, donné rendez-vous à
Tchéliabinsk, et nous faisons route ensemble.
Le feldscher est tout jeune, gai comlné un pinson,
mais peu bavard : il rit sans cesse, mais ne raconte
guère : il écoute, dort ou boit du thé. L'agronome,
au contraire, qui sort à peine d'une école spéciale,
prend à la conversation une part active. C'est une
grande figure maigre, pâle, blonde, un peu maladive :
il y a quelque chose dé hollandais dans son abord
flegmatique, et de triste dans son regard, quand il
songe. Il s'en va dans la Sibérie méridionale occuper
un poste de confiance, et j'éprouve une véritable sen-
sation de joie à constater le naïf enthousiasme qu'il y
apporte. Nature toute droite, sans détours, il entend
mal les roueries du fonctionnarisme; tchinovnik d'une
génération qui vaut cent fois l'ancienne, il tient beau-
coup plus à l'esprit qu'à la lettre, c'est-à-dire que, au
lieu de n'être qu'un gratte-papier, il se montrera
homme de cœur. Son métier, qui doit le mettre en
contact perpétuel avec les paysans et les nouveaux
colons, lui apparaît comme une œuvre à laquelle
on doit se dévouer, et non comme une fonction de
bureau à remplir mécaniquement, chaque jour^ de
14 ' EN SIBÉRIE
telle à lelle heure. Je le vois tire, au lieu des romaos
r, des livres spéciaux sur l'histoire
de sa colonisation. C'est un sérieux
Le, auquel bien vite s'allache la sym-
ans doute plus d'une fois dans ces
d'esquisser des profils de coquins
ne pourrai même pas noter au pas-
que j'aurai frôlés, ou même à qui,
is, j'aurai donné la maiu : il m'est
de rencontrer, au seuil de ce voyage,
oute probité sociale...
iable peut-on bien se dire dans un
es conversations y sont fort variées,
«, tout au moins, car, en première,
plupart du temps, la même banalité
nous. En deuxième classe, on s'ob-
Bst plus franc et plus peuple. Certes,
sots ne manquent point, et l'on n'y
s qu'ailleurs aux faiseurs de calem-
iteurs de bons mots. Mais, en géné-
raiment : on commente quelque fait
1 discute sur quelqu'une des grandes
issionnent la Sibérie : émigration,
roics fluviales, etc. Ces discussions
ctère d'autant plus animé que la plu-
it«urs sont des gens qui ne connais-
laissent peu le pays, mais y parvien-
une batterie d'idées préconçues au ■
de ces grandes questions. Aussi bien,
lits sont-ils fort amateurs de « par-
théoriques. .
dant, vous avez la bonne fortune de
.^"l'
LES ÉMIGRANTS 15
mettre la main sur un homme qui connaît réellement
un sujet : c'est un voyageur, un ex-déporté, un
entrepreneur, un ingénieur ou un marchand. Vous
Técoutez ravi, et vos voisins viennent, çà et là, pour
TeBtendre, faire cercle à l'entrée de votre boxe. Mais,
bientôt, vous vous apercevez qu'il convient de n ac-
cepter qu'avec réserve les renseignements et les chif-
fres qu'il vous communique. En Russie, et surtout en
Sibérie, un homme, fût-il des plus honorables, a sou-
vent des raisons qu'il croit bonnes pour dissimuler au
moins une partie de sa pensée, et garder pour soi,
tout en amusant la galerie, l'observation réelle, le fait
précis dont il a connaissance. Il y a, dans ce pays, des
virtuoses du mensonge, et ils sont parfois d'autant
plus déconcertants que rien ne fait supposer qu'on
puisse avoir è^ se défier d'eux. Le mensonge qui, dans
l'Occident, n'est guère qu'une arme de défense, assez
rarement employée, et à contre-cœur, joue ici un tel
rôle que l'on songe parfois à la proximité de la Chine.
J'éprouve moi-même, au cours des enquêtes les plus
sérieuses et les moins compromettantes, une très
grande difficulté à obtenir la vérité. Dans ce pays si
neuf encore, bien peu de gens semblent capables de
comprendre qu'un étranger puisse s'intéresser à ce qui
les intéresse, sans avoir lui-même l'intention de leur
jouer quelque méchant tour. Il est difficile de trouver
ailleurs qu'en Sibérie autant de cachotterie envelop-
pée de plus de bavardage et d'amabilité. Le marchand
vous trompe sur les prix moyens que vous voulez
noter, l'entrepreneur sur le genre de vie de ses ou-
vriers, liisinier sur sa fabrication, l'armateur fluvial
sur la nature des transports qu'il efîeclue; les fonc-
tionnaires enfin, quand ils ne sont pas des amis ou
iqu'
es I
;i, <
toute franchise, éprouve-
d'élonnement; ce sont de
rche, et si, par bonheur,
mbre respectable en profil
par une explication préà-
■e mérite de leur vertu,
ar là que les conversations
lées qu'elles soient en ce
ju'on s'y arrête. Connais-
reverront jamais, les voya-
ns que chez nous à gas-
au touriste naïf qui note
lis de la sorte! Une grande
Russes ont relevées dans
pays, viennent de ce que
ment foi aux confidences
Ajoutez que, souvent, ces
!s en français, et qu'à Ter-
se mêle souvent l'erreur
!ns. Quelques jours après
ussie, il y a sept ans, un
: dit, afin de me mettre au
r sortir nous mettons tou-
rne. )) Grâce au ciel, je n'ai
ce fait extraordinaire, et,
ceignes, j'ai compris que,
LA NEIGE 17
oi du monde, mon ami s'était
na, en russe, signifiant caout-
irs romans et un paquet de jour-
■g el Omsk, et surloul durant la
;t de la plaine sibérienne, je me
ion visuelle la plus continue et
;ate que j'aie jamais éprouvée :
je n'aurais pas regardé la neige. Dix jours de glisse-
ment doux el lent entre des forêts et des .steppes où
la neige immaculée s'étalait, m'ont donné des impres-
sions plus variées peut-être que celles de tout un hiver
passé en Russie. Mais, comment en noter le fugitif
reflet? Que puîs-je faire, sinon énumérer les détails
de mes visions, avec l'amère conscience que, tout le
charme s'en évapore?
Au lieu de la haie qui court chez nous le long des
rails, les Russes dressent une palissade à claire-voie
formée de claies mobiles que l'on accote les unes aux
autres durant l'hiver. Cette palissade est destinée à
proléger quelque peu la voie contre les amoncelle-
ments de neige qu'y balayent les terribles ouragans
de la steppe. Je ne sais trop jusqu'à quel point cette
protection est efficace par les gros temps ; du moins,
à l'ordinaire, la neige, entraînée par le remous de
vent que provoque la claire-voie, s'accumule sur les
bas côtés. Elle forme ainsi, à quelque distance des
rails, une sorte d'énorme bourrelet blanc, dont le bord
supérieur semble s'affaisser sur lui-même, à la façon
d'une vague qui déferle : c'est comme un retroussis
BN SiBÉHlE
(igée en plein m
!c une curieuse
ime compare les
^es d'avril qui or
ussi ctiangeante
èdent à sa sui
:hcs, qu'à la su
, sous le soleil n
laissent guère U
le myriades de d
cristal étoile y i
glissons chaque
lans un infatigal:
de feu. Vers di
ies s'éteignent, i
ne nouvelle in cl
1 nouveau reflet,
tout, le matin,
îure que le jour
'ieux quis'accusi
■peur du train, i
L du ciel s'en tr
t un suprême éi
e perd, et que 1
its, fine estompe
itrôme de l'hori:
à l'heure, toute
arbuste, oiseau,
undue où l'œil et
coup le couchî
ieur rose peu à
3che, s'affirme j
^à et là par des
LA NEIGE 19
d'acier, et, par d'infinies ondulations, s'allonge jus-
qu'au bord assombri de l'horizon. Un dernier rayon
du soleil oblique colore tout à coup d'un jaune d'or
éclatant quelques surfaces banales, palissade ou mai-
sonnette en bois, qui se détachent un instant en
pleine vigueur; puis l'astre s'éteint. L'ombre, alors,
bleuit et s'accuse, la neige prend des tons mats, et
la lueur rose qui la couvrait semble se réfugier en
écharpe au bord du ciel froid dont, longtemps encore,
elle illumine le crépuscule... Ah ! l'admirable neige, la
tendre amie! Oublierai-je jamais les jouissances que
m'a procurées chaque jour sa contemplation!...
La steppe immaculée ne s'anime pas seulement par
les lueurs changeantes qui frissonnent à sa surface :
les traces qu'on y découvre, révèlent en outre à un
regard attentif la vie de ses habitants. En Russie, les
traces entrevues le long de la voie ne témoignaient
guère que des monotones allées et venues des rive-
rains et des ouvriers ; mais, avec l'Oural et la plaine
sibérienne, l'animation semble redoubler le long de la
voie ferrée. La neige bavarde me raconte à présent,
avec d'impayables détails, la vie intime de la forêt.
Voici des passes tranquilles, prudentes, toutes droites,
de loups qui sont allés sans bruit, flairant çà et là les
buissons, et qu'on devine, de temps à autre, arrêtés,
l'œil flamboyant, l'oreille au guet et le museau tendu
au vent. Plus loin, ce sont des renards chafouins,
pressés, légers, fourrés partout; puis des oiseaux
trotte-menu, aux ongles en étoile; puis des bestioles
que je ne devine pas, mille petits riens craintifs qui
ont couru bien vite d'un buisson à un autre, et qui
s'y sont tapis, tremblant encore d'un si long voyage.
Puis enfin, ce sont les lièvres, les innombrables et
EN SIBÉRIE
de cette forêt et de cett« plaine; sans
ices se dessinent, croisant la voie ou
:6té d'elle, parfois si nombreuses
se un sentier dans la neige, mais. In
istmctes et plaisamment variées :
i8, en promenade, à petits bonds bien
achés les un» des autres, avec une
)ur prêter l'oreille ou ronger un bout
joueurs, dont souvent les gambades
ni se suivre, longtemps parallèles,
i une causerie sous la lune; enfin
'uyanl avec des feintes, des retours
rmes où les griffes ont, au passage,
ùte neigeuse. C'est toute la vie noc-
Irées que je trouve inscrite ici, et je
nme d'un livre à gravures noncha-
itre, au bout d'une heure et demie ou
ie glissement cahoté, le train siffle et
rçoit alors, au milieu du désert plat,
maisonnettes en bois avec des toits
it les gares, véritables joujoux de
5s tous les 40 ou 50 kilomètres sur la
loin des villages, d'ailleurs invisibles,
correspondent. Comme elles sont
t des haltes sérieuses : vingt, trente
uarts d'heure même, suivant l'humeur
I et du chef de gare. Toutes n'ont pas
, dans les plus humbles, on peut tou-
r
EN WAGON 21
jours trouver du thé et de la vodka (eau-de-vie
. blanche); c'est tout ce qu'il faut pour satisfaire à
tous les goûts. La plupart des .voyageurs descendent
à chaque arrêt : il ne reste guère dans les comparti-
ments que ceux qui dorment, ou ceux qui ont accepté
la charge de veiller sur les bagages. En Sibérie, en
effet, les vols sont incessants, en chemin de fer
comme ailleurs : à l'un de mes compagnons de route
on a volé ses bottes, à l'autre ses caoutchoucs; à
moi, on m'a volé une toque d'astracan ; mais j'ai fait
de si bruyantes recherches dans l'autre moitié de
mon wagon mixte, affectée à la troisième classe, que,
bientôt, comme par hasard, ma toque s'est retrouvée
au buffet, où je n'avais pas mis les pieds.
Les gares sont si petites que les' voyageurs ont
peine à s'y loger tous. C'est une bataille auprès du
comptoir pour avoir un verre de thé ou de vodka ; à
la table commune, vous avez grand peine- à vous
, loger, vous et votre pelisse, pour dévorer le chtchi
(soupe aux choux aigres), la « côtelette » de viande
hachée, ou le quartier d'oie aux choux sucrés, qu'un
garçon arrogant et graisseux dépose devant vous. Le
plus souvent, c'est une cuisine infâme, malpropre en
outre, et relativement chère. Une portion de chtchi
où nage un morceau de bouilli coûte environ de
1 fr. 25 à 1 fr. 50; une portion d'oie ou une côtelette
de hachis, de 1 fr. 75 à 2 francs; or, dans ce pays,
une oie vivante vaut de fr. 40 à 1 franc, et la livre
de bœuf de fr. 20 à fr. 30. On se désaltère surtout
avec de là bière locale; celle de Kourgane, par exem-
ple, est très agréable, et vaut fr.- 60 la boute'ille. Les
gens avisés laissent rarement échapper un buffet
sérieux sans y prendre quelque chose : ici une soupe.
EN SIBÉRIE
j, une soupe et un rôli, et, le soir,
r, une soupe ou un rfllil
onc lesté, mangeant vite, des deux
is causer, presque sans toucher au
ilors de la bière ou du Ihé, et, bien
)ur aller visiter vos bagages. Coup
; : grâce au ciel, ils sont tous là I
romenade de long en large est
i train immobile sous le grand
avec les Innombrables tuyaux des
est surmonté. On cause, on fume,
isiènie coup de cloche et le dernier
î troisième et de quatrième classe
re, à leur buffet spécial, que de la
bouillante versée dans une théière
ils savourent le contenu au cours
lit, du train aux buffets, générale-
tc ou quarante mètres de la voie,
istant, un affairement curieux de
it sortent, porteurs d'ustensiles de
simplement emmitouflés dans des
art des voyageurs sont des Russes;
u second jour, les Kirghizes font
i ont déjà, en ces parages, pris leur
ne nouvelle. Durant les premiers
it, de temps à autre, se mettre en
petits chevaux infatigables, lutter
train. Ils n'avaient pas de peine,
porter; mais la machine, pour être
1 atteignait pas moins le but loin-
n'eussent fait eux-mêmes. Ils ont
naintenant ils prennent place bra-
EN WAGON 23
vement en troisième classe. Ils sont là, vêtus de houp-
pelandes graisseuses fourrées de mouton, chaussés
de grosses bottes rouges, et coiffés de capelines à
fleurs. Ils sont là, paisibles, causant peu, assis, leurs
courtes jambes écartées, et ne quittant pas leurs
pelisses, malgré la chaleur du wagon. Leurs visages
larges, bronzés et comme tannés, aux yeux obliques
et aux pommettes saillantes, reluisent; curieusement
leurs regards errent d'un objet à l'autre. Que se passe-
t-il dans leur cerveau? Ils savent bien que ce train
commode, qu'ils ne dédaignent plus, transportera
bientôt des milliers de colons qui viendront s'établir
sur leur steppe natale, libre hier, aujourd'hui déjà
parsemée d'échiquiers de terre où leurs troupeaux
n*ont plus le droit de paître. Ce train, c'est le boule-
versement de leurs habitudes séculaires; bientôt,
peut-être, c'en sera fait de leur libre vie nomade : les
moujiks russes, patients et féconds, auront vite fait
de les serrer sur ce territoire qui leur appartenait et
qu'on leur ravit. Sur l'horizon sans fin de cette plaine
où, hier encore, les tombeaux de leurs ancêtres étaient
les seuls points de repère du voyageur, vont s'élever
bientôt des isbas grisâtres, puis, de place en place,
des églises blanches et vertes. Songent-ils à tout
cela, ces bons Kirghizes bronzés? Non, peut-être, en
résignés musulmans ! Voici qu'à l'avant-dernière sta-
tion je rencontre inopinément le vieux Kotchembaye
qui, à l'automne dernier, durant une nuit glacée, m'a
offert l'hospitalité sous sa yourte de feutre, et m'a
régalé de mouton bouilli; sa main énorme étreint la
mienne avec une véritable expression de joie. C'est
donc qu'il n'a pas de rancune contre l'envahisseur,
avec lequel, bien sûr, il me confond? Car, comment
EN SIBÉRIE
-il pu deviner que je plains du fond di
e ses fils, les beaux et libres gârs qut
va courber?...
long arrêt, puis une traversée Je
le 800 mètres, sur l'irtyche glacé, parei
à une énorme chaussée blanche; des
, une invasion de porteurs en tablier
loncent enfin que j'ai atteint la premï
>n voyage. Je suis à Omsk, la capil.
eu l'heureuse fortune de ne pas saisir
'Omsk en son aspect classique : lors
i que j'y ai faites, à l'automne naissai
lit de grandes rafales de vent glacé,
l'hiver, le froid y tenait eraprisonnéf
i fait un légendaire cloaque. Je n'y ai
la pire incommodité dont on s'y plaint
t, et je risque d'être pour elle un pei
juoi! dois-je m'excuser si, captivé pa
(, par les bonnes causeries qu'on m'y
lutour du samovar, et par la vue de
des plus jolis visages que j'aie rencc
e, j'ai conservé de cette- capitale en i
npression affectueuse et souriante?
léc au croisement de deux grandes v(
îles, le Transsibérien qui l'unit à l'E ,,., _.
he qui la relie avec la Chine, Omsk est loin
sans importance, et son avenir est gros de pro-
s. Elle est déjà le centre administratif d'oil se
OMSK .25
gouverne une immense province qui touche à TOural
et va rejoindre le Turkestan. Elle est la résidence
de Tun des trois vice-rois de la Sibérie, le Gouverneur
général de la Steppe, et elle possède en outre un Gou-
verneur et tout un cortège de fonctionnaires militaires
et civils. Elle offre un milieu beaucoup plus cultivé
que celui de la plupart des villes sibériennes, et,
comme les grosses fortunes sont loin d'y donner le
ton comme c'est le cas dans FEst, la. société instruite,'
Vintelliguensiay comme disent les Russes, y forme un
noyau solide qui organise en partie la vie publique.
Certes, une ville administrative est une ville d'intri-
gues et de potins : OmsR connaît ces deux maux;
mais, en revanche, elle est trop près de l'Europe pour
vivre exclusivement de ses petits intérêts locaux,
comme pour s'oublier sans rémords dans les cartes
et Talcool. Elle est un centre où l'on cause et où Ton
discute, où quelques-uns croient encore au progrès,
et où l'on prend à cœur la plupart des innombrable^
sociétés qui se sont formées pour combler diverses
lacunes dans le service de l'administration locale.
Omsk n'est plus qu'à une semaine de Pétersbourg,
et pourtant, elle est située sur la lisière d'un immense
pays neuf qui s'ouvre à peine et où se porte le flot de
l'émigration : les fonctionnaires qu'on y envoie ont
à guider l'armée des colons et à défendre les intérêts
de la population kirghize dont, peu à peu, on envahit
la steppe natale. L'ouvrage ne fait donc pas défaut,
.et l'on peut s'y consacrer ici avec d'autant plus
d'ardeur qu'on se sait asse? près, somme toute, de la
capitale qui récompense les efforts.
1
I
«1
«
i
En Russie, les gares sont toujours, parraisoi
nomie, fort éloignées des villes qu'elles desserv
Sibérie, oii les mêmes raisons ne valaient p
intrigues locales ont souvent introduit la même
modîté. Omsk est à une bonne lieue de sa gai
lieue de terrains vagues oii la moindre pluie é
marécage, où le moindre vent souffle en tem]
où la tombée de la nuit oblige les prudents à si
d'un revolver. L'administration du Transsibéi
pu, dit-on, s'entendre avec la Ville au sujet <
rains. Il y alà des terres qui appartiennent au
ques ; or, en Sibérie, partout où l'on rencon
Cosaques, on est à peu près sûr de se trouver
d'une rapacité sans bornes et d'une inlrans
haineuse. Les Cosaques sont les premiers coloi
Sibérie; on les y voit installés sur toutes les f ri
provisoires que la conquête a successivemeni
dées; ils occupent encore tous les avant-post€
ont charge de les défendre. L'État leur ass
revanche, des avantages nombreux, en partici
jouissance perpétuelle de quelques-unes des me
terres. Fiers de leur situation exceptionnelle, '.
sans cosaques en abusent volontiers, et je ne s
sonne en Sibérie, qui soit plus qu'eux constam
solidement détesté du public. Maisj'aurail'occ:
revenir sur ce sujet. Je ne retiens pourl'inst
ceci : les Cosaques propriétaires de la t
d'Omsk ne purent s'entendre avec les ing
chargés de construire le chemin de fer. Grâi
divisions, non seulement le Transsibérien eut
OMSK 27
loin de la ville, mais (et cela est infiniment plus grave)
le grand pont sur lequel il traverse Tlrtyche fut cons-
truit pour son usage strictement exclusif. On n'ac-
corda pas même une passerelle aux piétons, et, après
comme avant, la population dut continuer à traverser
le fleuve sur un lent et incommode bac à remorque...
Il faut, pour comprendre ces choses-là, avoir quelque
expérience de la Russie.
Omsk n'est pas, je l'avoue, une ville très brillante.
Les voyageurs maussades l'appellent un grand vil-
lage, parce qu'elle n'offre guère d'édifices publics, et
surtout parce que les trottoirs n'y sont qu'une excep-
tion — ou un souvenir. Mais, je le répète, je ne l'ai
visitée qu'en deux saisons où une bonne chambre
chaude semble préférable à la plus belle architecture,
et où la gelée, le meilleur agent voyer de la Russie,
rendait les rues aussi sèches que l'est notre macadam :
je n'y ai donc pas souffert de ce qui choque presque
toujours les touristes d'été. Aussi bien n'ai-je pas
l'intention de donner de la ville une description en
règle : je préfère transcrire ici, sans arrangement
subtil, une partie des notes que j'y ai prises durant
mon dernier séjour.
A peine arrivé, reposé, réconforté, je pars au
matin, pour aller faire une visite à mon ami Ivan
Kravtsof. Il demeure tout au bout de la ville, près
de la forteresse, et c'est une joie que de glisser une
demi-heure, dans un petit traîneau joujou, par les
rues ouatées d'une neige jaunâtre, sous un grand
soleil d'hiver qui met des teintes roses au bord du
ciel bleu. Mon cocher m'a reconnu, et nous bavar-
dons. Il vit ici depuis une vingtaine d'années, exilé
par son village; sa femme, usant de son droit, est
restée au pays et s'est remariée. U raconte
sans grande émotion. Nous somm'es, ne
pas, en pleine Sibérie, et, sauf les fonctioi
n'est pas ici beaucoup de gens qui soient
leur plein gré. Vous ne failes pas dix mètn
rue sans vous heurter à quelque exilé — i
exporté, comme dit avec un sourire triste ui
amies russes. Mon cocher, qui se jure in
sans doute jadis Volé des chevaux en P
patron de mon hôtel est un Polonais ex
trente-cinq ans; le médecin auquel s'esl
Gavril Pétrovitch indisposé a été mêlé, me
des troubles, universitaires; et cette dame
j'ai longuement causé, dan^ le train, de l'a'
Domique de la Sibérie, a passé dix ans aux e
l'Asie, prés du détroit de Behring, dans
terrible lieu de déportation que possède I
r.usse, à Sredné Kolymsk. Mon cocher est
droit commun; les trois autres sont ce qu'o
des politiques. Ni les uns ni les autres n'
faire allusion à leur exil ni à en conter les pi
les premiers, parce que cet exil est la' puni
crime; les autres, je pense, par dénanci
dédain. Les exilés politiques sont, natur
les seuls que l'on rencontre régulièremen
bonne société. N'allez pas croire, en effei
fait d'êti-e exilé politique constitue une
soit, dans les grandes villes, un obstacle
tîons. Seules, les menaces d'un policier
peuvent, dans des coins perdus, détourner u
lation villageoise de ces hommes qu'elle vi
probes, pauvres et bons. Dans les villes, on i
rien de semblable, et plus d'un des exilés pc
OMSK 29
de libéralisme arrive à y jouer un rôle important. De
grands personnages, peu suspects de partialité, m'ont
avoué que le pays devait beaucoup à leur activité.
Forcés de vivre dans des centres à demi barbares,
ils y ont introduit quelque chose de la civilisation
d'Occident. Ils sont devenus hôteliers, horlogers,
médecins, comptables, entrepreneurs, etc. Un certain
nombre d'entré eux ont d'abord passé par le bagne,
les autres par un exil pire encore, peut-être, dans
des hameaux perdus. Peu à peu, ils ont obtenu-
l'autorisation de se rapprocher des villes, et, mainte-
nant, ils y utilisent de leur mieux les débris de leur
vie gâchée. Ici, je le répète, rien, sinon, pour la plu-
part, leur intégrité et leur admirable droiture d'esprit
et de. cœur, ne les distingue du reste de la population
cultivée. Loin de les montrer au doigt et.de les fuir,
chacun les apprécie, et ceux qui en ont le moyen leur
donnent de l'emploi. Qu'on n'attende donc pas que
je les détache du groupe social auquel ils se sont
associés, et que j'interrompe à chaque instant mon
récit pour dire : « X., avec qui je viens de dîner, a
subi cinq ans de réclusion cellulaire, dix ans de bagne
et vingt ans d'exil à cause d'une lettre inconsidérée
écrite à Tâge de dix-huit ans. Y., qui m'a délivré des
cachets de quinine, a fait des études météorologiques
à Verkhoyansk, le pôle du froid, et c'est lui qui a
enregistré la plus basse température connue sur notre
globe : — 68** centigrades : on l'avait soupçonné, à
l'École de pharmacie, d'avoir la tête un peu chaude... »
Non, je ne suis pas venu en Sibérie pour étudier des
cas exceptionnels ni pour m'occuper de questions
pénitentiaires et d'exils à sensation. Seulement, je ne
dois pas oublier que la société sibérienne contient un
EN SIBÉRIE
sidérable de ces exilés; tel c
uissc dans ces pages est d(
Bureux. Je ne les cherche p
: mais, je tiens à le dire bic
figures douteuses ou méci
à et là sous ma plume n'ap]
e d'embrasser mon ami Ivb
ver dans la paix de son hou
lante jeune femme préside
certaines Russes! Nous ave
tomne dernier, une expéd
lize pour y examiner des ii
is avons dormi côte à côte
as surchauffées; nous avons
ol par un froid de — 10° da
el ouvert; nous avons parla
IX anciens comme aux nouvf
le steppe; — depuis lors, :
ne fais-je pas de difficulté
s demi-journées entières à
à étudier des plans de
f est ingénieur. C'est u
lis une âme délicatement s
actions consistent à faire d
artésiens pour fournir d'eau
colons. Cette énorme Sit
uilibre : elle possède en cer
larges de plusieurs kilon
Dses baignant dans des m.
le ici, elle n'a pas d'eau, ou i
i de l'eau salée. 11 faut sou
quatre ou cinq s
r
OMSK 31
une couche d'eau potable. Alors, il faut creuser le
puits, relayer, le couvrir et le protéger; après quoi,
les colons pourront venir. Mais ce travail, si simple
en apparence, est singulièrement pénible, quand il se
poursuit à la fois sur divers points du désert herbeux,
et se complique d'un hiver de sept mois. Parfois, le
puits terminé, Teau tout à coup se transforme : elle
devient amère ou salée — et tout le travail est à recom-
mencer, à grands frais, avec mille fatigues. Si les
colons déjà sont installés, leurs troupeaux dépérissent
et meurent, quand l'eau potable n'est pas restituée à
temps.
Conçoit-on l'importance d'une fonction comme
celle de mon ami, et se représente-t-on bien la somme
de souffrances désespérées et sans issue que ferait
naître parmi les émigrés la moindre négligence de sa
part, ou la mauvaise volonté des hommes placés sous
ses ordres? En ces parages, un fonctionnaire moyen
a souvent plus d'importance que chez nous un
ministre. C'est qu'il agit, sans l'interposition de
rouages adoucissants, sur toute une foule de pauvres
diables qui, à la lettre, dépendent de toutes ses déci-
sions. Ainsi, par exemple, André Stankévitch, un
autre de mes amis d'Omsk, occupe un poste où, de
même que M. Kravtsof, il a entre les mains le sort de
plusieurs milliers de familles.
M. Stankévitch, bien que tout jeune encore, est fort
connu dans toute la Sibérie occidentale : il est ami
et disciple de M. Arkhipof que j'ai rencontré à Tché-
liabinsk; tous deux sont comme les grands maîtres
de la colonisation dans cette partie de l'Asie russe. !
Toutefois, bien que travaillant dans le même sens, ils j
diffèrent beaucoup et paraissent se compléter l'un i
[
32 EN SIBÉRIE
l'autre. Chose rare, ces deux Ichinovnih sont
et il semble qu'on ait précisément C(
n d'eux le poste qui convenait le mîeuj
des. M. Arkhipcf, secondé infatiga blême
imc, est bien l'homme qu'il fallait pour s'
er contact avec l'armée ignorante et mie
nigrants : il a cette profonde et caressant
[ue l'on retrouve souvent chez les Russe;
S moyenne : on la lit dans son regard, <
lent ni par un geste, ni par une parole d'i
t. Deux fois, il a été atteint du typhus coi
les baraquements des colons; ses amis ont
u fiévreusement sa guérison; mais nul ne s'est
h de son mal, ni de ce que, à peine debout, il en
blié .l'avertissement. Il semble que de certaines
)S on accepte le dévouement comme un don
u et qui ne surprend pas. M, Stankévitch, qui
lussi bien que son ami, peut-être, mourir à la
est cependant un tout autre homme. L'un
aralt comme une espèce de fraternel avocat
protecteur des émigrants; l'autre, plutAl comme
ninislrateur et un répartisseur des colons,
ime la plupart des meilleurs fonctionnaires de
lérie, M. Stankévitch est jeune : il appartient
e eux à cette génération née de 1860 à ISIO,
mble avoir sur la vie et sur la Russie des idées
lautes que n'en ont eu ses aînés. Il est venu
1891 attiré par la grande famine et l'occasion
r sa peine. Depuis lors, il a fait connaissance
avec le pays, et il a su y acquérir, dans un
rayon, une véritable autorité. Ses fonctions con-
; à répartir entre l'Oural et l'Yénisséye les émi-
1 qui ont passé la porte de Tchéliabinsk. Ce n'est
Une isha, avei: de la viande qui sèche à l'air (p. 49)
^J
Les blanchisseuses de Tomsk (p. 119)
If^
OMSR 38
guère qu'en Russie que l'on voit confier pareille beso^ .
gne à un seul homme; c'est là un système hardi qui
assure, du moins, une grande unité aux multiple^
détails de cette lourde besogne. M. Stankévitch est
sans cesse en route pour surveiller les divers « points
d'émigration » placés sous son contrôle : ces points
sont échelonnés sur 2 000 kilomètres, c'est tout dire!
Il lui faut donner des instructions à ses collabora-
teurs, songera la préparation des territoires, à Teau^
au bois, au blé surtout; s'improviser arpenteur ^
architecte, agronome, pourvoyeur; s'eotendre avec
les Gouverneurs et pétitionner auprès du ministre»
C'est une grosse responsabilité et un travail terrible^
mais il s'en tire à merveille : une intelligence souple
et éclairée, des vues hardies et des connaissances pré-
cises, voilà ses armes : c'est un homme du bon coin...
22 mars, — Quelqu'un m'a entraîné ce matin au
musée. J'y ai trouvé des choses curieuses^ des collec-
tions ethnographiques locales d'un haut intérêt, des
ustensiles de paysans et de sauvages-, des poissons^
des oiseaux, des bêtes. J'y ai noté aussi une curiosité
que je signale aux touristes. C'est le modèle d'un^
voiture imaginée jadis par un Gouverneur pour le
transport des condamnés politiques. On sait que ces
pauvres gens sont en général d'allures très douces;
chez eux la langue seule est dangereuse, ^- et le cer-
veau. Or, que peut-on faire pour les rendre inoflensifB
durant les six, huit ou dix mois que dure leur trans-
fert jusqu'au lieu de relégation? Leur mettre les fers
aux pieds? La mesure est bonne à tout hasard, maife
.elle n'est pas suffisante. Songez, en effet, au mal qufe
peut causer, au traverser des villages sibériens, un
étudiant coupable de libéralisme. Il arrive' là avec Ip
EN 9IBICRIK. 3
« parti " de galériens; tous sont hâves, pouss
alTamés, harassés : quel danger pour l'État, si
tueux Sibériens pouvaient distinguer, au mil
assassins, des voleurs et des faussaires, un 1
■visage tout jeune et très las! Voilà poun
général imagina sa voilure : c'est une espèce d'
et lourd coupé. L'intérieur est divisé en deux
au moyen d'une cloison perpendiculaire au s
cocher. Sur un banc fixé à cette cloison, p
place, de chaque côté, deux ou trois prieonn:
portière est munie d'un judas de couvent : les
reus criminels pourront du moins respirer. L
darmes qui les gardent prennent place en arrii
voiture sur un siège couvert, placé comme c
cocher d'un cab. Ils commandent ainsi la p
jouissent des gatlés de la route, fument et survt
Je me hôte d'ajouter que cette trouvaille d'un
nation malade n'a jamais éveillé que le sourire
et le mépris des autres : la fameuse voiture n't
été adoptée. Le Gouvernement russe, en effet, ne lui-
ture pas spécialement les condamnés politiques qu'il
expédie en Sibérie, et même, à l'heure actuelle, il les
transporte, quand il le peut, par chemin de fer, avec
autant d'égards que les galériens.
24 mars. — Chaque matin, nous avons encore de
— 18° à — 2o° centigrades... mais on m'assure que
l'hiver est fini! Pendant le jour, la température
remonte de 10 à 15 degrés, pour s'abaisser de nou-
veau au coucher du soleil. Le ciel n'a pas un nuage :
le soleil, le ciel bleu et rose, sont le décor habituel des
jours d'hiver dans les pays froids. Pour moi, je ne
in 'en lasse point et j'admire chaque jour avec la même
joie les adorables dégradations du ciel au crépuscule.
r
OMSK 35
Si l'on veut se faire une idée de la population
d'Omsk, il n'est guère utile d'errer par les rues
droites ; il suffît de passer, de temps à autre, une heure
sur le pont de l'Orne, qui unit les deux moitiés de la
petite ville. Je ne manque jamais d'y flâner, quand je
suis libre durant l'après-midi. D'ailleurs je n'y suis pas
.seul : dans les niches qui s'y trouvent ménagées, des
flâneurs, ou bâilleurs, comme on les nomme ici, sont
installés à toute heure, la toque cachant les oreilles,
et le col levé cachant la toque. Tous ceux qui ont
affaire en ville sont obligés de traverser le pont, et
comme, par ordre de police, les chevaux doivent n'y
marcher qu'au pas, vous avez tout loisir d'examiner
les passants. Les traîneaux de maître et les traîneaux-
fiacres se succèdent, et ceux qui les occupent sont
si bien emmitouflés qu'on ne voit plus rien de leur
visage. Partout débordent les fourrures, et, dans la
barbe des hommes, au moindre vent, pendent des
glaçons. Voici des Kirghizes qui passent lentement,
s'en retournant à la steppe où les attend la hutte
d'hiver en terre glaise. Ils sont debout sur de gros-
siers traîneaux, ou bien à cheval. Leur vêtement est
une courte pelisse en mouton, leur chaussure, une
paire de hautes bottes en cuir rouge fourrées de
mouton blanc. Sur la tête, ils portent leur tradi-
tionnelle capeline, fourrée, elle aussi, de mouton
blanc, et recouverte à l'extérieur d'une indienne blan-
châtre à fleurs : au fond de cette capeline claire,
leurs visages bronzés et leurs yeux blancs ont un air
que l'on croirait sinistre, si l'on ne savait la mansué-
tude de ces bons nomades. Quelques-uns conduisent
les chameaux velus qui avancent lentement, à pas
omptés, sur la neige silencieuse, faisant tinter une
clochetle à leur cou, et tirant sans e
qui, derrière leurs grandes pattes
guindées, semble un joujou. Voici
sans; ce sont de nouveaux colons él
la ville. Beaucoup d'Allemands soi
fort reconnaissables, car le type s'e
eux absolument pur depuis leur ai
qui date de plus d'un siècle. On les
blement au passage, sous la défroq
paysan russe : pas une seule fois je n
la question : « Sind Sie ein Deutscht
des soldats qui déOlent à pas pres)
fait le nez tout rouge, et leurs oreiHi
par le àacblyk, une espèce de capuch<
pointu comme un bonnet carnavale
large circule un sergent de ville, sç
sautoir, l'air paisible, endormi, un p»
pont, des patineurs prennent leurs é
aperçoit un cadre tout blanc de neige et de bâtiments
blancs, et sur tout cela s'étend un ciel radieux dont
le froid semble adoucir et voiler délicatement l'azur...
Le journal d'Omsk s'appelle Slepnoye Kratje * :
c'est le nom russe de la province de la Steppe. A
mon sens, ce journal est l'un des deux meilleurs de
la Sibérie. En ce pays, c'est une entreprise singuliè-
rement complexe et risquée que de fonder une feuille
publique. Pour la lancer, il faut toute une série d'au-
torisations; pour la rédiger, il en faut plus en<
I. - Éles-vous Allemandî .
■l'entenle pnCrc larëiiaction et l'éditeur. Le journal il il même n
qui Ta remplaci^e, me dit-on, n'a plus rien de commun avec e
r
I .'
OMSK 3~
non seulement, en effet, les journaux sibériens sont
soumis aux conditions générales de la censure russe,
qui sont loin d'être tendres, mais encore ils sont
assujettis à une censure locale généralement exercée
par le Gouverneur ou par un de ses employés. C'est
un terrible étau. Pas un article, pas un entrefilet qui
ne soient lus et corrigés par le censeur : les nouvelles
les plus innocentes pavent être supprimées, s'il
l'ordonne; -or, contre ses décisions, il n'est point de
recours. Passe encore lorsque le censeur est un
homme intelligent, fidèle à ses principes, conséquent
dans ses suppressions; chargé d'empêcher certaines
tendances de se faire jour, il efface tout ce qui lui
semble incliner dans le sens interdit. Les journa-
listes alors se tiennent sur leurs gardes ; ils n'effleu-
rent qu'avec prudence les sujets épineux et traitent
les autres avec plus de franchise. Malheureusement,
un tel censeur est bien rare en Sibérie. D'ordinaire,
de minces employés déchargent de ce soin le Gouver-
neur ou le Vice-gouverneur : alors, les suppressions
à l'encre rouge sont purement arbitraires. J'en sais
un, par exemple, qui met son point. d'honneur à ne
pas rendre un seul article sans l'annoter : il émonde
jusqu'aux entrefilets. J'ai vu de mes yeux, dans une
ville que je ne veux pas nommer, la note suivante
exciter sa défiance : « Notre régiment s'est rendu
au champ de tir; les résultats du tir ont été assez
bons. » Le digne tchinovnik avait biffé le mot : assez/
Le même n'aA^ait pu admettre la phrase suivante :
« Au bruit de son gazouillis (il s'agissait d'une dame
qui parkit en w^agon), je m'assoupis. » Il effaça le
mot gazouillis pour le remplacer par le mot paroles 1
Un autre avait supprimé le mot peuple toutes les fois
3H EN SIBERIE
qu'il se présentait au cours d'un nrlicli
insfilulion populaire! 11 est dirncile de
plus de sottise ou d'hypocrisie. Remarquez,
que si l'article aussi odieusement mutilé
pas, l'abstention du journal est considér
séditieuse. Si, enfin, dans un ou plusieu
acceptés et paraphés par celte minutieus
un journal a exprimé une série d'idées (
isolément, sont innocentes, mais, réunies,'
dangereuses (la dynamite n'est-elle pas foi
ments inexplosifs !), le journal est châtié pe
tère. II reçoit ce qu'on appelle un .. averti!
or, le troisième avertissement est un ordi
pression. Oh ! les boulTons exemples que l't
citer de cette comédie pseudo-politique,
elle amuse un observateur impartial!
s'étonner, après cela, que la presse sibérie
subsister; elle subsiste, pourtant, mais, qui
bonnêle, son existence est une perpétuelU
Outre les secs télégrammes de l'Age
seules nouvelles promptes de l'extérieur qu
eji Sibérie, noire journal, le Slepiioye Kra\
sur tous les événements d'importance, <
qu'il emprunte aux journaux russes ou
Sur la guerre turco-grecque, par exen
avons, au bout d'une quinzaine, des rensi
circonstanciés, Mais, il faut l'avouer, à me
pénètre plus avant au cœur de l'Asie, l'i]
le monde civilisé diminue : il est si loin,
La chronique locale prend dès lors, de vi
une importance croissante. L'originalité d
Kraye est de comprendre cette rubrique au
et d'y faire entrer des articles et des rens4
OMSK 39
précis sur divers points de la province, beaucoup plus
que sur les potins d'Omsk. Ses correspondants sont,
en général, parmi les mieux informés de Sibérie, et je
suis sûr que l'autorilé supérieure leur doit la décou-
verte de plus d'un abus. Enfin, un feuilleton y est
consacré à des questions de littérature ou de politique
générale i c'est un curieux reflet des préoccupations
qui agitent le monde cultivé de Moscou et de Saint*
Pétersbourg : on y reconnaît bien vite que Tinfluence
<les capitales n'est pas encore éteinte ici, et que nous
ne sommes qu'au seuil de la Sibérie. Au fur et à
mesure de l'éloignement, nous verrons cette influence
décroître, puis s'éteindre.
...Sans compter mon ami Gavril Pétrovitch, qui est
tombé malade, et que nous soignons de notre mieux
dans sa chambre d'hôtel, je connais intimement, depuis
mon dernier voyage ici, trois hommes que je vois
chaque jour, soit l'un, soit l'autre, entre deux courses,
à dîner, ou au chevet du malade. Ils m'inspirent tous
trois une vive sympathie. Le premier s'appelle
Alexandre Pavlovitch : il est ingénieur. C'est un.
homme de haute taille, marchant, sans se plier, d'un
pas glissé toujours rapide et brusque ; il a de longs
cheveux rejetés en arrière, et son visage est encadré
d'une barbe longue. C'est un honnête visage russe,
sans rien de frappant; mais, dans ses yeux où brille
tant de douceur, on voit passer, de temps à autre, un
fugitif voile de tristesse, et aux coins de sa bouche
qui révèle tant de bonté, se marque, par instants, un
pli amer. On sent que cet homme a plus souffert qu'il
ne veut paraître, et que la douceur de tout son être,
après avoir été impulsive, a dû devenir volontaire,
comme une sorte de réaction voulue contre des senti-
40 EN SI6ÉHIE
ments de colèrq ou de vengeance qui 1'
instant troublée. Les Russes ont souvent a
caractère quelque chose qui nous échappe et parfois
nous déconcerte : chez Alexandre Pavlovilch,je crois
deviner ce fond mystérieux; nous n'en avons jamais
parlé, mais je crois sentir, à la façon dont il me serre
la main, qu'il me sait gré de ne pas m'être arrêté au
masqu.e de douceur satisfaite dont il s'est couvert.
Le second, que-ses amis appellent l'Enfant, est tout
petit, tout frêle, avec une voix douce, une voix de-
femme, presque. Très silencieux, très timide, mais
toujours à l'œuvre; un homme sûr, précis et bon. Le
dernier, enfin, de passage seulement à Omsk, est une
étrange figure : des cheveux blonds demi-longs, en
broussaille ; unebarbe blonde, rude et rare; dans cet
encadrement, deux yeux très bleus, singulièrement
rapprochés, des yeux restés très jeunes, et qui rient,
de temps à autre, d'un rire charmant, en quelque
sorte intérieur, qui les plisse d'une façon bizarre : au-
dessus de ces yeux, enfin, une ligne droite de sour-
cils retroussée aux angles extérieurs, démesurément,
comme une mousiache de Méphisto.
Outre ces trois amis, cinq ou six autres jeunes
hommes de trente à trente-cinq ans, quelques-uns
mariés, font partie du cercle, et, dans ce grand vil-
lage où l'on voisine si aisément, où, pour un peu, on
irait, comme les bonnes femmes de chez nous, à la
veillée avec une lanterne, nous sommes toujours en
nombreuse compagnie. C'est là que je me repose de
mes visites officielles, de mes enquêtes. Nous causons
beaucoup; nous transformons dans nos discussions
l'informe Sibérie : nous abordons mêlne l'Europe.
Nous sommes rarement d'accord en politique, car, à
OMSK 41
m
ces Russes un peu portés à Tabstraction et au dédain
des nuances, mais libéraux (comme tous les Russes
qui savent lire), j'explique parfois le jeu de nos insti- •
lutions avec une pointe de scepticisme. Je me sOis
attiré un soir de vertes remontrances pour un mot
plutôt dur dont j'avais caractérisé les quatre cin-
quièmes jde notre Chambre des Députés. Mes inter-
locuteurs comprennent mal la situation d'un député
engagé quatre ans d'avance sur des guestions impor-
tantes, par ses promesses électorales. De plus, eux
qui, pauvres, travaillant pour vivre, s'intéressent
pourtant à cent questions diverses, ils croient que
j'exagère quand je parle de l'ignorance qui distingue
la plupart de nos représentants. IJs concluent en
disant que^e suis un échantillon (épuré, je l'espèrel)
de cette « abominable bourgeoisie qui paralyse l'effort
de la France ». Pour eux, d'ailleurs, le mot « bour-
geois » a un sens beaucoup plus large que pour
nous, et dans un journal qu'ils reçoivent, j'ai lu, par
exemple, avec stupeur, un article constatant « la
dégénérescence de cette bourgeoisie française qui
encourage Tart inutile et vain des décadents! »...
Ce soir, Alexandre Pavlovitch m'a proposé d'aller
souper chez un jeune officier de sa connaissance : je
dois goûter là un plat exotique. 11 fait nuit noire, et
seule la réverbération de la neige nous indique la
direction des rues, des rues sombres où, çà et là, un
traîneau passe avec un grésillement. Nous atteignons
enfin la maison où T. est installé avec son ordonnance.
Nous entrons sans cérémonie dans la cour, nous tra-
versons des corridors très compliqués, nous enjambons
des pas de porte : nous voilà dans la salle à manger,
une grande pièce toute nue, meublée seulement d'une
EN SIBERIE
juelques chaises, d'un pelit b
nique.' On me montre le joujoi
us dit-on, va bientôt nous rejoi
Son dolman déboutonné, If
haleur, il arrive de la cuisine, f
ns une serviette, une casseroh
le merveilleux plat exotiqu<
lince, grêle, avec un long cou
X et cpnliants, où le succès
3 flamme : c'est une âpparitioi
ant on y Irouve de candeur et
olique vient, en droite ligne,
hommes très bruns, au nez
nguement là-bas, quelque par
ane ; cela s'appelle un kaoua^
taux de mouton, de pommes
uils et servis dans de la grais
e plat est positivement délici
lors — ti," centigrades, et qua
avec deux ou trois petits vei
rdak et un pilaf d'agneau,
ilgré ces ingestions de chose
on est fort animée. T. me :
e la vie de garnison sur les
ans des postes isolés où l'on
ogis convenable, ni occupalic
iiste sur cette terrible situatioi
evoir triple paye, et ne pouvoi
.. Voilà une soirée un peu sa
eu asiatique, tout au moins : e
assez lard dans la nuit, par
lie et très précise sur Maupass
tst bien là ce qui déroute m
r^
OMSK 43
trouvent tout naturel, avec leur flexibilité slave, que
Ton puisse à la fois confectionner un kaouardak et
disserter sur Maupassant. C'est là le moins, pensent-
ils, qu'on puisse exiger d'un homme moyen, et ils
croient que je plaisante quand je leur affirme que,
chez nous., dans le monde politique surtout, les deux
choses sont fort distinctes, et que la cuisine et la
rhétorique suffisent, séparément, à illustrer un
homme.
Nous causons souvent de politique sociale : c'est
une question que les Russes de toutes les classes et
de tous les partis abordent volontiers : ce peuple
n a-t-il pas, entre tous, le communisme dans le sang?
Ce qui me frappe, chez quatre ou cinq de ces
hommes, c'est, d'une part, la conformité de leur vie
sociale avec leurs théories, et d'autre part, je n'ose
pas dire le danger, mais du moins l'embarras de cette
conformité même. Socialement, ce sont des hommes
parfaitement vertueux, trop vertueux, peut-être : ils
dédaignent l'argent et les honneurs, vivent de fort
peu, d'ailleurs sans compter, et partagent fraternel-
lement. Ils n'agissent pas ainsi au nom d'une théorie
morale ou d'une loi religieuse, mais en vertu d'un
instinct. Un médecin qui est là, par exemple, sou-
tient — et tous sont d'accord avec lui — que ni lui
ni ses confrères ne devraient avoir le droit de se faire
payer leurs visites, fût-ce par les riches. Il estime que
l'exercice de la médecine devrait être une fonction
plus ou moins modestement rétribuée par l'État,
comme l'est l'enseignement, par exemple. Dans une
pareille hypothèse, on conçoit en effet que les méde-
cins ne seraient point absorbés par la clientèle au
point de devenir étrangers à la vie publique. Tous
EN SIBÉRIE
mes sont d'une anxieuse i
d'enlre eux des exemples
bornés d'ambition, indilTé
cent, orientés vers le bien
té universelle, ils ont pou
il : ils n'ont pas assez co
is et des nuances de la vie
traits, et, par suite, trop <
:une contrainte à mener Is
concevant aucun orgueil
tnjent à juger avec sévérili
lent pas. Le monde est, |
iplement composé de pui
dent pas, ce semble, la fo
é, qui est l'indulgence aci
ces gens qui préfèrent i
je d'en améliorer par dét
ne dédaigne ni mon traitei
je leur parais un homme i
^ableinent, mais pas en ce
nd je vois des hommes si ^
e moi, pour m'estimer con
)Ie être la négation môme (
r-aller de l'individu, son
masse impersonnelle. E
sut-être, au point de vue i
s beaucoup meilleurs que :
irs. — Chaussé de boit
que sur les oreilles, j'a
promenade solitaire. D'à
glacé : le fleuve est tout
ge que les théories lentes
X qui le traversent ont l'a
F
OMSK 45
rive, d'un chapelet de grains noirs. Au loin, le pont
qui coupe Tinfini horizon blanc semble un frêle
treillage, un jouet. Des ouvriers, à grands coups de
pic, entament la glace épaisse d'un mètre et demi, et
en détachent de gros quartiers, dont les reflets de
cassure sont bleus. Par un long détour, j'ai gagné
les quartiers pauvres de la banlieue, et, dans la paix
du crépuscule qui fait tout roses les toits enneigés,
je suis arrivé à une petite place où se dressent une •
vingtaine de moulins à vent gros comme le poing;
sur le ciel qui s'assombrit, les croix de leurs ailes
grises immobiles se dressent dans un bizarre pèle-
mêle. En face de moi est un cimetière planté de bou-
leaux blancs, d'où émerge, charmante, une église en
briques rouges, avec des toits verts, cinq croix d'or
étincelantes, et de capricieux rehauts de neige à la
moindre saillie des corniches... Et, dans ce coiuj
voici une isba pauvre, toute menue, enfoncée à demi
dans le sol, où ses deux minuscules fenêtres viennent
juste affleurer. Extérieurement, les volets de bois sont
calés, à ras de terre, par d'invraisemblables galets
d'argol aggloméré, que des chameaux indifférants ont
semés là, et dont la gelée a fait des pierres.
^9 inars, — Alexandre Pavlovitch a offert, en
l'honneur de mon départ, un dîner fin, dans sa maison
basse, au coin de la grande rue blanche. Pour moi,
il a tenu à dévaster son potager : son potager est
constitué par quelques têtes d'oignons poussées dans
les caisses des plantes vertes qui font partie indis-
pensable d'un mobilier russe. Quelques oignons verts
ont été cueillis, et on les a hachés menu pour les
mêler au hareng qui ouvre notre repas. Le potage est
fait avec des têtes d'esturgeons gelés ; il est excel-
iù EN SIBKRIE
lent; puis, voici du bouilli de cheval, un des m<
favoris de nos voisins les Kirghizes, qui tuent
poulain comme nous tuons un veau. Celte viande
cheval jeune et sain est réellement succulente, et
graisse jaune qui l'entoure est un régal. On s<
ensuite une oie rôtie, sur un plat de sarrasin. Au di
sert, du lait caillé et des gâteaux secs... Mais, à
bonne humeur, à l'entrain qui assaisonnent ce fest;
se mêle, de mon côté, une tristesse. Je pars ce si
pour Barnaoul. Gavril Pétrovilch est hors de dangi
et laissant mon ami achever ici sa convalescence,
me hâte vers l'Altaï avant que le dégel ait rendu 1
routes impraticables.
30 mars. — Après une longue nuit de caholemer
doux dans le train, me voici, au lever du soleil, pî
venu à la rive gauche de l'Obi, oii je vais prend
des chevaux pour gagner Barnaoul. Dans la peti
gare (elles sont déjà toutes trop petites, en Sibérii
la cohue est brutale : chacun tient à se restaur
avant d'aller, de l'autre côté du fleuve gelé, prend
le train qui mène vers l'est. Pour moi, j'ai bient
trouvé un cocher pour me conduire au premier rel
de poste, dans un traîneau de paysan, simple cais
en bois et en nattes, où je m'allonge pêle-mêle av
mes bagages. Nous partons dans le matin radieu
Je ne me lasse pas d'admirer les effets de lumiè
dans ce pays : ceux qui n'ont Jamais vu un lever i
soleil sur la steppe neigeuse ne sauraient comprend
un tel enthousiasme, qui se fige dans les mo
rebelles. Dans ces contrées où le ciel reste pi
presque aussi longtemps que sous les tropiques, ma
prend des teintes adoucies et fondues, la lumière i
diffuse infiniment sur toutes choses. Nous ne coi
W"'^
EN TRAINEAU 47
naissons pas ici d'ombres violentes; nous n'avons
que des nuances et des transparences. En outre, la
gaze de vapeurs qui enserre le ciel bleu emprunte
aux diverses inclinaisons du soleil des colorations
qui sont si tendres que l'œil ne peut s'en détacher.
C'est donc une joie sans égale que de glisser, chau-
dement vêtu, par les chemins glacés qui luisent
comme des miroirs blancs. Bientôt, nous atteignons
le fleuve, et nous voilà lancés au grand trot sur la
glace. L'Obi est énorme à cet endroit : il a, selon les
places, de 1200 à 1800 mètres de large; mais, couvert
d'une croûte de neige, il ne se distingue de la plaine
que par les caprices de ses rives brodées d'un feston
noir de forêts. Une piste serpente sur le fleuve, évi-
tant les blocs de glace, qui, par endroits, se sont
superposés en muraille cyclopéenne ; sur cette piste,
lentement, au pas, glissent les traîneaux des paysans
qui transportent des marchandises vers le sud de la
Sibérie. Ils s'en vont par files de cinquante, soixante,
cent traîneaux, tout noirs de loin, sur la neige
blanche; ils s'en vont, d'une allure résignée, suivant
tous les méandres de la piste qu'ils obstruent, et ce
long chapelet noir semblerait à peine vivant, si les
chevaux, tous ensemble, à chaque pas, comme pour
s'aider, ne faisaient .un hochement de tête. Quand
nous atteignons l'une de ces files, mon cocher hèle
les conducteurs d'arrière-garde, qui sommeillent ou
rêvent dans leur pelisse, et, de groupe en groupe, le
cri se propage : « Arrête! » La file, enfin, s'est
arrêtée. Si la piste est large, et si les cochers sont
complaisants, on nous fait, sur le côté, un passage.
Mais, le plus souvent, mes chevaux sont obligés
d'entrer dans la neige non frayée, où ils s'enfoncent
48 . EN HBÉniE
jusqu'au poitrail. Ce sont alors des jurons sana fin,
et mon cocher, un jeune paysan de mine sympa-
velle dans son paletot fourré, se retourne
ater de rire, chaque fois qu'il a lancé à
)rge quelqu'une de ces affreuses injures
es : il nous a vengés, pense-t-il, du retard
[1 de neige. Deux fois, mon traîneau culbute
ts plaques de photographie, grand Dieul
t cela n'est qu'un hors-d'œuvre ; j'en verrai
très, sans doute I
tnier relai, a Berzka, je quitte la glace du
je loue un traîneau pour toute l'excursion,
nonuoient que ce traîneau : une caisse en bois,
lent lourde et solide, posée sur deux patins,
erte à moitié par une capote rigide. N'ayant
lin, désormais, de déménager à chaque sta-
l'installe confortablement. D'abord, tout au
H caisse, un lit de foin (il n'y a pas de sièges,
véhicules sibériens); sur ce foin, deux cou-
Je Buis vêtu d'un pardessus ouaté recouvert
d'une pelisse en peau de mouton ; aux pîeds^
es de bas de laine et deux paires de pimy cau-
1, sorte de bottes souples en poil de chèvre
la fois imperméables et chaudes. Une fois
plutôt à demi couché, je me couvre jusqu'au
1 un plaid en laine, à^une couverture en
et d'une toile imperméable sur laquelle je
tablier. Mes bagages, calés à mes côtés,
ennent. Dans cet équipage, je puis bien
les — 20o au — 25" centigrades que j'aurai
lent cette nuit; j'irais même jusqu'à — 30" ou
^'s. au delà, je devrais échanger ma pelisse
"» contre une dakka, faite d'une peau de
EN TRAINEAU 49
renne et d'une fourrure, adossées cuir à cuir. J'évite
heureusement ce surcroît de dépenses et d'embarras :
ne me répèle-t-on pas, depuis huit jours, que Thiver
est bien fini !
Les intervalles des stations varient de 25 à 40 kilo-
mètres; mais, aux relais, tandis qu'on attelle, je sors
rarement de mon traîneau, me contentant d'un verre
de lait et d'un morceau de pain noir qu'on m'y
apporte. Vers deux heures, cependant, j'ai fait halte
dans un grand bourg, et commandé un samovar et
des œufs. Une vieille maman, indolente et grasse,
tient la maison de poste : elle a près d'elle en ce
moment une de ses filles et un garçon de quinze ans
secoué de fièvre. Je donne à ce pauvre diable quel-
ques doses de quinine, et me mets en devoir de con-
fectionner des œufs brouillés. . La jeune fille qui
m'aide à cette opération est d'une laideur toute sibé-
rienne, mais elle a de bons yeux doux et francs, et rit
à pleine gorge. Je casse les œufs, j'y mêle un peu de
lait, et je bats : c'est un événement, et tous, jusqu'au
cocher, me regardent faire. La jeune paysanne se
charge de surveiller la cuisson : « Veux-tu goûter? lui
dis-je, quand tout est prêt. — Oh non! c'est jour de
jeûne, nous ne pouvons pas manger d*œufsl » — et
de rire...
Toute la journée et toute la nuit, je glisse au grand
trot, parfois au grand galop de ma troïka. Le paysage^
tout plat, n'offre de charme que grâce aux jeux de la
lumière î tantôt une coulée de rayons d'or, tantôt une
vision rapide, au crépuscule, de bouleaux frêles et
comme vaporeux se détachant sur la ganse lilas qui
encercle le bord du ciel. Au dernier relai, il faisait
nuit encore, et après avoir payé mes chevaux, je
EN SIBÉRIE; ^
EN SIBKIIIi:
)rmi. Quand je m'éveillai
lis de nouveau sur la gla<
rejoint, entre des bouqi
ivre; puis, tout à coup, à
maritime se détacha en i
mes si capricieusement <
ibres ^i harmonieux sur
, que ce l'ut un sentime
saisit, à cette infixable j
i les gorges au delà desi
centaines de traîneaux soi
se étroite; la montée est l
ge y a fondu, on est contr
terre gelée. Les chevau
i détendent sous les sifllt
adres, les coups, el, dani
pittoresque, au prix de
eaux se hissent peu à pe
e toute civilisation, et l'i
;es dénudées, tous les hivi
le ciel fin, peineront, dur
orieux petils chevaux rou
2st une petite ville bat!
Ile est loule en bois) sur c
l'est pas de celles qui, p
înl l'étranger. J'y suis
Iques rcnseignemenls gé
taï, dont elle est le centre
st impossible, cette annéf
L'Altaï est le nom d'une c
me une partie de la frontii
(tension, on désigne du i
BARNAOUL 51
province que limite cette chaîne, c est-à-dire la plus
importante des Terres du Cabinet, On appelle, en
Sibérie : Terres du Cabinet les territoires qui font
partie du domaine personnel de- FEmpereur. Le Tsar
est, en effet, Tun des deux propriétaires qui se par-
tagent la Sibérie; Tautrè propriétaire, cest l'État
russe. A d'infimes exceptions près, ces deux puissances
possèdent l'immense territoire de l'Asie russe. On
croira sans peine que les Tsars se sont réservé la
meilleure portion. C'est à peu près comme si deux
hommes se partageaient la France, de telle sorte que
l'un eût toute la terre labourée et toutes les forêts,
tandis que l'autre, modestement, se contenterait des
vignobles. Les « grands crus », c'est-à-dire les bons
coins delà Sibérie, s'appellent Terres du Cabinet. Le
Tsar tout seul les administre et en touche les revenus ;
il est vrai qu'il est, dit-on, déchargé de ce dernier
soin par un certain nombre de tchinovniks chamarrés
d'or, qui mènent grand train à ses frais. Cetle pro-
priété privée du souverain est placée sous le contrôle
de fonctionnaires spéciaux qui, bien que représen-
tants d'une personne privée, sont néanmoins consi-
dérés comme fonctionnaires de l'Etat, qui les paye et
les pensionne. C'est un piquant imbroglio.
Toute cetle province de l'Altaï présente pour la
Sibérie une importance considérable : extrêmement
fertile, jouissant d'un climat plus doux et surtout
plus régulier que celui des gouvernements septentrio-
naux, elle est moins sujette aux écarts de récolte.
Elle peut donc, dans une certaine mesure, régulariser
les prix du blé dans le reste de la Sibérie, ou même,
parfois, y prévenir des famines partielles. Elle est
desservie par un fleuve immense l'Obi; aussi le trans-
ji ES SIBERIE
port du grain depuis Barnaoul jusqu'à h
(point où le Transsibérien franchit l'Obi
Tomsk, est-il d'un prix exirêmement fait
le grain n'est pas le seul produit que U
l'Altaï puisse expédier dans le reste de
sans même compter les minéraux et le
terre, il faut y joindre, par exemple, la
sel. On comprend que je ne pouvais
pareille province du cercle de mes in
dont le but était précisément de délermii
modiScations économiques et sociales c
contemporaine. Pour cette fois, tout au m
pas le temps d'explorer le pays en déta
recueillir des renseignements, des livres,
confidences auprès des gens qui, à Barn
nistrent ou le voient administrer. Hélas!
a été bien courte! A peine avais-je prl
d'une chambre dans l'auberge du lieu,
température s'était élevée au-dessus de z
ville haute, la neige et la glace fonda
torrents d'eau boueuse bondissaient si
dans la ville basse, toutes les dépressio
des étangs noirâtres. Le dégel, la terriblt
des Russes, était à nos portos. On design
le laps de temps qui s'écoule entre le m(
neige fondue ne livre plus passage aux (
celui où la terre, d'abord liquéfiée par le ]
repris assez de consistance pour suppori
d'une voiture. Durant cette période,
Vous êtes vous sert de prison ; il serai
que téméraire de tenter de circuler au
vraie /lazpoulilza. Or, l'arrêt forcé peut t
jours ou trois semaines : j'eusse été au <
r
I BARNAOUL «i^
perdre tout ce temps à Barnaoul — en pareille saison.
Cependant, en dépit de mes anxiétés, j*ai trouvé en
Sibérie peu de villes où je me sois senti aussi à Taise
qu'à Barnaoul. Comme Omsk, c'est un centre admi-
nistratif, et Ton y trouve réunie une nombreuse
société de gens cultivés qui se fréquentent les uns les
: autres. C'est là- un des plus sérieux avantages de la
petite- ville, et il n'est pas un coin de Sibérie où 1'/??-
telliguensia m'ait paru plus unie et, partant, plus puis-
sante qu'ici. Agronomes, chimistes, forestiers, ingé-
nieurs, médecins, statisticiens, fonctionnaires de
l'Etat ou du Cabinet^ ils se réunissent sans éclat pour
discuter ou pour agir, c'est-à-dire pour fonder et
entretenir quelque modeste établissement d'utilité
publique : une école, un ouvroir, une infirmerie, une
bibliothèque, un musée. Oh! les bonnes matinées
sérieuses et pleines que j'ai passées chez Serge Iva-
novitch C... Oh I les soirées douces, familiales, occu-
pées à écouter les observations pénétrantes et parse-
mées d'humour de Nicolas Dmitrévitch Z... et de
quelques-uns des hôtes qu'il réunit en mon honneur
autour du samovar! Un courant de sympathie s'établit
tout de suite entre ces hommes et moi, et je voudrais
que, si jamais ils lisent ces lignes, ils se persuadent
que j'ai emporté de leur groupe autre chose que la
fugitive reconnaissance d'un touriste pressé. Sur les
événements d'Europe, ils me questionnent avec pas-
sion; mais ils me renseignent aussi, sans se lasser,
sur les événements locaux, sur l'immigration arrêtée
provisoirement, sur la question si difficile en Sibérie
des engrais efficaces, sur la nature de la terre et sur
la production du blé, sur les lectures populaires, sur
l'assistance médicale, sur le régime des forêts, sur
L&iur.
•T -r.
54 EN SIBÉRIE
les mines d'argent, les gisements de fer et de houille
qui viennent d'être cédés par le Cabinet à une grande
compagnie — bref, sur toutes les questions vitales
de cette riche province. On me conte aussi l'histoire
du dernier recensement. Je savais déjà qu'en Russie,
il avait causé des désordres graves, et que, près de
Kazan, un employé avait été tué par la foiile. Dans
la steppe sibérienne, il avait aussi provoqué une effer-
vescence dont j'avais appris les détails à Omsk : sur
les feuilles de recensement distribuées aux Kirghizes
et traduites dans leur langue, on avait oublié de
retrancher la question relative au service militaire.
Les Nomades, qui sont exempts^ de ce service, ont
cru à une atteinte portée à leurs droits déjà lésés par
la défende qui leur a été faite d'aller cette année à la .
Mecque, par crainte de la peste : on a dû leur distri-
buer de nouvelles feuilles explicatives. Dans l'ATtaï,
les plus sérieuses difficultés ont été causées par la
présence d'un fort contingent de Vieux Croyant*^.
Cette secte n'admet pas le ministère des prêtres : elle
a ici dès partisans parmi des populations rurales que
l'on cite comme des modèles de tempérance et d'acti-
vité : mais, naturellement, les popes orthodoxes né
cessent de les persécuter. Le recensement leur en a
fourni un nouveau moyen. Les Vieux Croyants se
marient légalement sans prêtres, par une simple
déclaration à la police. Les popes en ont profité
pour traiter, sur les feuilles de recensement, leurs
femmes de concubines, et leurs enfants d'enfants illé-
gitimes. 11 en est résulté des plaintes, des démarches
officielles... N'a-t-on pas, dans ces simples indications,
une idée singulière de cet enchevêtrement de races
et de religions que présente la Sibérie, et de ce qu'il
BARNAOUL 55
faut au Gouvernement russe de tact et dé flexibilité
îpour faire avancer du même pas cette masse confuse?
Hélas! il me faut me hâter. Chaque jour, le dégel
devient plus menaçant; les cochers ne répondent
plus de me tirer d'ici avant la réfeçfion des routes,
si je m'attarde auprès de mes hôtes si ehers. Nicolas
Dmitrévitch ne me laisse plus perdre une minute : il
me conduit de Tun à l'autre, fiévreusement. Puis, il
m'annexe : c'est dans sa famille, dans son home si
cordial que je dois prendre mes repas. Les personnes
que je n'ai pu atteindre encore viennent me trouver
là, et me donnent des brochures, des livres, des chif-
fres, des renseignements sur les objets de leur com-
pétence. C'est un travail accablant, mais il m'est faci-
lité par l'obligeance la plus affectueuse et la moins
banale. En quatre jours, ici, j'ai recueilli autant de
notes et de renseignements statistiques que dans
telle autre ville en trois semaines. Par exemple, je
n'ai pas eu le temps de les vérifier ; mais mes hôtes
veillaient sur moi et ne laissaient point passer d'affir-
mation douteuse. Si je sais quelques petites choses
justes sur l'Altaï, c'est à Nicolas Dmitrévitch et à Serge
Ivanovitch que je le dois : ils ont fait le travail, je'
l'ai cueilli seulement.
Ces quatre jours charmants de hâte, de courses
dans l'eau boueuse, d'interviews, de visites d'établis-
i5ements, de causeries enjouées ou sérieuses^ de dis-
cussions douces dans un cercle ami, ces quatre jours
sont passés. J'ai serré des mains, j'ai embrassé des
barbes, je pars. Il est sept heures du soir ; j'espère
que la gelée va bientôt durcir la route. Les domesti-
ques m'ont bordé dans mon traîneau, où j'4touffe
S6 Elt SIBÉHIR
maintenant, et cinq fortR chevaux, au lieu de lr<
sont attelés : le cocher espère, de cette façon
Bortirde la ville en me traînant sur la terre nue, 11
fait un soir superbe, avec des transparences de cré-
puscule que nos contrées ne connaissent pas : au ciel,
une planète, je ne sais laquelle, brille, si grosse, si
lumineuse, si proche, semble-t-il, qu'un frisson me
saisit à la contempler. Je repasse par les gorges nues,
solitaires à cette heure sombre, j'atteins les bouquets
de sautes, dépouillés de leur givre vaporeux, puis la
glace du fleuve, sur laquelle, déjà, un demi-pied d'eau
miroite; enfin, au premier relai, au bout de trois
heures, je respire : désormais, m'aasure-t-on, j'aurai
de la neige en quantité suffisante pour continuer ma
route. Je m'endors, réveillé de temps à autre par les
cochers qu'il faut payer; je m'endors, rompu de
fatigue, et sans me soucier des dangers légendaires
de la forél sibérienne.
5 aeril. — Je m'éveille complètement à l'aurore,
reposé, rafraîchi, et, dans cet état de bien-être phy-
sique, je savoure l'effet de neige le plus merveilleux
qu'il m'ait jamais été donné de contempler. C'est une
joie inexprimable des yeux que ces clartés tendres,
ces couleurs simples et fondues, ce rose, ce bleu et
ce blanc, atténués, semble-t-il, par le froid, et par on
ne sait quelle buée indécise qui flotte à l'horizon. Puis,
le soleil paraît, et alors, c'est une émotion à chaque
brin d'herbe. Tout là-bas, de grands bouleaux clair-
semés ont leurs moindres ramilles gantées de givre,
et semblent d'énormes bouquets blancs dans des étuis
bruns. Un peu plus loin, ils m'apparaissent, je ne sais
pourquoi, comme une foule de gigantesques commu-
niantes qui marchent, toutes un peu penchées on
•^vr-
-' ■%vr.-'% ■ te
BARNAOUL 57
avant, vers les splendeurs roses de l'horizon. Et les
grandes herbes folles que nous frôlons sont blanches
aussi, et les [)erdrix blanches qui, près de nous, sans
s'effaroucher, restent immobiles au bord de la route,
semblent avoir, également, ré vêtu une livrée et jouir
comme moi de celte paix blanche ensoleillée. Mais,
par exemple, tout objet vivant paraît noir sur cette
neige : des hommes que nous croisons ont la barbe
engivrée, et, dans ce collier blanc, leur visage prend
un air cocasse : on dirait des pantins noirs avec des
taches roses, des bonshommes artificiels jovialement
peinturlurés pour faire contraste... Le soleil m'a laissé
longuement jouir de ces merveilles simples qu'il con-
templait, lui aussi, le curieux; puis, il les a fondues,
et mon rêve s'est évanoui. Je ne crois pas oublier
jamais l'indicible émotion de ce lever du jour. Il m'a
payé de bien des heures tristes, et j'y ai vu comme un
symbolique retour à la nature, après les faussetés
poussiéreuses de notre Occident affairé...
Mon retour s'effectue par les mêmes villages que
l'aller, et, comme, vers la fin, je suis moins pressé,
sûr désormais de me tirer d'affaire grâce au froid
plus vif, je m'arrête volontiers pour causer dans les
ishds. Je retrouve ^n passant la jeune paysanne à qui
j'ai montré comment on fait des œufs brouillés : cette
fois, elle les prépare toute seule, en riant de tout son
cœur : — « Comment t'appelles-tu? lui dis-je. —
Zénovia. Et toi ? reprend-elle — louli ! » Me voilà
introduit dans la famille où tout le monde me tutoie,
depuis la maman jusqu'à son fils aîné, un géant, un
type magnifique et souriant de moujik sibérien. Je
trouve, en somme, bon visage à tous les relais, et cette
rapide excursion confirme la bonne opinion que j'ai
r.8 ' EN SIBÉHIE
conservée des paysans sibériens après un séjour far
l'automne dernier datis le gouvernement de Tobols
La suite du voyage me devait montrer que c'était
un jugement bien téméraire!
a avril. — Je suis arrivé celte nuit au village
Krivochokovo, où la voie ferrée croise justement
robi, et, comme le train trihebdomadaire ne part
qu'après-demain, j'ai tout un jour pour flâner. Je
vais d'abord examiner le pont.
Le pont de l'Obi est le troisième grand pont du
Transsibérien : le premier est celui de Kourgane, sur
la Tobole, le second celui d'Omsk^sur l'irtyche. Celui
de Krivochokovo est achevé, et l'on y termine les
derniers préparatifs pour accueillir le comité de
réception qui arrive dans dfeux jours. C'est un pont de
belle allure : il mesure 1d5 mètres. Toutefois, pour se
rendre compte de l'importance du travail, il faut
l'examiner en détail : j'ai d'abord fait en voitufe
le tour des piles, sur la glace; puis, j'ai dû, pour .
en apprécier- la longueur, en conipagnie du très
aimable ingénieur, M. V. Lenk, parcourir, en pelisse,
par un tourbillon de neige, les lao mètres de tra-
verses, sur lesquelles on n'avait pas encore achevé de
poser la passerelle des piétons, et ^ui laissaient voir,
dans leurs intervalles, comme au fond d'un abîme, la
glace du fleuve. C'est un fort beau pont, et il a prouvé
à l'essai, deux jours après ma visite, une résistance
supérieure à toutes les prévisions.
J'avais une lettre pour un notable du lieu : je suis
allé le voir, et j'ai trouvé auprès de lui et de sa femme
la classique hospitalité sibérienne. C'est chez lui que
j'ai goûté pour la première fois de ces excellentes
pommes gelées dont parle un voyageur français, et
KRIVOCHOKOVO 59
dont, jusqu'ici, les Sibériens à qui j'en avais parlé,
avaient ri comme d'une invention -de touriste. Je cite
le fait, d'abord parce que peu de gens savent combien
les pommes gelées sont délicates, puis aussi, pour
souligner un travers fréquent chez les Russes, en
Europe comme en Asie : celui de donner avec un air
d'autorité des renseignements sur des faits qu'ils
ignorent. Rarement ils conviennent de leur ignorance,
si excusable qu'elle soit. On avait ri de cette <i inven-
tion » des pommes gelées, chaque fois que j'en avais
parlé : cependatft, ces pommes se consomment bel et
bien, et j'en ai goûté. Or, si, au lieu d'un mince petit
fait, il s'agit d'une affaire d'importance, on comprend
aisément combien on peut être induit en erreur par le
travers d'affirmation que je signale : jointe cette pro-
pension aux erreurs volontaires qui est ici d'autant
plus accusée, je crois, que l'on s'élève davantage dans
la société, il contribue à rendre l'étude des choses
russes beaucoup plus délicate et compliquée que ne
le croient bien des touristes.
Grâce à l'hospitalité si cordiale dont je fus l'objet,
grâce à une conversation animée et pleine, je passai
chez mes hôtes une journée captivante. Ils m'avaient
retenu jusque vers dix heures du soir en me répé-
tant : « Mais, qui vous presse? » et j'allais décidé-
ment prendre congé, lorsque j'entendis la maîtresse
de la maison dire tout bas à son mari : « Faut-il faire
atteler? » Le mari répondit : « NonI » A ce mot, un
frisson me passa. Sans doute, cet hôte si prévenant
qui, le matin, m'avait fait -renvoyer le cocher que je
voulais garder toute la journée, ne se doutait pas
de ce que signifiait ce refus, car, s'il s'en était douté,
il m'aurait dit simplement : « Voici un sofa, couchez
60 EN SIBÉRIE
ici. » Il ne réfléchit pas, assurément, mais je réfléchis
à sa place, et j'éprouvai quelque chose qui dut res-
sembler à ce que ressentit P.-L. Courier, lorsqu'il
entendit le terrible : « Faut-il les tuer tous deux ! »
Ma situation était grave, mais que faire? Au bout de
quelques minutes, je me levai sans affectation pour
prendre congé, et, ayant demandé où je pourrais
trouver un cocher, je reçus pour réponse qu'il n'y en
avait plus à cette heure; je sortis. La tourmente de
neige s'était apaisée, et le dégel, qu'elle avait inter-
rompu un instant, recommençait. Que faire? Krivo-
chokovo est un village dont la position est si admi-
rable que, depuis l'ouverture des travaux du chemin
de fer, sa population a passé, en trois ans, de 600 à
11 500 âmes; malheureusement, ces âmes constituent
un véritable ramassis de l'écume sibérienne. Le vil-
lage ne possède encore ni rues, ni éclairage, ni
police : il passe pour un coupe-gorge où les hon-
nêtes gens s'enferment à la nuit close. Je n'avais ni
canne ni revolver, et je portais sur moi une grosse
somme d'argent; en outre, ma pelisse en peau de
mouton embarrassait ma marche. Enfin, j'ignorais la
position exacte de mon auberge, située là-bas^ à
deux kilomètres, dans un taillis non défriché. Des
chiens, tout d'abord, se jetèrent sur moi : je les
écartai et partis devant moi, au jugé, la neige ayant
effacé toute trace de la route. Oh! quel flux de pen-
sées! indignation, colère contre mon hôte, regret de
ma légèreté, résolutions pour l'avenir — si je me
tirais de là, — puis la peUr, et, enfin, la résignation
au pire. 11 faisait une nuit noire, sinistre. Dans
l'informe agglomération du bourg, il n'y avait pas
même de rangées régulières de maisons sur lesquelles
KRIVOCHOKOVO 6 1
je pusse me guider, à défaut de rues. Je me souve-
nais d'avoir traversé en voiture un ravin dont le fond
était plein d eau. Comment y passer maintenant? Je
Tavais atteint et me tenais, hésitant, tâtonnant, sur
le bord de la pente, lorsque j'entendis un : « Qui va
là? » C'était le gardien d'un tas de bois qui me hélait.
Il ni'aida à passer à pied sec, et, me cassant une
grosse branche en guise de canne, il me dit : « Tu
as tort, bârine, de te promener comme ça sans ton
revolver. Le lieu n'est pas sûr. Que Dieu te protège I »
Faut-il détailler mes angoisses, mes tâtonnements,
mes faux pas? J'hésitais dans l'obscurité, trébuchant
contre des mottes, m'enfonçant dans des ornières
profondes où la glece se rompait, étouffant dans ma
pelisse que j'étais obligé de tenir fermée avec une
main, car elle ne se boutonnait pas. Impossible de
m'approcher des maisons près desquelles, çà et là,
un gardien agitait ses castagnettes : des chiens
accouraient dès que je paraissais à leur portée.
J'appelai une ou deux fois : pas de réponse! Crai-
gnant d'attirer par ces cris l'attention d'un malfai-
teur, je préférai me taire. — Tout à coup, je me
trouvai dans un taillis, mais, loin de l'auberge. Je
revins sur mes pas, à tâtons. Un gardien claquait
ses planchettes. Malgré les chiens, et à tout hasard,
je le hélai longtemps. Au bout de plusieurs appels,
il m'entendit. D'abord, il parlementa prudemment à
distance, puis, persuadé sans doute de la pureté de
mes intentions, il s'approcha. Je le décidai avec peine
à m'accompagner. Chemin faisant, il m'apprit que,
l'avant-veille, une femme, logée à mon hôtel, étant
partie de bonne heure pour prendre le train, avait
été assassinée à cinq cents mètres de là ; et il ajouta t
62 EN SIBÉRIE
« Vous êtes bien imprudent, vous! » — Enfin,
j'aperçus l'auberge. Gn fut long à s'éveiller, à
m'ouvrir : on m'ouvrit pourtant; j'arrivai dans ma
chambre trempé de sueur, tremblant de fièvre et de
fatigue, et je tombai là, sans force, ayant conscience
d'avoir passé une heure et demie dpnt le souvenir
serait long à s'effacer. — Quant à mon hôte si
aimable, dont l'hospitalité aurait pu me coûter la vie,
il ne saura jamais, sans doute, cette aventure...
Le surlendemain, après vingt-jquatre heures de
cahotement dans un train lent, j'étaîis à Tomsk.
II
Tomsk.
Tomsk ne se trouve pas sur la ligne du Transsibé-
rien ; les ingénieurs chargés du tracé ont joué à la
plus grande ville de Sibérie le vilain tour de ne lui
accorder qu'un embranchement : — « C'est faute de
s'entendre », disent les mauvaises langues! — Cet
embranchement n'a que 65 kilomètres; mais, comme
on passe une nuit à les franchir, on a le temps de les
savourer. J'arrive de grand matin dans une gare
minuscule, située, bien entendu, au milieu des
champs-, à quelques verstes de la cité. Des cochers
sont là, qui se disputent à grands cris les voyageurs :
un traîneau me reçoit, et nous dévalons cahin-caha
dans la direction de la rivière. Mon ami Gavril Pétro-
vitch, chez qui je dois descendre, demeure tout là-
bas : il faut, pour atteindre sa coquette maison de
bois, traverser la ville endormie. M'y voici enfin ; je
confie mes bagages à son domestique, et je m'en
vais, pour attendre son réveil, flâner dans les envi-
rons. La rivière, la Tome, s'étale largement sous une
croûte de neige : sur la berge, des hommes et des
64 EN SIBÉRIE
femmes attellent des chevaux à des poutres équar-
ries, et, dans le silence du matin froid, leurs éclats
de voix sont étranges. Me voici, un peu plus loin,
sur une petite place commerçante dont tout un côté
est bordé par des étals de bouchers. Plusieurs bou-
tiques sont ouvertes déjà, et je jette, en passant,
un coup d'œil dans leurs profondeurs. Ce sont des
salles noires, d'une révoltante malpropreté; le long
des murs, des cadavres de bœufs et de veaux déca-
pités, raidis par la gelée, se dressent sur le train de
derrière, accotés les uns aux autres dans une posi-
tion à la fois comiquevet lamentable : les bouchers,
chaudement vêtus, et gantés de grosse laine, saisis-
sent de temps à autre un bœuf gelé, et le laissent
tomber sur le sol; alors, les jambes écartées-, la tête
penchée, le'regard attentif, ils découpent des mor-
ceaux de viande par de grands coups de leur hache
acérée. Au dehors, on aperçoit devant chaque bou^
tique d'énormes balances de bois, hautes de 2 m. 50;
ce sont les balances obligées du marchand de gros en
Sibérie. Devant les portes, enfin, dans des corbeilles
où les chiens errants fourrent le nez sans cérémonie,
des tripes et des pieds gelés s'étalent ; tout cela est
racorni par la gelée, noirâtre, répugnant.
Gavril Pétrovitch est debout quand je rentre : il
m'installe chez lui avec cette bonhomie charmante
qui est le signe de l'hospitalité russe : a Voici votre
chambre, louH Antonovitch, voici utie clef! » Rien de
plus, pas une phrase. Mais ce silence même veut
dire : « Vous n'êtes pas chez moi, vous êtes chez
vous ; je ne me gênerai pas pour vous ; ne vous gênez
pas pour moi. » Cette impression est délicieuse :
avoir un mtérieur, un véritable intérieur, auprès
TOMSK 65
d'un vieil ami, dans cette ville* lointaine, au centre
presque de l'Asie.
Déjà, durant la journée; le dégel commence à s*an*
noncer : la lutte est indécise encore, au milieu de la
boue glissante, entre les voitures à roues et les traî-
neaux. Vers la fin de l'après-midi, j'ai escaladé la
pente raide contre laquelle s'appuie la rue Million-
naya ; c'est une montée pénible, dans la glace fon-
dante, parmi les immondices de toute sorte et de
toute odeur que le dégel, peu à peu, découvre. Du
sommet de ce rebord, on domine une partie de la
ville, et le coup d'oeil dont on jouit est séduisant,
bien que le crépuscule s'annonce par un ciel sombre,
un vent glacial de tempête, et de la neige rare.
Devant moi, la. ligne énorme, toute blanche, de la
rivière insaisissable en ses limites ; puis, sur l'horizon
une barre mystérieuse et triste de forêts saupoudrées
de neige. De tous côtés, s'étalent des toits plats, verts
ou gris, des maisons grises, sans rien de bien spé-
cial, sinon ce mélancolique agrément que présentent
toutes les villes russes, vues d'un peu loin. Tout près
de moi, une égliser, avec des murs rosés et des cou-
poles sobrement verdâtres, se détache gaîment de
toute cette grisaille,
La ville a bon air, malgré la saleté partout épandue
et les immondices que la neige souillée ne peut déjà
plus dissimuler. Les grandes rues sont sillonnées de
fils électriques que relient les uns aux autres des fils
perpendiculaires retenus au moyen d'anneaux en por-
celaine; les fils cuivrés du téléphone, en réseau
serré, pendent çà et là, si bas, qu'on les toucherait.de
la main. Quelques grandes maisons de brique rouge,
une grosse cathédrale blanche avec un dôme bleu
EN SIBÉRIE. 5
V .,-*-jv» - '.-sy::
66 EN SIBÉRIE
de ciel, un marché très animé, une circulation très
dense, à certaines heures, voilà ce qui me frappe
d-abord; or, tout cela est signe de prospérité. Tomsk
est en eflet un centre important, bien pluîs vivant
qu'Irkoulsk, l'ancienne capitale, à peu près détrônée
aujourd'hui; seulement, ici, c'est encore l'esprit
positif des marchands qui domine. On espère beau-
coup, pour civiliser et policer la ville, de l'Université
naissante, et du noyau considérable de fonction-
naires qu'a attirés ici l'ouverture du chemin de fer;
Mais il faut compter d'une part avec la grossièreté
native des mœurs et des goûts sibériens, d'autre part,
avec les inquiétudes de l'autorité, peu soucieuse de
voir se développer au grand jour, si près de la fron-
tière russe, un foyer de libéralisme. Tomsk souffre
tout ensemble de cette lutte que j'indique entre les
éléments intellectuels, officiels et commerçants qui
se disputent la conduite des affaires, — et de la situa-
tion difficile que lui fait sa position géographique.
Elle se trouve en effet à 50 kilomètres de son vrai
fleuve, rObi, — et à la même distance du Transsibé-
rien; la Tome, qui l'arrose, n'est qu'un affluent du
grand fleuve, et la voie ferrée qui la dessert n'est
qu'un embranchement de la grande ligne. Peu favo-
risée de la nature, et n'étant, de plus, ni franchement
marchande, ni franchement intellectuelle, la cité
souffre beaucoup de cette situation ambiguë. C'est à
démêler les éléments si divers qui la composent, que
je compte employer les semaines qui vont s'écouler
jusqu'au moment de la débâcle des fleuves.
...Pour commencer le récit de mes impressions, il
n'est que trop juste de remercier le général Assinkrit
Assinkritovit'ch Lomatchevski, Gouverneur de Tomsk,
TOMSK g 7
du cordial accueil qu'il m'a ménagé. Dépouillant
volontiers avec moi cette morgue officielle dont quel-
ques-uns de ses collègues croient devoir s'entourer,
il m'a fréquemment reçu à son foyer avec infiniment
de -gaîté et de simplicité. Ce sont des procédés que
l'on n'oublie pas ; j'en garde au Général et à M- Loma-
tchevski une vive reconnaissance.
9 avril — La température attiédie transforme la
chaussée. La neige superficielle, qui était réduite à
une sorte de poussière grise, a disparu, laissant aper-
cevoir un feutrage jaunâtre, serré, épais de plusieurs
centimètres, et composé de tout ce que, durant sept
mois, des milliers et des milliers de chevaux ont laissé
tomber sur leur route. Sous ce feutrage, une boue
glacée s'est constituée; voici que la chaleur mobilise
cette boue; de toutes parts, dans la crasse de la rue,
glissent des ruisselets et gargouillent des cascatelles.
L'invraisemblable saleté est presque gaie, sous ce
souffle printanier ; les enluminures des enseignes et
des rares églises me semblent vraiment jolies, sous
ce chaud soleil. Quand je suis rentré, les deux enfants
du portier, qui jouaient dans la boue de la cour, ont
interrompu leur intéressante besogne ; le petit garçon,
qui a bien quatre ans, et dont la mine est si drôlei
sous sa casquette trop grande, ma dit : « Oncle^
tiens, nous avons fait un canal! » — et de rire! Eux
aussi, ces bambins crasseux et déguenillés, ils sentent
la joie du printemps.
J'ai reçu la visite d'un professeur de l'Université
un chirurgien : des yeux bleus, myopes, à fleur de
tête, un air hollandais; on doit avoir à Sumatra,
cette indolence et cette lassitude poHe. Nous avons
causé de l'organisation chirurgicale des Universités
Ç8 EN SIBÉRIE
en Allemagne : elle est, me dit mon visiteur, vraiment
de premier ordre : « A vrai dire, il faut payer pour
tout; mais, pour de l'argent, on peut se procurer
toutes les commodités; chez vous, au contraire,
ajoute-t-il, tout est ouvert gratuitement, mais on n'a
pas l'installation pratique que vous offrent les Uni-
versités allemandes : les Français sont trop prati-
ciens, trop artistes, et trop peu professeurs. » — Cela
n'est pas si mal observé! J'apprécie d'ailleurs autant
qu'il convient ce collègue qui, à la veille des- vacances
de Pâques, m'annonce qu'il part de Tomsk pour
Berlin, et va renoncer à faire ici ses leçons d'été pour
s'assouplir là-bas la main par l'anatomie du cadavre;
cela me semble si rare et si précieux, cette régression
passagère d'un artiste vers ce qui est la base même
de son art, ce désir qu'éprouve un chirurgien de se
remettre, en guise de repos, à refaire en quelque sorte
ses gammes !
10 avril, — Ce matin, par 12° de froid, j'ai vu un
vélocipédisie se prélasser sur sa machine dans la rue
principale; il n'avait pas l'air d'exécuter un tour de
force : il se promenait lentement à cause des aspé-
rités de la boue gelée : il jouissait du beau temps I
J'ai fait, dès mon arrivée, une visite au personnage
le plus important de Tomsk après le Gouverneur, au
Recteur*, Son Excellence V. M. Florinski*. Il a sous
ses ordres la moitié occidentale de la Sibérie ; son
académie est grande comme bien des fois la France ;
1. J'appelle recteur le Popélchitiel okrouga. Je prie mes lec-
teurs russes de croire que je sais mon frafnçais et que je ne
confonds pas un Recteur avec le Hector russe, chef des quatre
facultés.
2. M. Florinski a pris sa retraite quelques mois après mon
passage, et a été remplacé par l'ancien Rectçr^ M. Soiidakof,
TOMSK 69
mais, en revanche, elle n'est guère peuplée. Le rec-
teur est un homme qui a passé la soixantaine ; son
regard, un peu lassé, est d'une rare pénétration/ On
dit couramiment, en Sibérie, que Vasili Markovitjch
est un des plus intelligents parmi les grands person-
nages de l'Asie russe : on a raison. Mais, en revanche,
ses tendances autoritaires lui ont créé bien des résis-
m
lances et bien des ennemis. Je n'ai pas, témoin
impartial, à intervenir dans les querelles qui par-
tagent la ville de Tomsk; mais je puis bien constater
que le recteur est un des combattants les plus
acharnés de ces luttes politiques, sourdes ou avouées.
Malheur à qui lui déplaît, car il a la main longue et
lourde; sous lui, personne ne bronche, ni les pro-
fesseurs de la Faculté de médecine (qui constitue à
elle seule l'Université de Tomsk*), ni les étudiants,
qui sont menés militairement,* et dont lé vêtement, la
coiffure, les sorties, les réunions, le mariage même,
sont soumis à une sévère réglementation : quant aux
lycéens, garçons et filles, ils sont paisibles comme
des communiants ^. 11 règne partout, dans le monde
enseignant et étudiant, une crainte sourde qu'on n'ose
ise confier qu'à l'oreille. Comme le recteur sort très
peu, n'apparaissant qu'à de rares intervalles, au grand
trot de ses magnifiques chevaux blancs, la retraite
relative où il se complaît lui fait attribuer par le
public le caractère d'une divinité qui foudroie der-
rière un nuage. A-t-on quelque difficulté adminis-
trative, encourt-on quelque reproche d'un supérieur :
1. La Faculté de droit, rendue nécessaire par la réforme
judiciaire en Sibérie, n'a. été ouverte qu'au mois d'octobre 1898.
2. n leur est, par exemple, interdit d'aller- au théâtre en
semaine, fût-ce avec leurs parents! Et ils sont tous externes!
70 EN SIBÉRIE
« Bon! se dit-on, j'ai déplu à Vasili Markovitchl... »
Tel est, ou à peu près, Thomme que se représente
toute la Sibérie, ^- car M. Florinski est un des per-
sonnages les plus connus du monde officiel russe. —
Il m'est apparu, à moi, un peu différent de ce por-
trait, au cours des fréquentes visites que nous avons
échangées, et des longues conversations dont il m'a
honoré. D'abord, ce terrible chef du corps enseignant
est un parfait galant homme; puis, c'est un savant,
avec qui causer est une vraie joie. Il est probable
que, sur bien des questions que nous avons eu la
discrétion de ne pas aborder, nous ne serions pas
tout à fait du même avis, mais je ne puis me sou-
venir sans un vif plaisir des conversations que nous
avons eues sur la Sibérie, sur l'histoire de Tomsk, sur
l'archéologie locale, sur des questions de méthode
en histoire et en critique. C'est avec le recteur que,
dans ce voyage d'un caractère surtout pratique, j'ai
passé quelques-unes des heures les plus intellec-
tuelles de mon long séjour à Tomsk. Point d'enjoue-
ment, on le croira sans peine, peu de fioritures et de
penchant aux digressions a'necdotiques, mais, quelle
vision nette et quelle souplesse dans cet esprit! Sans
effort, il passe d'une discussion pratique sur le prix
des briques, par exemple, à une suite de réflexions
originales sur la marche de la migration des peuples
en Sibérie, ou à la discussion d'une trouvaille archéo-
logique et des déductions qu'impose au savant le
dernier kourgane é ventre. Quand on se promène à
travers le Musée qu'il a installé dans deux salles de
l'Université où il loge, quand on examine, sous sa
bienveillante conduite, des aiguilles de Tâge de
bronze, ou bien des ornements ostiaks qui lui per-
K V
TOMSK 71
mettent de supposer que rAmérique.du Nord â été
peuplée par une migration asiatique passée par le
détroit de Behring, on a peine â se représenter alors
que ce même savant fera peut-être punir demain un
étudiant aperçu sans sa casquette d'uniforme.
M. Florinski est médecin; il fut autrefois, à l'Uni-
versité de Kazan, professeur de clinique obstétricale :
mais il se consacre exclusivement, depuis bien des
années, à Tadministratioii et à rarchéologiè. D'une
santé débile, il ne recule pourtant pas devant des
tournées en iarentass par les villes et villages de son
académie; il fait ainsi chaque année des milliers de
kilomètres, recueillant dés pierres et des souvenirs
préhistoriques, distribuant des exhortations et sur-
tout des ordres. En Russie, le rôle d'un recteur ne se
borne pas à réglementer ou à contenir les enseigne-
ments secondaire et supérieur : les principaux efforts
de ce fonctionnaire doivent porter sur l'enseignement
primaire. Qu'on le veuille ou non, l'instituteur est
plus important, au point de vue politique, que le pro-
fesseur de Faculté, et le Gouvernement i'iisse, tout
comme le nôtre, s'efforce de modeler les écoles à son
image. Seulement, en Russie comme en Sibérie, la
question est plus compliquée que chez nous. En
France, le préfet et le recteur ne s'occupent pas de
savoir si l'on enseignera : ils examinent seulement
dans quel esprit on enseignera. En Sibérie^ les deux
problèmes se posent successivement; avant d'exa-
miner la direction qu'il convient d'imprimer aux insti-
tuteurs, il faut, là-bas, résoudre la question suivante :
convient-il d'encourager le mouvement d'instruction
primaire, d'augmenter le nombre des écoles et d'en
étendre le programme? Chez nous, de quelque
-Sf"
72 EN SIBÉRIE
nuance que soit le ministère, et par suite, le préfet,
on n*empôchera pas que tous les petits Français
n'apprennent à lire et à écrire ; en Sibérie, selon que
le recteur suivra telle ou telle politique, il y aura plus
ou moins d'enfants instruits des éléments. On voit
toute l'importance d'un tel poste. Or, le Gouverne-
ment russe a bien compris que multiplier le nombre
des écoles, c'était déposer dans le peuple des germes
nombreux de libéralisme, c'était, par suite, se préparer
des ennemis. Toutefois, ne pouvant songer. à tenir de
force tout un peuple dans l'ignorance, il a eu l'habi-
leté de prendre la direction du mouvement qu'il ne
pouvait entraver. A cet effet, il a cherché à mettre les
écoles aux mains des ecclésiastiques, les popes
n'étant jamais suspects de libéralisme. Mais, en face
de ces écoles religieuses, auxquelles le procureur du
Saint-Synode, M. Pobiédonostsef, a donné une si puis-
sante imjpulsion, il existe d'autres écoles, en général
beaucoup mieux organisées, qui sont subventionnées
par les conseils généraux ou les particuliers. Ces écoles
non ecclésiastiques sont de beaucoup les plus floris-
santes et les plus aimées du public, mais elles portent
souvent ombrage aux autorités; on ne pourrait les
supprimer : on leur fait une guerre sourde, et c'est
de cette lutte que se compose toute l'histoire ^de
l'instruction primaire en Russie depuis une dizaine
d'années. Le rôle du recteur consiste donc surtout,
w
ici tout au moins, à soutenir les unes et à contenir
les autres. Or, en Sibérie, ce rôle est délicat, car, si,
d'une part, l'autorité est plus armée encore qu'elle
ne l'est en Russie, l'opposition, de son côté, est moins
coercible, car ceux qui vivent en Sibérie ne craignent
plus d'y être expédiés.
• TOxMSK 73
Ces explications permettront, je Tespère, de com-
prendre le caractère principal des fonctfons exercées
à Tomsk par M. Florinski, et, en même temps, la
tendance de ce qu*on appelle là-bas la Société d'ins-
truction primaire.
Dans le monde russe tout entier, les écoles sont sou-
vent créées par initiative privée. Je sais, par exemple,
une jeune fille qui a ouvert en Russie, par son seul
dévouement, une trentaine d'écoles de village. En
Sibérie, où les centres habités sont séparés par de
longues distances, et où il faut lutter contre l'apathie
d'une population qui vit grassement dans sa séculaire
ignorance, les particuliers qui s'intéressent à l'ins-
truction primaire se sont, dans les principales villes,
constitués en sociétés. Ces sociétés, reconnues par
l'État, ont pour but d'instruire le peuple par tous les
moyens légaux, écoles, primaires, écoles d'adultes,
écoles du dimanche, représentation^ populaires, créa-
tions de bibliothèques, lectures populaires, confé-
rences, etc. Il semble donc qu'elles facilitent au rec-
teur la parti'e la plus ardue de sa tâche. Ce serait
exagérer, toutefois, que prétendre qu'il règne tou-
jours entre eux une parfaite harmonie : je soupçonne
que si les sociétés et le chef de l'académie sont
d'accord sur le but : nécessité inéluctable de donner
au peuple quelques miettes de savoir, ils ne s'en-
tendent peut-être pas aussi bien sur le moyen
d'atteindre ce but...
J'ai, en ma qualité de membre. du corps enseignant,
pris grand intérêt au fonctionnement de cette géné-
reuse société d'instruction primaire à Tomsk. Sans
me mêler à des questions qui ne me regardaient
point, j'ai assisté à plusieurs des séances plénières.
-"">*/
74 EN SIBÉRIE
En voici une, par exemple. Dans- une grande' salle
transformée en théâtre, sont réunies trois cents per-
sonnes environ. C'est dimanche, mais on n'est pas
spécialement endimanché : tous sont vêtus simple-
ment et proprement. On me montre des savants, des
professeurs; dès ingénieurs, des fonctionnaires, des
marchands, des paysans, des étudiants : les classes
les plus diverses de la société sont représentées ici :
çà et là, un joli visage de jeune fille se retourne, et
c'est un repos pour l'œil, entre toutes ces barbes.
Devant une petite table, trois messieurs, qui forment
le bureau, sont assis, et, à tour de rôle, prennent la
parole. On ne saurait se figurer le sérieux de tous les
assistants, la conscience avec laquelle ils écoutent
les rapports du comité, la franchise avec laquelle ils
avouent leurs moindres scrupules. On discute par
exemple sur les moyens d'augmenter les ressources
de la société : divers membres font des propositions.
« A Pétersbourg, dit l'un, nos collègues réalisent de
beaux bénéfices en vendant de vieux papiers et des
chiffons. — A Pétersbourg, répond un voisin, papiers
et chiiTons se vendent 100 francs la tonne; ici, on en
tirerait à grand peine 18 francs! » Durant deux heures,
on cause ainsi, sans prétention, avec une bonhomie
convaincue. J'emporte de là l'impression de m'être
trouvé en contact avec de braves gens encore gonflés
d'illusions, mais si fortement décidés à leur mission
de charité intellectuelle, que je me sens rougir un peu
démon scepticisme de blasé. — « Que diable êtes-vous
allé faire là? » me disait, en souriant, un haut fonc-
tionnaire. — « Ohl tout simplement me mêler à de
très honnêtes gens désintéressés, et me chauffer à leur
si noble enthousiasme. »
— « I •
TOMSK 75
... J'ai fait connaissance avec le Bureau des voies
de conoimunications fluviales. L'ingénieur en chef, le
baron B. A. Aminof, est le constructeur du canal de
rObi à ITénisséye. Il me reçoit avec une accueillante
bienveillance, et, à peine lui ai-je avoué mon désir
d'explorer le fameux canal, qu'il meta ma disposition
le bateau qui ravitaille là-bas les postes d'éclusiers,
et qui doit partir aussitôt après la débâcle des glaces.
J'aurai encore 500 kilomètres à parcourir en canot
toungouze pour gagner la ville d'Yénisseisk ; mais,
l'eau ne m'a jamais fait peur. Le baron Aminof parle
peu du canal, puisque je le verrai : en revanche, il est
inépuisable sur la question du réseau fluvial de la
Sibérie occidentale, et me donne de précieux détails
sur son exploration de l'Irtyche noir. Durant une
heure, nous remuons des cartes et des chifl'res, nous
discutons des tarifs, nous posons des rails, nous per-
çons des seuils de montagne : l'union de la Sibérie
avec l'Europe par eau est déjà faite quand nous nous
quittons. Le « Baron » passe à bon droit pour un des
plus éminents ingénieurs fluviaux de la Russie;
malgré sa timidité, il fait une grande impression, que
ne dément pas, je puis l'ajouter maintenant, l'examen
de sa belle œuvre sibérienne.
Me voici prenant le thé, ce soir, chez un autre fonc-
tionnaire du même département, Piotre Mikhaïlo-
vitch B. C'est un homme brun, un peu réservé, aux
yeux très doux. Plusieurs ingénieurs et fonctionnaires
sont là. Notre conversation prend tout de suite et sans
peine le caractère technique que je désire partout lui
imprimer. Il faut entendre avec quelle passion chacun
ici s'occupe de ces problèmes si difficiles des moyens
de communication, de colonisation et de culture.
•I-qy-
76 EN SIBÉRIE
auxquels, chez.nous, les- spécialistes seuls prêteraient
l'oreille. Naturellement, les hôtes ne manquent pas
de jouer aux cartes ; j'en profite pour causer avec le
fils de la maison, un enfant de sept ans, aux allures
décidées, au teint de pêche, et aux lèvres si rouges
qu'on les dirait peintes au carmin. Planté devant moi,
dans ses bottes plissées, son pantalon n'oir bouffant
et sa chemisette de soie bleue qu'il porte à la roisse,
il pose sur moi, l'étranger, l'être nouveau et extraor-
dinaire, ses regards interrogateurs : nous causons, et
je lui donne cent détails sur notre genre de vie, à nous.
— Alors, vous n'avez pas de poêles comme les
nôtres?
— Mais non !
— Et de la neige?
— Chez nous, c'est une exception; d'ailleurs, elle
fond tout de suite.
— Alors, comment faitps-vous pour aller en traî-
neau?...
' A chaque réponse surprenante, il se retourne en
riant vers sa mère qui est là, indifférente, elle, aussi,
au jeu de cartes. C'est une femme brune, simple et
réfléchie, d'une expression à la fois douce et décidée.
Elle est originaire de L'extrême ^id de la Russie : les
montagnes ont été l'horizon de son enfance. Elle
souffre plus qu'elle ne l'avoue de son séjoijr dans ce
pays rude, au climat extrême, dans cette Sibérie où
le printemps n'a pas de grâce ni l'été de séduction,
où l'on n'a pas de jardins, mais seulement, dans les
bois, une soudaine et folle poussée de fleurs. L'amour
des fleurs, des fruits et du plein air, voilà ce qui fera
toujours la différence entre les habitants de l'extrême
nord et nous autres, peuples gâtés de la nature.
• TOMSK 77
Nous causons de la société féminine de Tomsk.
M™° B. la trouve peu ouverte, peu accueillante,
elle n'y rencontre pas trace de l'expansion naturelle
aux femmes russes ,du sud-est. Aussi ne fréquente-
t-elle guère ici régulièrement que des femmes de fonc-
tionnaires : entre elles, elles cultivent et choyent leurs
tristesses d'exil volontaire. Et puis surtout, M"*'' B.
se concentre sur sa famille : n'est-ce pas l'éternelle
consolation ! A ce propos, nou.s parlons des Françaises,
et, sur quelques exemples d'évaporées qu'elle a pu
observer çà et là, nion interlocutrice les juge sévère-
ment. Hélas! on ne juge nos mères, nos femmes, nos
sœurs, que sur nos romans inconvenants (on ne lit pas
les autres) > et sur quelques fâcheux exemplaires de nos
compatriotes que la gêne ou quelque mauvais génie a
transplantées là-bas, tout en leur faisant perdre leurs
qualités natives. Qui donc * sympathiserait avec les
Russes, si on ne les voyait qu'à Monte-Carlo? Qui
donc aimerait les Françaises, si l'on ne connaissait
pas celles qui restent autour de leur clocher? Ah I que
les étrangers nous sont injustes!
Je parlais de la France, l'autre soir, avec une jeune
femme, russe elle aussi, et appartenant à la classe des
petits employés. Joli visage, aux yeux brillants et
comme noyés çà Qt là, intelligence moyenne, avec de
la naïveté fraîche et quelque lecture. Elle m'interro-
geait sur nos mœurs, sur nos goûts; et, tout en satis-
faisant gaîment sa curiosité, je ne pouvais m'empêcher
de trouver à part moi qu'une Française de sa classe
sociale ne la vaudrait pas : la Française, qui croit
toujours devoir s'observer et se retenir, comme si elle
allait glisser, aurait certes moins d'abandon, et, en
outre, dam^^ le souci qu'elle aurait de plaire, elle aurait
»♦
3'
78 EN SIBÉRIE •
peine à dire autant de choses justes que cette Russe
indifférente à Teffet qu'elle peut produire, et tout
entière à la conversation.
i f avril. — Le bibliothécaire de l'Université, Stépane
Kirovitch Kouznetsof, est un savant doux, myope,
pince-sans-rire, très sympathique, et toujours plein de
prévenance. L'autre jour, il me faisait voir les trésors
de la bibliothèque, dont le fonds principal vient du
comte Strogonof et d'un prince Demidof. Tantôt, je
déjeune chez lui, dans une intimité reposante et gaie.
La conversation est charmante, autour de la table, et
je m'y laisse entraîner comme à une conversation de
France. Je mets notre hôte sur le sujet des fouilles
archéologiques poursuivies par lui aux environs de
Tomsk. 11 me montre des bibelots préhistoriques, et
des photographies d'un intérêt puissant : me voilà
emporté dans un autre monde ; mais, çà et là, une ma-
lice lancée par notre hôte à l'adresse de quelque savant
confrère, me ramène à la réalité. Stépane Kirovitch sait
tout, positivement, mais il est surtout archéologue et
ethnographe. Aussi, comme tous ceux qui ont une
spécialité plutôt restreinte, est-il, malgré sa bonhomie,
d'une humeur combative et intransigeante pour tout
ce qui concerne la science. En voici un exemple. Il
s'est occupé avec grand soin et avec une rare compé-
tence de la race des Votiaks, qui vivent en Russie,
dans le bassin de la Kama. Il est donc quahfîé pour
parler de l'affaire fameuse de Moultane, dans laquelle
un village votiak fut accusé faussement par quelques
coquins russes, d'avoir pratiqué un sacrifice humain.
Ce procès, qui passionna toute la Russie, fut embrouillé
par un ethnographe qui prétendait étendre aux
Votiaks les coutumes religieuses d'une peuplade voi-
-Ij. V-
TOMSK 79
sine. M. Kouznetsof entra en lice, et, au point de vue
scientifique, prit la défense des accusés. Je sais tout
cela de longue date ; mais ce m'est un régal d'entendre
le récit de ces discussions fait par le savant lui- *
même. Il conte doucement, comme avec une ironie
intérieure, et, autour de la table, une houle dTiilarité
s'élève lorsqu'il nous fait le récit du défi qu'il a porté
à son adversaire, le professeur Smirnof. L'idée d'un
tournoi scientifique entre ces deux savants exaspérés
est délicieuse; d'ailleurs, il n'y a pas eu de sang
versé : le professeur Smirnof s'est dérobé, et Stépane
Kirovitch triomphe modestement *.
Les étudiants donnaient ce soir, au théâtre, un
concert de charité au profit de l'enseignement pri-
maire : j'y suis allé. Le théâtre de Tomsk appartient
à un particulier qui l'a fait construire sur une belle
place, après s'être, comme il convient, muni de toutes
les autorisations nécessaires. Malheureusement, l'ar-
chevêque s'aperçut un beau jour que, sans être direc-
tement face à face, la cathédrale et le théâtre étaient
en vue l'un de l'autre : était-il possible de tolérer une
si démoniaque impiété? Un théâtre, à trois cents
mètres d'une cathédrale I Voilez-vous la face, pieux
Sibériens! Non, jamais pareil lieu de perdition ne
serait supporté à côté d'un temple. Les Russes ne
sont pas bigots ; les Sibériens le sont bien moins
encore. Aussi la colère de l'archevêque provoquâ-
t-elle en ville une douce gaîté. Néanmoins, un arche-
vêque est un gros personnage : il fallut lui obéir.
Jeter bas le théâtre eût été dur ; le prélat d'ailleurs
4. Cf. la spirituelle préface de M. Paul Boyer à sa belle tra-
duction des Eludes ethnographiques dn^'Smirnoî {Leroux^ iS2%).
rvv"^*
'^
^0 EN SIBERIE
n'allait pas jusqu'à exiger pareil sacrifice. Le proprié-
taire se contenta d'élever entre la cathédrale et le
théâtre, pour les séparer nettement, une grande
bâtisse. La religion serait ainsi respectée. Seulement;
à quoi notre propriétaire (un riche marchand) pour*
rait-il bien employer sa. grande bâtisse? Des maga-
sins? — il s'en trouve en ville, et, d'ailleurs, la place
n'est pas favorable. Des maisons d'habitation? — on
est bien près des autorités. Si l'on en faisait un hôtel?
L'hôtel fut autorisé, et comme il s'élève en bordure
d'une belle place, il peut être assuré du succès. Je
félicite sincèrement Monseigneur de sa victoire. Un
hôtel n'est pas, <îertes, comme un théâtre, un lieu
excommunié par les canons, mais, pour qui connaît
les hôtels sibériens, il est extrêmement piquant de
voir l'un d'eux s'élever en face d'une église, car ces
auberges n'ont guère de scrupules, et donnent bien
lieu, pour le moins, à l'exercice de quatre ou cinq
des péchés capitaux.
Tomsk a donc conservé son théâtre. La salle en
est assez grande, toute blanche, meublée, en bas, de
rangs de chaises dont le prix est d'autant plus élevé
qu'on est assis plus près de la scène. L'éclairage élec-
trique est médiocre, mais enfin, il fonctionne. Je res-
sens, en plus grand et en moins intime, une impression
analogue à<îelle que me fit, il y a quelques années, le
théâtre d'Arkhangel : seulement, dans ce dernier, la
lumière était fournie par une cinquantaine de bougies,
et cela était si délicat, qu'on se sentait comme en
famille. Le rideau du théâtre de Tomsk est peint de
sujets qui sont allégoriques, je pense : au centre, se
dresse une énorme femme, autour de laquelle volti-
gent des anges. Ces anges sont si grands qu^ils ont
TOMSK 81
l'air de robustes adultes, et Tun d^eux, qui, avec Tinno--
cence d'un bébé, étale, tout au premier plan, de
volumineuses chairs roses, est comique à en mourir.
Les étudiants ouvrent le feu. Leur chef d'orchestre,
très jeune, très sérieux, ganté de blanc, et sanglé
dans son uniforme à liserés bleus, bat la mesure avec
une conviction émue, un peu gêné, je pense, par la
présence du Gouverneur. Après les étudiants, défilent
tour à tour des artistes amateurs, appartenant à la
meilleure société de la ville, et tout cet ensemble de
bonnes volontés unies est vraiment agréable, à force
d'être sans prétention.
12 avril, — Je lis religieusement, chaque matin, les
deux journaux locaux. Ils sont bien faits, un peu trop
bien faits, même, pour mon goût, car je suis trop
habitué à cette cuisine du journalisme, pour être
flatté de la retrouver au centre de l'Asie. Ils ont des
rédacteurs attitrés, des reporters même. Je ne retrouve
pas, même dans le meilleur d'entre eux, autant de
grâce sérieuse que dans le Stepnoije Kraye d'Omsk*
Mais, comment être sévère pour une rédaction.qui m'a
fait un si flatteur accueil, et qui m'a abreuvé de vin
rouge, en m'accablaht de questions? Le Tomsky JAstok^
(la feuille de Tomsk) est intéressant, et bien informé^
en général, surtout des menus faits de la vie provin-
ciale. Il est libéral avec prudence, et sait défendre à
la fois les intérêts de la bonne cause politique et ceux
de son propriétaire, le grand Hbraire Makouchîne. C'est
une feuille d'avenir, et qui gagne de l'argent. L'autre
journal est leSibirsky Viestnik {messager de Sibérie^)*
1. Devenu depuis lors journal quotidien, sous le nom dd
Sibirskaya jizne (La vie sibérienne).
2. Supprimé par la censure, au mois de mai 1897.
tSN giBiRiis. n
82 EN SIBÉRIE
•' L'autre jour, je lisais dans l'une de ces feuilles,
Tentrefilet suivant : « Un jeune homme, appartenant
à une administration publique, se permet de pour-
suivre certaines jeunes filles en leur adressant des
propos inconvenants. Le frfere d'une lycéenne ainsi
importunée est venu nous raconter la chose. Nous
prévenons, en conséquence, l'intéressé que, s'il recom-
mence à harceler les femmes qu'il rencontre, nous
imprimerons ici même son nom. »
Souvent, aussi, j'ai lu des remarques du genre de
celle-ci : « Nous prions l'agent de police de telle rue
de jeter un coup d'œil dans la cour de la maison tel
numéro : des tas de fumier s'y étalent, au mépris de
tous les règlements, et sont une menace pour la santé*
des voisins. »
Et encore cette note bien typique : « Nous avons
acheté du pain dans une boulangerie située dans
telle rue; ce pain contenait des crottes de souris et
d'autres immondices ; nous portons ce fait à la con-
naissance de nos lecteurs. »
Sans doute, à première vue, on peut trouver que
ces procédés de presse provinciale manquent un peu
de dignité; pourtant, cela n'est-il pas plus utile
qu'une énumération des chiens écrasés? Si la presse
se mettait résolument à signaler les abus, petits et
grands, elle aurait un beau rôle. Malheureusement, la
concurrence lui dicte la lâcheté. Mon premier mouve-
ment a été de sourire de ces dénonciations mesquines;
mais ensuite, je les ai trouvées plus crânes que les
vilaines compromissions de nos journaux à nous,
même ceux de l'opposition, devant tout ce qui porte
un litre ou possède quelque influence. Peut-on sou-
rire des journaux sibériens, quand on voit, en France,
TOMSK 8:^
les compagnies de chemins de fer tenir en laisse nos
milliers de feuilles publiques, et leur interdire toute
critique à leur égard, par le seul don grincheux d'une
douzaine de permis gratuits de circulation !
i S avril, — J'ai vu souvent, depuis mon arrivée, le
commissaire de l'émigration, A. V. Dourof. C'est un
homme paisible, affable, d'une franchise simple, et
sur qui pèse une tristesse : il a rapporté récemment
de ses visites aux baraquements des émigrants, des
germes de fièvre scarlatine, et a communiqué la con-
tagion à l'un de ses enfants, qui en est mort. Il faut
voir à l'œuvre, en Sibérie, ces hommes qui surveillent,
protègent et installent la troupe misérable des pay-
sans chercheurs de pain; à Tchéliabinsk, à Omsk, à
Tomsk, je retrouve chez eux, avec des nuances
diverses, le même dévouement simple, dont le spec-
tacle réconforte. La fatigue,^ les soucis, le contact
de la njisère criante contre laquelle on ne peut rien,
le danger des épidémies, enfin, pour eux et pour leur
famille, rien ne les eflraye ni ne les détourne.
Aussitôt après le lunch, Alexis Vasiliévitch est venu
me prendre dans sa voiture, et, par des chemins
abominables, risquant de verser vingt fois, nous
sommes allés visiter le Point d'émigration, c'est-à-dire
les baraquements qui servent do premier asile aux
émigrants. La vallée de la Tome forme une dépression
dans laquelle Tomsk est bâtie, escaladant çà et là le
rebord de la falaise, quand celle-ci se rapproche du
fleuve. Le Point est situé à cinq oti six kilomètres en
aval de la ville, à l'endroit nieme où se trouve installé
le port estival. Il faut savoir, en effet, que la rivière
n est praticable aux paquebots que durant les grandes
eaux printanières ; un mois après la débâcle, on ne
84 EN SIBÉRIE
s'embarque plus aux quais de la ville, mais là-bas,
au port : une ville russe ou sibérienne serait, je le
crois bien, un peu honteuse, si elle avait dans ses
murs mêmes sa gare et son embarcadère fluvial! Une
voie ferrée vient justement d'être construite pour
relier le port à la gare du chemin de fer : comme la
prairie où elle s'allonge est couverte lors des grandes
eaux, on a établi un remblai dont on a protégé les
revers par des amas de pierres que soutiennent des
losanges de branches entrelacées : d'un jour à l'autre,
on attend la débâcle, et, pourtant, tous les ouvriers
travaillent ici mollement, sans conviction *. La gare,
surélevée de plusieurs mètres, trône au milieu de cette
bourgade de bois, entrepôts, comptoirs, baraque-
ments, qui, dans quinze jours, va se trouver inondée.
Je ne crois pas utile de relater ici, dans le détail,
ma visite dans les chambres où quelques familles
d'émigrants qui s'en retournent attendent la débâcle
du fleuve et l'arrivée des paquebots; c'est toujours le
même spectacle de misère en haillons et la même
odeur spéciale de l'émigrant russe.. Ceux-ci, pour-
tant, ont peut-être l'air encore plus affaissé que tous
ceux que j'ai rencontrés jusqu'à présent; c'est que,
s'en retournant, ils ont perdu jusqu'à cette ombre
d'illusion qui, peut-être, soutenait un peu leurs frères*
A rinfirmerie, quelques typhiques achèvent leur con-
valescence. L'impression totale est lugubre. L'em-
placement de ce Point est piteusement choisi, sans
doute, mais, à moins de frais considérableSj on n'eût
pu mieux faire. Bon gré, mal gré, il faut subir icij
1. Dix jours après cette visite, l'inondation emportait plusieurs
kilomètres de la nouvelle voie!
TOMSK 85
au printemps, Tassaut de la rivière, et l'on s^y résigne.
Lorsque les eaux viennent à monter, on place le
bétail sur des radeaux qui, peu à peu, s'élèvent avec
le flot; les personnes valides s'installent sur les toits;
quant aux malades, on les porte en barque à Tinfir-
merie, où ils entrent par les fenêtres. Je ne verrai
pas ce spectacle, car pour le voir, il faudrait s'enfermer
ici durant plusieurs jours, et j'avoue n'en avoir aucune
envie; mais la simple description que m'en fait un
domesticiue, d'une voix paisible, me fait frissonner.
i ô avril, -r— Il fait décidéuient chaud, et le dégel qui
n'était qu'ébauché, s'accuse chaque jour davantage.
La rue a si bien fondu qu'elle a pris l'aspect d'une
rivière de boue couleur chocolat, où les pieds des
chevaux s'enfoncent jusqu'au boulet, inclusivement.
Les senteurs, qui- étaient d'abord individuelles, si je
puis dire, à mesure que chaque unité odorante se
dégageait de sa croûte de glace, se sont maintenant
fondues, elles aussi, et, sans plus rien pouvoir affirmer
sur la provenance de telle ou telle effluve, tout ce que
l'on peut dire, est que cela sent bien mauvais. Dans
la ville haute, bondissent les eaux printanières. Chose
curieuse, bien que j'aie vu, il n'y a pas deux mois, le
printemps à Nice, celui-ci me réjouit comme si je
l'attendais depuis octobre. A sentir cette tiédeur, à
voir enfin la terre pointer soiis la neige, à voir glisser
ces eaux que je m'étais accoutumé déjà à croire
emprisonnées, à entendre babiller toutes ces choses
qui étaient mortes, je me sens pris d'une joie de con-
valescent; c'est un épanouissement de tout mon
être, et j'y puise le courage de supporter sans aigreur
les ennuis de ce printemps horrible qui nous empri-
sonne dans les maisons, tandis qu'il fait son œuvre.
•%VL-
86 EN SIBÉRIE
A cette gaîté printanière s'ajoute Timpression char-
mante d'une visite et d'un déjeuner chez le directeur
du service des mines, Michel Alexandrovitch Chostak.
Des manières distinguées et prenantes, une voix au
timbre singulièrement caressant, un abandon de con-
fiance que Ton trouve rarement dans un tel poste,
un esprit lucide et très orné, voilà mon hôte. Certes,
je ne puis rapporter ici toutes les conversations tech-
niques vers lesquelles je dirige mes interlocuteurs
si variés; il est évident que je ne vais pas voir un
financier pour lui parler d'agriculture, ni un ingénieur
des mines pour l'interroger sur Témigration, Mais, je
puis bien rappeler, en passant, que peu de spécialistes
m'ont paru aussi nets que M. Chostak, auquel je dois
une bonne partie de ce que j'ai appris, durant mon
long séjour à Tomsk, sur la Sibérie minière. D'ail-
leurs, les ingénieurs, en général, sont beaucoup plus
francs que les ichinovniks et les commerçants. L'édu-
cation solide et pratique qu'ils ont reçue tend à leur
donner un peu de cette naturelle horreur du men-
songe inutile que tant de leurs compatriotes n'ont
jamais. connue. Puis, les sujets qu'ils traitent ne .sont
pas aussi glissants que les sujets politiques, com-
merciaux ou administratifs. Il est, sans doute, aussi,
parmi eux, des médiocres qui m'ont fait des contes
bleus dont je ris encore, mais, à tout prendre, c'est
dans le corps des ingénieurs que j'ai le plus constam-
ment rencontré, en Sibérie, des hommes à l'esprit
droit et cultivé, avec lesquels on pouvait s'entretenir
de questions impersonnelles sans craindre de per-
pétuelles affirmations mensongères.
Michel Alexandrovitch m'a mis au courant de la
question houillère dans la province de Tomsk. Il y a
.^
TOMSK 8T
tout près d'ici des gisements considérables de charbon
de terre excellent, et mon hôte en emploie pour sa
cuisine. 11 en a analysé devant moi un échantillon..
Comme il se propose justement d'aller examiner des.
travaux de prospection exécutés à quelques kilo-
mètres delà ligne magistf aie du Transsibérien, il m'a
proposé de l'y accompagner. On ne refuse pas une
telle aubaine. Une pareille excursion me séduit beau-;
coup plus que la classique opération du laboratoire
de fonte, où l'on voit verser dans un creuset le con-„
tenu d'un sachet de sable d'or, puis ensuite préci-
piter dans l'eau qui; rugit uti jaune lingot d'or. Cette
opération, que décrivent tous les touristes, se répète»
la même à Ekaterinbourg, à Tomsk et à Irkoutsk,
et, pour intéressante qu'elle soit, on s'en blase assez
vite, quand l'or fondu ne vous appartient pas.
/ 7 avril. ' — De grand m»tin, je suis en route par
les rues où la boue a gelé en dures ornières, et,
cahin-caha, mon fiacre sautille dans des flaques d'eau
printanière, dont la glace se brise au passage. Lé train
lent, surchauffé à la fois par des poêles et par le soleil
déjà ardent, emploie sept ou huit heures pour fran-
chir les 60 kilomètres qui séparent Tomsk de la station
Tdiga., où son emibranchement se raccorde à la grande
ligne. Cette gare, où l'on est obligé d'attendre, selon
les cas, de 6 à 24 heures les trains de l'est ou de l'ouest,
aurait dû être considérable, puisqu'elle dessert une
des plus grandes villes de Sibérie : pourtant, dans le
projet primitif, dans ce projet qui témoigne de l'igno-
rance absolue où l'on était en Russie du développe-
ment dont la Sibérie était capable, la pauvre gare de
bifurcation était si étroite, qu'au bout d'un an, on a
dû la reconstruire, et l'augmenter d'annexés. Elle e^t
88 EN SIBÉRIE
encore beaucoup trop petite, ridiculemenl trop petite,
comme celles de tous les points importants du par-
cours : on y étoutîe, on s'y écrase, et Ton ne sait où y
trouver un coin pour passer les interminables heures
de Tattente. Nous allons, après déjeuner, visiter le
village de Taïga : c'est une des curiosités de la Sibérie
moderne, c'est un village champignon, qui fait penser,
de même que Krivochokovo, situé à 60 kilomètres à
Toûest, aux centres d'exploitation que les États-Unis
de l'ouest ont vu boomer en quelques mois. Il y a juste
deux ans, il h'y avait absolument rien, à cette place,
rien que la taiga, la forêt vierge inextricable, où les.
coqs de bruyère roucoulaient paisiblement, et où
paissaient les rennes sauvages. Un beau jour, une gare
se construisit sur ce point; la population flottante,
que la grande entreprise du Transsibérien traîne avec
elle, flaira d'instinct l'importance de cette place, et
s'y installa. Tout ce qui part vers Tomsk et tout ce
qui en vient, passe nécessairement ici : la gare doit
être, de toute nécessité, un entrepôt considérable de
machines, de w^agons et de marchandises; il est évi-
dent, dès lors, qu'il y a beaucoup à gagner autour
des dépôts et autour des voyageurs. Les ouvriers se
construisirent des cabanes à proximité de la station.
Les cabaretiers ouvrirent des débits à l'usage de ces
ouvriers; peu à peu, ils vinrent en nombre, les ishas
s'ajoutèrent aux isbas^ les mauvais lieux aux mauvais
lieux, les voleurs aux fainéants et aux ivrognes, si
bien .que, au bout de quinze ou dix-huit mois, le
bourg comprenait déjà 2 000 âmes. Il faut visiter cet
amas de huttes pour èe rendre compte de ce que
représente l'écume de la population sibérienne.
Aucun plan, sinon celui de rester le plus près pos-
r^
TOMSK 89
sible de la gare, n'a présidé à la construction de ces
abris en planches. Nous enjambons des amas d'im-
mondices qui dégèlent, nous pataugeons dans des
fumiers, nous glissoûs dans des courettes, nous nous
heurtons à des impasses dont il nous faut sortir par
escalade : bref, nous errons, pendant une heure, dans
le plus affreux tohu-bohu de campements sordides et
compliqués. Ce qui me frappe, c'est le nombre des
cabarets : l'alcool est un ami dont l'homme du
peuple, en Russie, ne sait jamais se séparer. Natu-
rellement, il n'y a ici ni police, ni administration : le
bourg n'existe officiellement que depuis le recense-
ment de l'automne dernier, et, de Saint-Pétersbourg,
on n'a pas encore donné l'ordre d'organiser cette
fourmilière. En attendant, les vols, la débauche, voire
les meurtres, vont leur train dans le bourg de Taiga,
premier germe impur de la ville qui, dans un quart
de siècle, peut-être, doit supplanter Tomsk.
Nous nous réfugions chez le médecin de la station,
un tout jeune homme, affable et hospitalier, qui met
à ma disposition, une fois pour toutes, un lit, un
samovar et des livres, pour quand il me plaira de
revenir ici. 'Tandis que nous sommes occupés à
causer hygiène locale, la porte s'ouvre, livrant pas-
sage à un être assez extraordinaire. C'est un petit
homme brun, frisé, alerte, étrange : tout est rond
dans sa personne : son nez, un bon gros nez arrondi
et rubicond, ses yeux, de bons gros yeux à fleur
de tête, très doux et très bleus, son menton, sa
bouche, sa tête. Ses mouvements sont rapides et
décidés. Il est à l'aise dans une paddiovka fourrée, un
•vêtement long, ajusté jusqu'à la ceinture, et terminé
par une jupe très ample. Il traîne à la laisse un grand
90 EN SIBÉRIE
chien ostiak, aux oreilles droites, une bête sans
pareille pour la chasse à Tours. Derrière lui, se montre
son domestique, portant trois fusils et deux paires de
raquettes à neige, longues de deux mètres, et formées
d'un cadre en bois recouvert de peau de renne.
Nicolas Serguiévitch, on s'en doute bien, est un
chasseur. Ses occupations en ville sont assez élasti-
ques pour lui permettre de passer dans la iaiga la
majeure partie fle son temps. Voilà donc ^nfin le pre-
mier chasseur sérieux sur qui je mette la main, cette
année. A l'automne dernier, à Tioumen, un très
aimable hôte m'avait convié à une battue aux lièvres;
maiis, depuis ce massacre fort curieux, je-n'avai^-pas
trouvé une seule occasion de brûler une cartouche ou
même de parler chasse avec un homme compétent.
Nicolas Serguiévitch semble comprendre mon impa-
tience, et le voilà, lui qui, pourtant, n'est pas de
nature très bavarde, nous contant cent histoires vraies
ou vraisemblables. Il nous décrit le tok du coq de
bruyère, le coq faisant la roue en gloussant, au milieu
d'un cercle de poules attentives; il nous affirme qu'il
avale de petites pierres brillantes pour s'alourdir,
" et qu'il est si discret dans ses ébats arùoureux que
nul œil humain n'en a jamais été témoin. Gomme
plusieurs d'entre nous mettent en doute ces faits
extraordinaires, Nicolas Serguiévitch se contente de
sourire mystérieusement, et d'affirmer encore, par sur-
croît, ceci que tout le monde peut en effet contrôler :
le coq avale sa langue, durant la période de ses glous-
sements printaniers. La véracité des histoires me
préoccupe en somme assez peu, mais je m'intéresse
vivement à ce type de chasseur sibérien, passionna
pour la iaiga^ et dont tous les rêves viennent se
TOMSK 9 1
grouper autour de cette bonne vie libre et tueuse du
bois triste... Noui^nous reverrons, je l'espère.
Notre train arrive enfin, assez tard dans la soirée,
et, vers minuit, nous débarquons à la station de
Soudjenka, située à environ 80 kilomètres de.Tomsk,
par la voie ferrée, à 50 kilomètres au plus, à vol d'oi-
seau. Il nous a fallu 16 heures, y compris les arrêts,
pour franchir cette distance ! Nous devons partir
demain matin, au point du jour, et, en attendant,
nous nous altongeons, mes deux compagnons et moi,
sur des tables et sur des bancs, pour passer la nuit.
18 avril. — Le jour vient enfin, avec une aurore
pourpre au bord de l'horizon : la bande sanglante
§'étale,* coupée çà et là par le fût d'un bouleau, et les
teintes du matin frais sont délicieuses. Tout près de
nous, à ce qu'il semble, un coq de bruyère gloussQ
dans le silence de ce désert. Deux traîneaux attelés en
tandem viennent nous chei'cher, et nous partons par
le sentier neigeux, profitant de ce que la gelée noc-
turne a raffermi la croûte glacée. Malheureusement,
à mesure que nous avançons, le dégel s'accuse davan-
tage; nous trouvons sur notre route des ruisseaux
bondissants et des étendues de neige pourrie, dans
laquelle les chevaux trébuchent, s'enfoncent parfois
de travers, jusqu'au poitrail, au risque de se casser
vingt fois les jambes. Nous arrivons enfin à la mine.
Les travaux préparatoires sont commencés : de nom-
breux sondages^ ont été exécutés, et déjà les bois
sont prêts pour.étayer les galeries. La houille devient
excellente à partir d'utie vingtaine de mètres, et la
disposition des filons permet, paraît-il, une extraction
prompte et peu coûteuse. L'aspect de ces baraque-
ments, de ces puit& de sondage, de ces poteaux de
.- -V. . ^--T ....... -, --. ...... _.._. ^j,^^^
92 EN SIBÉRIE
mine, de ce travail civilisé au milieu d'un désert nei-
geux, et au bord d'une tdiga sombre, a vraiment
quelque chose d*impressionnant. De la force, de la
chaleur, de la vie sortiront de là dans quelques
mois; d'ici peu, sans doute, ce sol vierge sera
retourné, et tout là-bas, au fond du trou, des hommes
travailleront dans le noir*.
Au retour, la route est pire encore qu'à l'aller :
toutefois, nous parvenons à la station sans accident
grave : notre traîneau a bien versé; mais, par
miracle, nous n'avons même pas endommagé un
panier d'œufs que nous avions achetés au village.
Nouvelle attente du train montant. Puis, arrivés à
Taïga, attente plus longue encore du train de Tomsk.
Par bonheur, vers 4 heures de l'après-midi, nous
voyons entrer au buffet le directeur de l'exploitation
de la section centrale du Transsibérien, F. M. Valouief.
M. Chostak me présente, et nous sommes invités à
prendre pkce dans le train spécial qui rentre à la
ville. Ce n'est qu'en Sibérie que l'on voit monter dans
un wagon-salon des hommes accoutrés comme nous
le sommes en ce moment; l'indulgence est grande,
en ce pays, et M. Valouief ne nous tient pas rigueur
de nos bottes imperméables et de nos pelisses de
mouton. Grâce à sa délicate prévenance, nous sommes
à Tomsk à 10 heures du soir, au lieu de n'y parvenir
qu'à 7 heures le lendemain matin. Je me trouvai là,
pour la première fois en Sibérie, en contact avec un
1. Un an après mon passage, il s'élevait déjà à cet endroit une
cité ouvrière et une usine d'extraction. Un hardi capitaliste
russe, M. Michelson, a conclu un traité qui lui assure la four-
niture des sections occidentale et centrale du Transsibérien, où
l'on chauffe désormais à la houille, alors qu'en Russie, on
chauffe encore presque partout au bois.
TOMSK 03
personnage officiel qui pouvait quelque chose pour
me faciliter le voyage : je puis dire maintenant que,
depuis le jour où M. Valouief m'a ramené à Tomsk
dans son train spécial, jusqu'à celui où M. Khorvat,
directeur de la ligne d'Oussouri, non content de
m'amener à Vladivostok dans son wagon, m'envoyait
encore son coupé pour me prendre à la gare, je n'ai
pas cessé d'être l'objet des prévenances des ingé-
nieurs et des grands personnages rencontrés.
i 9 avril, — En revenant ce soir d'une visite pleine
et instructive au jeune ingénieur qui accompagnait à
Soudjenka le Directeur des mines, je repassais dans
mon esprit les renseignements si nets qu'il m'avait
donnés sur divers points de législation minière.
Comme il est originaire des provinces baltiques, je
ne pouvais ni'empêcher d'admirer les qualités de pré-
cision, d'ordonnance et de sérieux que lui confèrent
ses origines allemandes. Fonctionnaire très apprécié
à Tomsk, parfaitement intègre, il faisait, de plus,
preuve tout à l'heure, devant moi, d'une telle netteté
de méthode dans l'exposition et la discussion de plu-
sieurs problèmes délicats, que je me trouvais reporté
en pleine Europe centrale, dans ce foyer d'études
méthodiques que les hasards du voyage m'ont fait
un peu oublier. Il y a quelques jours, précisément,
un ingénieur russe se dérobait aux questions que je
lui posais sur les règlements relatifs à l'entretien des
ouvriers des mines d'or; mon présent interlocuteur,
au contraire, sans s^étonner, comme l'autre, de me
voir m'intéresser à une question qui échappe à ma
compétence officielle^ se lève, prend une brochure,
et me met les règlements entre les mains : quelle
différence, entre 6e bavard russe qui semait de jolis
94 - EN SIBÉRIE
mensonges, et cet Allemand sérieux qui cause sérieu-
sement! Le premier a beaucoup vécu en Sibérie, le.
second a subi la discipline de la science occidentale.
La distance qui sépare l'un de l'autre est appréciable.
Tandis que, pour revenir, je descendais la colline,
le crépuscule tombait sur la ville : le soleil couché
avait laissé au ciel un large voile pourpre, sur lequel
se détachaient en vigueur quelques silhouettes d'ar-
bres dénudés, des bulbes de chapelles, et les croix
d'or de la cathédrale. Sur tout cet horizon, planait
comme une gaîté d'animation printanière.
^0 avril. — J'a ipassé la soirée chez Tami A .S. Fial-
kovski. C'est une figure un peu sombre, lente à
s'animer, avec des traits accusés et des yeux pro-
fonds. C'est un des innombrables Polonais qu'une
efl'ervescence de jeunesse a fait transplanter en
Sibérie. Il y travaille avec sa forte intelligence, et
met au service de grands travaux publics son iné-
branlable intégrité. Plus je le vois et plus je m'attache
à lui : peut-être un semblant de défiance le faisait-il
se tenir sur ses gardes, et l'empèchait-il, au début, de
causer de choses sérieuses avec moi qui n'étais pour
lui qu'un de ces nombreux touristes que la Sibérie
voit passer comme des vols de canards sauvages,
^lais, depuis qu'il a reconnu que je travaillais, que,
sans vouloir prendre parti dans les querelles locales,
je cherchais, du moins, à m'en instruire, que j'avais
en vue une compréhension aussi large et aussi nette
que possible de la Sibérie, il n'a plus hésité à mettre
à ma disposition sa vaste expérience des choses sibé-
riennes. Nous causons ainsi des heures entières, chez
lui ou (5hez moi. Nous effleurons mille sujets : France
et Russie, littérature et politique, administration et
TOMSK Oo
économie politique, instruction primaire et grandes
entreprises. Le Transsibérien nous arrête fréquem-
ment, et il me donne à son sujet de précieux détails.
C'est vraiment chose curieuse pour moi de voir que
cet homme qui, pour une peccadille libérale, a été
arraché jadis à sa ville natale et à sa carrière, est
cependant plus dévoué à la cause publique que bien
des Russes que Van envoie ici avec de gros traite-
ments. D'ordinaire, par exemple, lorsque je parle du
Transsibérien, les uns m'assurent que personne ne
vole en le construisant : ceux-là mentent si naïve-
-ment qu'îls me font sourire; les autres m'affirment, au
contraire, que tout le monde se remplit les poches ;
ceux-là exagèrent et me font quelque peine. Pour
A. S. Pialkovski, loin de nier les abus, il les éclaire
nettement ; mais il les circonscrit. Il m'expliquait, par
exemple, que ce sont d'ordinaire les minces entrepre-
neurs qui opèrent des gains illicites, sur la différence
entre le prix prévu par le cahier des charges et celui
qu'ils payent réellement à des ouvriers illettrés ou
indifférents qui signent, les yeux fermés, tous les
papiers de contrôle qu'on leur présente. Il est certain
que cette explication me donne du personnel une
plus haute idée que les négations des uns et les exa-
gérations des autres. Il en est de tout ainsi. J'ai d'ail-
leurs toujours observé qu'en Russie comme en Sibé-
rie, les affirmations les plus erronées se répandaient
sans peine, parce que beaucoup de Russes n'aiment
pas convenir qu'ils ignorent quoi que ce soit. Plutôt
que de l'avouer, ou, par prudence, de feindre Tigno^
rance, ils imagineront une explication fantaisiste, ou
bien se feront sans remords Técho d'un mensonge.
C'est donc une bonne fortune que de mettre la main
/
96 EN SIBÉRIE
sur un homme qui sait vraiment quelque chose avec
précision : la réalité alors apparaît sous des couleurs
moins sombres. Mais, en vérité, un grand person-
nage russe pourra-t-il croire que ce sont des exilés
politiques qui m'ont bien fait juger de telle entre-
prise, de telle administration et de tel haut fonction-
naire sibérien? Pourtant, le fait s'est souvent produit.
Puisque je parle d'exilés politiques, je veux rap-
peler une conversation que j'ai eue, l'an dernier, un
soir d'octobre, avec plusieurs d'entre eux, au sujet de
leur exil. C'est un souvenir qu'ils n'aiment pas toucher,
non par prudence, certes, mais par dédain. Cepen-
dant, à ma prière, les uns et les autres se laissèrent
aller, ce jour-là, à répondre à mes questions. D., le
premier qui parla, avait été, un beau jour, transporté,
avec un ami, sans savoir pourquoi, dans une toute
petite ville perdue dans la Russie du Nord, au milieu
des forêts. Il avait de l'instruction; mais, ni lui, ni
son compagnon d'exil ne reçurent l'autorisation de
donner des leçons : l'exercice de l'enseignement est
rigoureusement interdit à ceux qu'on nomme « les
politiques ». A tout hasard, son ami se fit cordonnier;
quant à lui, s'étant, jadis, un peu occupé de serru-
rerie par passe-temps, il s'aboucha avec deux serru*
riers pétersbourgeois exilés eux aussi dans ce trou
de province et, avec leur aide, fonda une boutique où
l'on entreprit d'abord la réparation, puis la fabrica*
tion de fusils, de serrures, de samovars, de montres
même. Grâce à ce métier qui lui laissait encore quel-
ques heures de loisir pour la lecture, D. gagnait, par
mois, une centaine de francs : une véritable fortune.
Un peu plus tard, ayant fait la connaissance d'un
chimiste également exilé, il ouvrit avec lui une rudi-
Les femmes de Maximkiniar (p. 142)
TOMSK 97
menlaire fabrique de savon. MaUfeureusemenl, le
chimiste manquait de pratique, il n'avait pas le tour
de main. Sur ces entrefaites, nos amis rencontrèrent
un Tatar qui leur enseigna quelques secrets de fabri-
cation appris par lui dans une grande savonnerie de
Kazan, sa ville natale. Le savon marcha si bien que
la fabrique, fort agrandie, existe encore aujourd'hui,
après bien des années. « Malheureusement^ conclût
D., elle ne m'appartient pliis !»
Un autre des assistants, un grand brun, A., avait été
expédié dans un village sibérien du bassin de ITéniS'
séye. Deux amis raccompagnaient : ceux-ci étaient
charrons; lui-même était étudiant en médecine. A eux
trois, ils avaient 200 francs en argent et 100 francs
de dettes. Arrivés à la fin de septembre, ils employè-
rent tout le mois d'octobre à se construire une isba :
leurs économies y passèrent toutes, soit 100 francs de
bois équarri, et 100 francs pour payer les charpen-
tiers. Chez les marchands du village, ils prenaient à
crédit. Une fois logés, ils commencèrent à travailler.
Les principaux revenus étaient fournis par A. Étu-
diant en médecine de troisième année, il se mit à
soigner de son mieux les malades qui, d'instinct,
affluaient vers lui,. car pour les pauvres êtres de ces
pays perdus, tout honâme civilisé est un médecin. Il
n'acceptait pas d'argent pour ses visites *, mais, en
1. Les libéraux russes trouvent presque déshonorant pour un
médecin d'accepter des honoraires. D'ailleurs, tous les méde-
cins, en Russie, reçoivent le prix de leurs visites, comme en
cachette ; on ne demande jamais là-bas : « Docteur, combien vous
dois-je? » on taxe soi-même son guéfisseur, et on lui glisse les
roubles-papier le plus délicatement possible, dans une poignée
de mains. On doit se tromper de temps à autre dans l'éva-
luation. Durant tout le temps de la visite, les yeux du médecin
et du patient semblent exprimer ceci : « Qu'est-ce que je lui
EN SIBÉRIE. 7
-•
98 EN SIBÉRIE
échange des médicaments, les patients donnaient ce
qu'ils jugeaient à propos. Bien que ces paysans fus-
sent très pauvres, leurs dons suffisaient, et au delà, à
l'entretien de nos trois amis : dès la fin de novembre,
ceux-ci avaient payé leurs dettes. Toutefois, cette pros-
périté ne fut pas de longue durée : A. dut renoncer à
l'exercice de la médecine, faute de pouvoir vaincre
l'ignorance de ses clients. Il lui était impossible de leur
persuader que la santé ne s'achète pas chez le médecin
comme le sucre chez l'épicier : les paysans voulaient
conclure des marchés, payer tant pour être guéris à
telle époque et de telle façon! En outre, les malades
refusaient de se soumettre à toutes prescriptions
hygiéniques : l'usage de l'eau froide, par exemple, ne
put jamais leur être imposé. A. flnit par prendre de
l'ouvrage chez un menuisier. Aujourd'hui , il est libre. . .
Un troisième interlocuteur, dont les yeux mobiles
brillaient derrière son lorgnon, prit la parole à son
tour : c'était l'excellent T. « L'histoire de mes débuts
en Sibérie est moins gaie, dit-il, que ne vous le sem-
blent peut-être celles que vous venez d'entendre. Nos
amis ne vous ont pas dit l'horreur de leur isolement,
les tortures de leur transport : à quoi bon insister
là-dessus? lisez le livre de Gollz : Dans le monde des
réprouvés^ et vous saurez une bonne partie des maux
que nous avons endurés, eux comme moi. Mais enfin,
puisque vous êtes loin de chercher des histoires à
sensation, puisque vous êtes ici, non pas, comme
vous dites, pour faire du reportage américain, mais
donnerai? trois ou cinq roubles? » ou bien ceci : « Qu'est-ce
qu'il va me donner? un, deux, trois roubles? ah! s'il m'en don-
nait cinq! » Les Russes blâment notre brutalité, en pareille
matière : le médecin, disent-ils, n'est pas un marchand... Vérité
en-deçà de la Vistule, erreur au-delà...
Ï/I-I-
TOMSK 99
seulement pour étudier, pour comprendre la Sibérie,
je ne veux pas m'attarder là-dessus. J'étais tout jeune,
moi aussi, quand on m'a envoyé ici : j'avais beaucoup
d'illusions, et elles m'aidaient à tout supporter. Un
des incidents de notre vie d'étapes vous intéressera
peut-être. Avec nous cheminait vers les confins de
l'Asie un vieux Juif. Le brave homme ne savait ni le
russe, ni le polonais, ni l'allemand, mais seulement
son jargon hébraïque. Il était aussi paisible qu'il
était indifférent à la forme du Gouvernement : pour-
tant, il marchait avec noufi, les politiques. Voici pour-
quoi. Cet homme tenait, dans une petite ville du sud-
ouest, en Russie, une sorte de poste particulière, à
laquelle s'adressaient, par économie, les pauvres
gens. Un jour, une periquisition fut faite chez lui, et
Ton saisit, entre autres, une lettre adressée, sous son
nom, à l'un de ses clients. La lettre était compro-
mettante. Notre homme fut arrêté sans explications,
— et expédié... Quant à moi, j'avais pour vivre 9 rou-
bles (environ 30 francs) par mois, dans un village
perdu, où la farine de seigle valait 12 francs les
16 kilogrammes. 11 fallut apprendre à cuire son pain :
un de mes amis et moi nous servîmes pour cela d'un
petit livre d'écolier, car nous ignorions profondément
l'un et l'autre les éléments de la boulangerie. Nous
utilisions une sorte de farine d'orge. Les paysans,
autour de nous, cuisaient le pain chaque jour : nous
voulûmes d'abord, afin de gagner du temps pour nos
études, ne cuire que deux fois par semaine; mais ce
pain, lorsqu'il était rassis, était tellement indigeste,
et la farine en était si grossière, que j'eus bientôt une
espèce de dysenterie. Nous vivions là-bas dans l'iso-
lement le plus absolu, au milieu de blancs plus gros-
100 EN SIBERIE
siers que des sauvages. Cependant, peu à peu, ils
s'habituèrent à nous. Nous donnâmes lecture des
Bécits d'un chasseur de Tourguénief, et, lorsque le
livre fut terminé, il fallut recommencer. — C'est lin
beau succès ! » conclut T. avec un sourire triste.
... Non, chers amis, je ne cherche pas à recueillir
des histoires à sensation. Mais les vôtres me servent
à éclairer la formation d'une partie de la société sibé-
rienne, la plus cultivée et la plus honnête. Un quart
de siècle a passé sur vos premières souffrances; vous
êtes maintenant des hommes faits, vous avez une
famille, une situation, vous êtes parmi les citoyens
les plus respectés de la ville que vous habitez.. Vous
avez travaillé durement" dans ce dur pays; mainte-
nant, vous semez autour de vous le bon grain de
l'instruction primaire, et vous répandez l'inappré-
ciable exemple de la vertu civique dans ce qu'elle a
de plus noble, au milieu d'une société corrompue,
qui peu à peu, sous votre action, se modifie. Vos his-
toires ne sont pas pour moi des anecdotes : ce sont
des faits typiques..*
i
Ce soir, cette conversation de Tioumen me revenait
en mémoire, en constatant que A. S. Fialkovski,
comme tant d'autres, fait partie de cette cohorte
d'exilés intellectuels qui a civilisé la Sibérie, tandis
que les forçats la corrompaient, et que tant de fonc-
tionnaires la pillaient. Certes, je le répète, nous
abordons rarement, lui et moi, pareils sujets. Nous
causons plus volontiers de l'avenir et du présent que
du passé, et il me met surtout au courant des obser-
TOMSK . 101
valions qu'il a faites, ou bien me fait me rencontrer ,
avec tel ou tel de ses amis dont Texpérience enri-
chira mes notes.
Après avoir ainsi causé, ce soir, chez lui avec de^s
ingénieurs du chemin de fer, et avec un médecin,
nous passions dans la salle à manger, pour prendre
du thé et pour souper, lorsque, en entrant, mes yeux
tombèrent sur une grande carte d'Europe, pendue à
la muraille. Depuis deux mois, je suis habitué à voir
sur les parois des appartements des cartes de Sibérie;
aussi une douce nostalgie m'a-t-elle étreirit tout à
coup à contempler notre Europe : elle est si jolie, si
finement découpée, depuis son extrémité occidentale,
ciselée, civilisée, bruissante, jusqu'à sa morne extré-
mité orientale, lourde massue qui touche à l'Asie I Et
ce petit morceau de France, joli comme un jouet, si
gracieux et si bien équilibré, m'apparaît plus tendre
encore, maintenant que j'ai les yeux remplis par
tant de visions de cartes sibériennes, énormes et
désertes...
22 avril, — J'allais faire visite à l'Université à
M. Kouznetsof. Il se trouvait à l'église : prévenu de
ma présence, il est venu me chercher et m'a entraîné
dans la chapelle à laquelle on accède par des couloirs.
Nous sommes en pleine semaine sainte, et, à défaut
du peuple-, les fonctionnaires de Tomsk font tous les
jours leurs dévotions. La chapelle de l'Université est,
par excellence, l'endroit « comme il faut /> pour faire
fies Pâques : c'est la Sainte-Clotilde de Tomsk. Il y a
pour cela une bonne raison : le Gouverneur y fré-
quente; on y est donc bien en vue et l'on a ainsi la
joie d'accomplir son devoir, avec la douce assurance
que nul n'en ignorera. Pour ma part, je n'aime guère
-.-'.^-/ Tk-
102 EN SIBÉRIE
les cérémonies du culte orthodoxe, qui nous forcent
à rester debout des heures entières : mais ce soir, je
n'ai pas regretté ma fatigue, car j'ai pu observer
Tassistance. Chacun des fidèles tient à la main un
petit cierge allumé, et l'on voit, d'après la position du
cierge, quelque chose du caractère de celui qui le
porte. Il y a d'abord l'homme sérieux, convaincu, qui
vraiment prête attention au service divin ; il sait que
le cierge est un symbole et ne saurait être tenu négli-
gemment : il s'est accoté à un pilier; grave, il tient
son cierge droit, immobile, sans une bavure et sans
un égouttis. Voici la maman soigneuse qui s'est
enveloppé la main de son mouchoir; son cierge est
droit aussi, mais c'est surtout parce qu'elle craint les
taches; quand elle s'allonge sur les dalles pour les
toucher du front, elle souffle le cierge, dévotement,
prudemment. Près d'elle, un indifférent se fatigue de
son cierge, et finit, distrait, par le pencher légère-
ment, mais, il le relève bien vite, persuadé que la
verticale est la seule position pratique qui permette
d'éviter les larmes de cire. Et ce tchinovnikl il est
soigné, peigné, huilé, ciré, parfumé — il sent même
très fort — ; ses boutons reluisent, il est en grande
tenue. Il arrive en retard, ayant passé beaucoup de
temps à sa toilette, comme une femme; il achète
un cierge, ni très cher ni très bon marché, à quinze
copeks; puis, uniquement soucieux de protéger son
uniforme, il tient le cierge à 45° d'inclinaison sur
l'horizontale, le plus loin qu'il peut de sa poitrine :
les larmes de cire coulent lentement sur le parquet,
et la charité chrétienne de cet homme si dévot n'est
pas suffisante pour l'avertir du surcroît de besogne
qu'il crée ainsi à la pauvre femme qui nettoiera la
t; '
TOMSK 403
chapelle ! 11 y a les dédaigneux qui brûlent vite et les
économes qui éteignent souvent. J'aperçois aussi un
vieil étudiant pauvre dans sa tunique râpée : il tient
dévotement, sans distraction, une mince petite chan?
délie de deux sous, touchante de simplicité, qui me
fait penser à sa famille, une pauvre famille de pope,
bien sûr, dans un grand village hostile, et qui évoque
dans mon souvenir vagabond toute une série de
profils de popes entrevus. Pourtant, au milieu de
toutes ces nuances de piété, on aperçoit que le cierge
tenu deux heures durant est une manière de joug
égalitaire, et là seulement je retrouve le vrai cachet
chrétien. Dans un bas côté, debout à un comptoir en
bois ciré, un petit homme infirme vend les cierges;
de temps à autre, il se signe, selon la mesure, puis,
un client venant à s'approcher, il penche vers lui sa
grosse tête : « A combien? — A cinq sousl — Voilà! »
J'écoute chaque fois le petit dialogue furtif, m'amùt
sant à deviner d'avance, d'après l'aspect du client,
quelle chandelle il choisira. Enfin, quand les vêpres
sont dites, le petit marchand, tout en multipliant
d'une main ses signes de croix, dépose de l'autre,
sur un plateau, quatre ou cinq cierges éteints : il
veut ainsi appâter les fidèles et les engager à lui
rendre ce qui leur reste de la pieuse marchandise.
^4 avril, — Samedi saint. Un temps de mai radieux
et chaud, qui fond la neige tombée hier. De tous
côtés, par la ville, c'est une agitation; les magasins
regorgent de clients, tout le monde est en joie. C'est
demain Pâques, et je sens bien que cette fête signifie,
pour ce peuple emprisonné huit mois, la délivrance, Iç
signal du renouveau, la nature, l'air, l'eau, la forêt,
les fleurs, dont on jouira librement. C'est pourquoi ils
i04 EN SIBÉRIE
mètlçnt dans cette fête toute l'expression de leur allé^
gresse : les illuminations des églises durant la semaine
sainte, et ce soir, de copieuses « boustifailles » de
réveillon. Dans le salon de Gavril Pétrovitch, une
tablé énorme est dressée le long d'une paroi, et sur
la table sont exposés les produits les plus délicats des
charcutiers et des marchands de comestibles- Au
centre, un cochon de lait, tout enguirlandé de sain-
doux ; aux angles, des baba ou des koulilchkis^ hautes
tourelles de pâtisserie sèche semée de raisins de
Corinthe, et qui se mangent avec le thé. Des plantes
vertes forment le fond, et nous avons passé long-
temps, Gavril Pétrcfvitcb, le domestique Ivan (un vrai
type de faux nigaud, au langage bouffonnement
solennel), et moi, à ranger tout cela. Dans l'intervalle
des grosses pièces, s'étalent : un énorme jambon
fumé, des harengs, du beurre de Berzka, des sar-
dines, des anchois, du caviar, du homard, du filet de
porc fumé, des fromages variés, du lard cru, des œufs
multicolores, des oranges, des citrons, de l'esturgeon
fumé, que sais-je encore? mille et mille bonnes
choses dont le souvenir me ferait, pour un peu, venir
encore l'eau à la bouche. Puis des vins, de la vodka,
des liqueurs variées et de toutes couleurs. Mon ami a
bien fait les choses î
Durant la nuit du samedi saint, toute la ville est 'en
liesse. Les églises, aux environs de miiiuit, regorgent
de monde et d'illuminations.; j'éprouve exactement
l'impression de notre Noël. C'est d'un charmant effet.
Sur le parvis des grandes églises, ou sur les bas
côtés, des tables sont dressées, où les gens du peuple
ont apporté dans des serviettes blanches des vic-
tuailles que le clergé va bénir. Des hommes, des
TOMSK 105
femmes, des enfants montent la garde devant ces
pâtés ou ces gâteaux, et, lorsque la messe de minuit
est terminée, lorsque Ton se sépare aux cris répétés
de « Christ est ressuscité », le clergé vient marmotter
quelques prières, et lancer quelques gouttes d'eau
bénite sur ces provisions étalées. Chacun alors referme
les coins de sa serviette, et, par la ville, où s'épandent
de gros flocons de neige, les files pressées des fidèles
rentrent à la maison pour... se « décarêmer ». L'ex-
pression russe est jolie et exprime bien la chose. Après
la longue abstinence pascale, on n'attend pas le
déjeuner de Pâques pour faire un festin : on réveil-
lonne en sortant de la messe.
J'allais, vers une heure du matin, me retirer, lorsque
tout à coup, les cloches d'alarme sonnèrent au feu.
Information prise par téléphone, c'est le club qui
flambe : vite, une voiture, et j'arrive sur le lieu du
sinistre. La maison incendiée est une grande bâtisse
sans étage, qui sert aux bals, aux concerts, à toutes
les réunions de jeu et de société ; pas d'accident de
personne à craindre, car nul ne s'y. trouvait cette
nuit. Il neige avec une violence inouïe; une rougeur
immense s'étale au ciel, et la neige, vivement éclairée
par-dessous, donne l'impression d'un nuage mouvant
de grosses étincelles rouget. La foule est parfaitement
indifférente, et un piquet de soldats protège contre
l'indiscrétion des spectateurs le mobilier sauvé des
flammes.
2ô avril, — Le jour de la Pâque russe s'annonce par
un temps gris et un grand vent. A peine levés, nous
partons en visite, mon ami et moi. Toute la ville est
sur pied; les fiacres et les voitures de maître sillon-
«ent, dès dix heures, les rues de Tomsk. L'étiquette
106 EN SIBÉRIE
exige que Ton fasse une apparition de quelques minutes
chez toutes les personnes de sa connaissance, que l'on
échange avec elles les trois baisers chrétiens, et que
l'on se tire le mieux possible de l'offre inévitable qui
vous est faite d'un verre de vin ou de liqueur. La pre-
mière partie du programnae s'exécute aisément : de
jolis visages frais, chrétiennement effleurés des
lèvres, vous dédommagent de bien des barbes que
Ton a dû étreindre. Mais, pour le verre de vin ou de
liqueur, la chose est moins aisée. Il y a deux façons
de s'en tirer : se griser sans souci, ou bien détourner
l'attention du maître de la maison, et changer son
verre plein contre un verre vide. Néanmoins, j'aurais
mauvaise grâce à ne pas avouer que cela ne va pas
sans quelques accrocs, et que, vers deux ou trois
heures de l'après-midi, on ne souhaite pas plutôt un
fauteuil que son dîner. Particuliers et personnages
officiels, tous sont également accueillants, aimables ;
les Russes excellent toujours à exercer l'hospitalité
avec une simphcité large et franche...
Depuis ce matin, la rivière monte ; on voit peu à peu
son énorme carapace de glace se soulever, s'enfler :
d'heure en heure, on attend la débâcle, et ce grand
spectacle imminent m'émeut d'avance.
^6 avril. — L'état des rues est effrayant : hier, j'ai
vu un ivrogne risquer de se noyer en traversant la rue
Nétchaievska, et le fait n'aurait rien eu d'extraordi-
naire, puisque Tan dernier, une vache s'est si bien
embourbée dans une rue marécageuse, qu'elle y a
disparu tout entière et y a péri en quelques minutes.
Les plus grands personnages de la ville ont eu des acci-
dents : enlisement de voiture, chevaux abattus; on ne
compte plus les fiacres versés en pleine boue gluante*
1
TOMSK 107
Au miKeu de ces transes que tous partagent, j'ai
vu tantôt une voiture étroite sur roues, vacillante,
s'engager à Tendroit le plus difficile de la grande rue,
et rouler bravement dans le bourbier : quatre ivrognes
Toccupaient; riant comme des fous, ils se crampon-
naient les uns aux autres pour ne pas être projetés
sur le sol, et celui qui conduisait tapait à tour de
bras sur le cheval, tout en criant gaîment : « Douce-
ment! prudemment! » La voiture est passéje sans
encombre !
Malgré ces menaces d'accident, j'ai traversé toute
la ville pour aller passer la soirée chez M. Kouznetsof.
Il m'a fait faire la connaissance du professeur de
botanique de l'Université, V.V. Sapojnikof, un jeune
savant formé à nos méthodes occidentales, esprit
lucide et charmant, intrépide avec cela, car il compte
parmi les plus hardis et les plus heureux explorateurs
des montagnes de l'Altaï. La soirée s'était passée
gaîment en conversations diverses, autour de la table,
parmi les innombrables bibelots de Stépane Kirovitch,
ou dans le salon où M""* Kouznetsof sème tant de grâce,
lorsque, le souper réunissant les divers groupes, le
maître de la maison me dit avec un demi-sourire, der-
rière ses lunettes : « Savez -vous l'histoire du mam-
mouth de la taiga de Mariinsk? » Personne ne la savait
au juste. Le savant bibliothécaire tire alors d'un rayon
un petit livre rare : « Croquis de la Russie du nord » de
Sidorof, et commence à nous donner lecture des
pièces authentiques, lettres et télégrammes échangés
à propos de cette belle découverte. Voici l'histoire.
Au printemps de 1877, des ouvriers employés sur un
placer appartenant à un certain Gromof, juif baptisé,
découvrirent les restes d'un mammouth en parfait état
• '-"^> <T&
108 EN SIBERIE • 4
de conservation : la peau et les poils étaient intacts.
Nouvelle en fut immédiatement donnée à l'heureux
possesseur de la mine, et à l'Académie des Sciences -
de Saint-Pétersbourg. La docte assemblée télégraphie
aussitôt* : « N'épargnez rien pour retirer l'animal
entier ; envoyez-nous, si c'est possible, un morceau de
sa chair, et surtout^ ne manquez pas de garder iout ce que
vous trouverez dans les intestins, » Grand émoi : tout le
monda se mêle de la découverte. Uispravnik (officier
de police) du district vient faire son enquête : des
chiens, devant lui, avaient dévoré des lambeaux de
chair de l'animal ; le propriétaire de la' mine, Gromof,
lui-même, en avait fait tailler un bifteck, et l'avait
mangé, le "déclarant exquis. U ispravnik sAors rédige
son rapport (et Stépane Kirovitch nous le lit, ce déso-
pilant rapport !) : appelant à son aide tous ses souve- --i
nirs de rhétorique, le bra^e commissaire, dans un
style pompeux et fleuri, expose la découverte, l'effet
produit dans la province, ses impressions person-
nelles, ses expériences, ses conjectures scientifiques,
et le résultat des mesures faites sous ses ordres : le
mammouth colossal est long déjà de 60 mètres, et
encore n'est-il pas tout entier mis à jour! Évidemment
l'excellent .homme croit sa fortune faite après un tel
morceau de style.
Cependant, l'Académie continue à échanger des
télégrammes avec Gromof. Oh agite la question de
savoir si l'on montrera l'animal dans les villes du par-
cours, lorsqu'on le transportera à Saint-Pétersbourg,
et si l'entrée sera payante. On précise cent détails, on
s'agite en pleine effervescence... Sur ces entrefaites,
un ingénieur, envoyé par le Gouverneur, arrive sur les
lieux, et démontre au public ébahi que la prétendue
TOMSK i09
chair du mammouth est constituée par un filon d'ar-
gile comestible, et sa peau par une espèce d'amiante!
Je suppose que Gromof en eut une indigestion rétro-
spective...
^7 avril, — L'Université de Tomsk, ou plutôt, la
Faculté de médecine, est un immense bâtiment blanc
délicieusement niché au milieu d'un bois de bou"
leaux. Comme les Russes, et plus encore les Sibériens,
aiment leurs aises, ce bâtiment est toute une ville : il
comprend les logements de plusieurs fonctionnaires,
une bibliothèque, un musée, une chapelle, outre les
différents services de botanique. Je m'y retrouve ce
matin chez le professeur Sapojnikof, examinant avec
lui ses collections, ses serres, son laboratoire, écou-
tant le récit qu'il me fait de son dernier voyage
dans l'Altaï, et des préparatifs de celui qu'il y pro-
jette pour cet été. Voilà une véritable température
printanière, et tout à l'heure, nous avons pu nous
asseoir sur le gazon, pour contempler le vaste horizon
morne où la Tome, toute blanche de glace encore, va
s'animer d'une heure à l'autre.
28 avril. — De grand matin, j'apprends que la
débâcle a commencé : j'accours à la rivière. Tout,
hier soir, était encore lisse et blanc, et voici que, pen-
dant la nuit, l'eau a monté de plus de deux mètres,
faisant éclater cette carapace glacée épaisse encore,
en moyenne, de quatre-vingts centimètres. Les gla-
çons énormes, terribles, se dressent les uns contre les
autres dans un furieux désordre, et j'ai l'impression
d'un cataclysme terrifiant. Rien ne saurait donner
l'idée de l'effet produit par ce grandiose hérissement
de glaces, par ce subit changement à vue : jamais la
puissance des eaux ne s'était, même dans une tem-
V
110 EN SIBÉRIE
pête marine, révélée à moi d'une façon plus concrète,
plus imposante.
Hier soir, en dînant chez Nicolas Serguiévitch, le
chasseur dont j'ai fait la connaissance l'autre jour à
la gare de Taïga, j'ai accepté une partie de chasse;
nous sommes en route ce matin pour l'exécuter.
Mais, avant de raconter la chasse, je désire montrer
le chasseur à son foyer. Lorsque j'arrivai à la maison
que Nicolas Serguiévitch habite dans le beau quar-
tier, tout là-haut, il me reçut clopin-clopant, s'étant,
quelques jours auparavant, blessé à la jambe, en
tombant avec son cheval. Mais, n'importe, il voulut
d'abord me présenter ses chiens : il en a dix, et tous,
chacun à sa façon, l'adorent. Jamais je n'ai vu pareille
exhibition de toutous en liberté : chiens ostiaks au
poil rude, aux oreilles courtes et droites, au museau
pointu; setters de race; chiens de croisement; bêtes
fines et bêtes dégénérées, toute une compagnie cares-
sante, contente, léchante. En rentrant, M. D. ouvre
un buffet d'office, et j'y vois pêle-mêle un amas de
gelinottes et de gros gardons, que la gelée conserve
fraternellement, côte à côte. Voici, dans un coin de
la cour, un traîneau spécial pour la chasse; plus loin,
un canot spécial; puis encore, une selle spéciale pour
les longues chevauchées par la taiga. C'est ensuite
le tour des fusils : fusils de chasse ordinaires, à per-
cussion centrale; fusil à ours, d'un calibre énorme,
et chargé d'avance; carabines à balle, de divers cali-
bres ; puis des munitions de toutes sortes, des appeaux,
des mannequins de canards et de tétras, un bric à-
brac extraordinaire de chasseur fervent, et un désordre
en proportion. Assis sur une chaise, pour ménager
son pied, Nicolas Serguiévitch vise tranquillement.
TOMSK 111
avec une carabine, le ventilateur de la pièce voisine,
et le traverse d'une balle; après quoi, il me regarde
avec son bon sourire innocent. A table, nous causons
chasse ; après dîner, nous causons chasse, et en nous
quittant, nous convenons que demain nous partirons
pour la chasse.
Nous voici donc ce matin supportant stoïquement
la torture d'un voyage sur Tembranchement qui des-
sert Tomsk. A peine arrivés dans le fameux village
de Taïga que je décrivais l'autre jour, nous envoyons
chercher des chevaux. On finit, vers cinq heures, par
nous en amener deux, l'un sellé, l'autre nu : c'est ce
dernier qu'on me destine, car Nicolas Serguiévitch
souffre de la jambe. Nous partons ainsi sous une pluie
battante, suivis par Alexandre, le moujik chasseur,
domestique de mon compagnon. Nous faisons
d'abord trois ou quatre kilomètres sur la voie ferrée
non ballastée, maintenant avec peine nos chevaux
qui se fatiguent à sautiller ainsi entre les traverses.
Enfin, un demi- tour, et nous sommes dans la taïga
(forêt vierge), où la neige est si profonde et si friable
que nos bêtes s'y enfoncent parfois jusqu'aux épaules.
Je n'ai pas fait trente mètres que mon cheval, butant
contre un arbre tombé sous la neige, m'envoie par-
dessus sa tête. Avec l'aide d'Alexandre, je me hisse
de nouveau en place. Cinquante mètres plus loin,
nouvelle chute : cette fois, le cheval s'abat avec moi;
mais, la neige le soutenant, il tombe sur les genoux,
et je le relève d'un appel. Le voyage continue ainsi,
avec d'innombrables chutes, occasionnées par ces
troncs d'arbres qui, sous la neige, sont étalés partout,
sans que rien les décèle : d'ailleurs, mon cheval
bronche au moindre obstacle. C'est une pénible che-
"%^
il2 EN SIBÉRIE
vauchée, sous le jour tombant, dans Tincertitude du
but où nous tendons, et avec la crainte vague d'un
accident sérieux qui laisserait trace I Nous errons
ainsi, lentement, au pas, entre les arbres. De temps à
autre, un ruisseau de neige fondue se présente, et
nos chevaux glissent, en le traversant, sur la glace
qui en tapissé les berges. L'un de ces cours d'eau est
plus profond qu'on n'attendait : le cheval de. mon
compagnon y disparaît et se met à la .nage. Pour
moi, je passe le mien à la bride, traversant moi-même
au moyen d'un arbre abattu en travers du courant.
Durant ce travail, je glisse à mon tour, et me voici,
jusqu'à la ceinture dans l'eau glacée! Heureusement,
l'abri n'est pas loin.
L'abri consiste en un énorme sapin dont les bran-
ches horizontales nous servent de toit; des plaques
d'écorce complètent ce toit rudimentaire, et, comme
la pluie ne tarde pas à cesser, nous ne sommes pas
trop mal abrités du vent. Vite, un grand feu.
Réchauffés par un bol de vodka que chacun de nous
avale sans sourciller, nous faisons sécher nos vête-
ments : je ris encore en pensant à la mine que je
devais avoir, déshabillé complètement et roulé dans
un plaid, tandis que mes bardes de chasse fumaient
devant le feu clair. Assis sur des plaques d'écorce,
à même la terre mouillée, nous attendons le jour,
tout en grignotant des provisions et en devisant sur
la chasse. Alexandre, le moujik chasseur, est le type
même du paysan qui vit de sa carabine : à la ville,
il a l'air stupide; mais ici, dans la forêt vierge, dans
son élément, il se transforme. Son intelligence se
révèle par mille détails, où je reconnais sa finesse
d'observation, sa bonne humeur silencieuse, sa force
. Le Kaler au seuii de la première ëcluEe [p. i6[)
Forêt inondde sur le eaiiril (p, 157)
TOMSK 1 1 3
et son adresse. En ville, il répondait à peine à mes
questions; ici, nous causons fraternellement, en
buvant du thé sans sucre. C'est le coq de bruyère
que nous sommes venus chasser. Près d'ici se trouve
une clairière où Nicolas Serguiévitch sait, par expé-
rience, que les coqs viennent glousser leurs séré-
nades amoureuses devant les poules assemblées. Ces
oiseaux sont, on le sait, absolument assourdis par
leur gloussement : tandis qu'ils le font entendre, on
peut marcher ou tirer sans les effrayer : quand ils
s'arrêtent, il faut rester immobile et muet. Le mieux
est, dans ces forêts vierges, de s'embusquer près de
leur clairière favorite, pour les tirer sans se déranger.
C'est ce que nous allons tenter. Vers une heure et
demie du matin, une lueur à peine perceptible se fait
au ciel, et nous partons pour la clairière. On me poste
au pied d'un tremble, avec ma carabine; j'attends
patiemment deux longues heures, seulement distrait
de mes méditations par le grand vent glacé qui hurle
dans les cimes et balance au loin les mélèzes. Tout
à coup, sans bruit, arrive je ne sais d'où un très gros
oiseau noir: il se pose sur la neige, à soixante mètres
de moi, et me regarde; puis, comme je ne bouge pas,
il se met à sautiller sur la neige, avec une légèreté
silencieuse qui me fait littéralement penser aux entre-
chats d'une ballerine. A force de patience, j'arrive à
retirer ma carabine que je portais en bandoulière, et
à l'ajuster, sans que le coq ait remarqué un seul mou-
vement : cela m'a pris plusieurs minutes. Tout à
coup, à côté de moi, j'entends glousser, et instincti-
vement je me retourne. A vingt-cinq mètres, environ,
un coq se livre à ses ébats : oubliant celui que j'allais
tirer, c'est ce dernier que je vise^ sans doute parce
£N 0IB^H1K. 8
114 EN SIBÉRIE
qu'il est plus près : à la première balle, il fait un
bond et cesse de chanter; puis, il reprend son tok
au bout de quelques minutes — j'ai su depuis que
je lui avais coupé un orteil. La seconde balle met fin
pour toujours à sa chanson. Pendant ce temps, Tautre
coq avait continué, sans s'inquiéter de moi, sa sau-
terie sur la neige. En ce moment, à soixante-dix mè-
très, il était perché sur un arbre abattu par la tempête :
ma balle le traversa de part en part. On devine ma
satisfaction. J'attendis une demi-heure encore, sans
plus rien voir, jusqu'à l'arrivée de Nicolas Serguié-*-
vitch. qui s'était placé ailleurs : il me dit qu'il n'y avait
plus rien à faire, la nuit ayant été trop mauvaise, et
j'allai ramasser mes oiseaux. Quel gibier! Leur tête
énorme, tout emplumée, avec un bec jaunâtre et un
demi-cercle de pourpre au-dessus de l'œil, leur corps,
gros comme celui d'un dindon, leurs épaisses pattes,
velues, tout cela faisait mon admiration : je ne crois
pas que mon premier lièvre ou mon premier perdreau
m'aient réjoui aussi naïvement que mon premier coq
de bruyère, si chèrement acheté '.
Il était quatre heures et demie du matin quand nous
nous retrouvâmes au pied de l'arbre : le séchage, le
déjeuner, puis le retour à cheval, avec la même série
de chutes de. nos bêtes qui n'avaient pas mangé,
tout cela prit environ trois heures. Il nous fallut donc
attendre à la gare de huit heures du matin à onze
i; Nous étions convenus, avec mon compagnon, de tirer h.
balles, et nous n'avions emporté que des carabines de petit
calibre. Avec du plomb, on a rarement l'oiseau : il faut au moins
des chevrotines. La balle a l'avantage de tuer sur place ou de
de ne rien faire; d'ailleurs, je me suis très bien trouvé, dans
ce voyage, de remploi constant d'un mousqueton Winchester dii
calibre 33.
1
TOMSK 1 i 5
heures du soirTarrivée du train de Tomsk : le lende-
main matin seulement, nous débarquions en ville I La
chasse, au dire de Nicolas Serguiévitch, avait été
misérable*; mais -on voit ce qu'il en coûte là-bas
pour aller à Taffût du coq de bruyère.
/"wflfi. — Il n'y a pas moins de 2 000 Polonais a
Tomsk, et ils y jouent, grâce à leurs fonctions, à leur
tenue et à leur intelligence, un rôle considérable. Ce
soir, ils donnaient une fête de charité catholique, et,
par suite, polonaise. Comme on s'y sentait bien entré
soi, en famille, presque, la gaîté y était plus franche
qu'elle n'est d'ordinaire dans les réunions de ce genre.
Peut-être aussi l'entrain qui régnait dans la fête était-il
dû à la présence d'une société plus vive, plus gaie que
la société russe : il m'a bien semblé en saisir quelque
chose dans les physionomies, comme dans l'allure
vive des mouvements de danse et des conversations.
Il est curieux de retrouver l'élément polonais d'un
bout à l'autre du pays russe : on l'y voit partout irré-
ductible dans sa haine et sa rancune, séduisant par
sa grâce, trop ondoyant parfois, dans un pays où le
manque de ténacité est un des défauts les plus com-
muns. En Sibérie, le rôle des Polonais a été consi-
dérable : ils ont apporté au pays où on les a exilés
en masse, un peu de la civilisation occidentale : ils
continuent à y venir en qualité de fonctionnaires,
et l'on sent qu'ils y comprennent leur devoir social.
Les hauts fonctionnaires russes ne voient pas tou-
jours sans ombrage cette minorité unie et puissante,
et plus d'un cherche à en entraver le développement.
Ces tracasseries n'ont guère pour effet que d'aug-
1. Quelques jours après, il rapporta d'une expédition analofçue
15 coqs et poules de bruyère, sans compter 50 gelinottes!
116 EN SIBERIE
menler le nombre des mécontents dans un pays où
la résistance au pouvoir local est infiniment plus
accusée qu'en Russie. Certes, je me rends bien
compte du danger que fait courir à une société la
formation dans son sein d'un noyau hostile à ses ten-
dances générales ; mais on ne peut plus, à la fin de
notre siècle, agir contre ces intrus par des moyens
radicaux; on ne peut plus trancher, éloigner vio-
lemment, on ne peut guère que tenter d'affaiblir
la résistance des minorités en surveillant de près
l'influence qu'exercent ceux de leurs représentants
qui sont en place, en évitant qu'ils ne soutiennent
exclusivement leurs frères, et surtout en favorisant
leur fusion avec l'élément dominant. Tout cela, sans
doute, nous ne le savons que trop en France, est plus
facile à concevoir qu'à réaliser...
^ mai. — Temps gris et bas, avec de grandes
rafales glacées qui passent, par instants, comme
venant d'on ne sait quel lointain champ de neige. La
rivière, subitement élargie depuis la débâcle, roule
lentement, dans un lit factice, ses terribles îlots de
glace aux cassures bleues. Tout ce qu'ils rencontrent
sur leur passage est broyé, roulé, emporté, sans
rémission, comme dans une naturelle dérive. Toute
la partie de la ville qui se trouve installée sur la rive
même de la Tome, est en ce moment submergée :
paisiblement, les habitants, coutumiers du sinistre,
se sont réfugiés sur les toits, et, par les rues transfor-
mées en canaux, on circule dans des barques, à coups
de pagaies courtes. En contemplant cette colossale
passée de glaces emportées d'un mouvement égal
vers ce nord mystérieux sur lequel l'horizon bas tom-
bait, je songeais à là trop excusable incurie de cette
•"'-'^■^T!15a|
TOMSK 1 1 7
race. Cette inondation, comme la plupart des précé-
dentes, cause des frais énormes, et Ton a déjà signalé
plusieurs noyades; pourtant, durant des années
encore, des siècles, peut-être, il en sera de môme à
chaque printemps. On connaît le fléau, on sait à peu
près Tépoque de son retour; on Tattend avec une
résignation épuisée; on le subit en silence au lieu de
tâcher de l'arrêter; il faudrait Tattaquer, et c'est tout
au plus si Ton cherche à parer un peu ses coups. On
trouve commode d'habiter au bord du fleuve : on s'y
installe, quitte à voir sa maison détruite un beau matin
par les grandes eaux, ou son entrepôt inondé. Le
fatalisme russe se montre ici nettement. Mais il faut
songer aussi qu'il est favorisé parce qu'il y a d'impar-
fait dans l'organisation de ces centres hâtifs, placés
en face d'une nature colossale que toute notre civili-
sation aurait elle-même grand peine à endiguer. La
flexible civilisation russe, cette civilisation de bois,
flotte sur les grandes eaux printanières, là où notre
pierre et nôtre acier s'enfonceraient peut-être : elle
est roseau, nous, un peu chênes. Certes, les fléaux
périodiques lui causent des dégâts ; mais c'est comme
un tribut qu'elle paye sans murmurer au Minotaure
immense. Chez nous, si une inondation prend une
vie humaine et une maison, c'est une calamité
publique, un désarroi : ici, dix hommes déjà, et des
millions sont engloutis — la vague passe, et tout
s'oublie...
6 mai, — Les premiers paquebots sont arrivés,
et déjà, sur la berge à peine sèche, au milieu des
amoncellements de glace que la rivière a laissés en
se retirant, court et rit une animation printanière.
Tout ce peuple, évidemment, voit dans la rivière qui
118 ' EN SIBÉRIE
bleuit au soleil, comme inconsciente de sa furie
d'hier, un véritable symbole de la courte vie d'été qui
s'ouvre pour lui. De toutes parts, on voit des gens
flâner; les bêtes elles-mêmes semblent heureuses.
8 mai. — Les quais sont devenus, décidément, le
• centre de la viUe. Les marchands y débouchent les
soupiraux de leurs magasins, que des- amas de terre
glaise gardaient de l'inondation ; les portes en restent
grandes ouvertes pour sécher les intérieurs; les por-
teurs d'eau, guidant leur cheval attelé d'un chariot
sur lequel est placé un tonneau . percé d'une ouver-
ture carrée, passent péniblement dans la boue ; des
cochers entrent déjà dans la rivière pour laver leur
voiture; au milieu de ce va-et-vient de gens affairés,
la foule circule, regardant curieusement sur la
rivière qui sourit, toute bleue, les vapeurs qui ont
pris leur place, en file blanche et pimpante. Déjà,
quelques moujiks ont apporté un tonnelet blanc peint
d'une enseigne : « fCvass de fruits »; ce sont les mar-
chands de coco de Tomsk; immobiles et silencieux,
ijs attendent le client. Sur tout ce décor, brille un
soleil radieux. Tout à l'heure, trois ou quatre jeunes
filles fraîches et bavardes étaient venues jeter ici un
coup d'œil avant d'entrer au lycée : l'aspect de cette
jeunesse gracieuse et pépiante est un apaisement
dans ce joyeux brouhaha.
Parmi les vapeurs amarrés à quai, voici ceux des
divers services publics, et parmi eux le Nicolaï,
sur lequel je dois prendre passage dans quelques
jours. Tous ces bateaux de l'État sont blancs, pro-
pres, fins, tenus à la perfection, et leur aspect
tranche si vivement sur le laisser aller général, qu'on
les reconnaîtrait entre mille.
->
TOMSK 119
*
La ville, elle aussi, a changé d'aspect. D'abord, les
rues en sont praticables, pour qui, du moins, ne craint
pas les nuages de poussière ; car la boue innommable
des semaines dernières s'est réduite en une poudre
qui nous apporte à domicile les parcelles odorantes
de toutes les choses de la rue. On observe de toutes
parts un bouillonnement d'activité : dans toutes les
voies, des chantiers s'installent, et des ouvriers en
chemise rouge ajustent lentement les poutres dont
Sont construites ici la plupart des maisons. C'est l'été
déjà, mais un été rude, avec des coups de vent trat-
très qui ont passé sur la ^aï^^^a enneigée.
La lumière à pris un éclat plus vif; le soleil,
presque chaque soir, semble se coucher dans de l'or
çri fusion ou dans des lacs de pourpre, et le -matin,
quand je descends ma rue, la Millionnaya, j'aperçois,
entre des sapins, les bulbes et le campanile d'une
petite église ravissante, nichée parmi des jardins : elle
est peinte en bleu tendre, avec des rehauts d'or et de
blanc, et se détache curieusement sur l'horizon gris
perle du matin.
Un joli tableau encore, sur les bords de l'Ouchaïka,
une petite rivière informe et malpropre; une sorte de
Bièvre à découvert, qui traverse un coin de Tomsk :
près du pont, les blanchisseuses ont leur quartier
général : elles sont là, debout, sur un radeau à claire-
voie, les pieds dans la boue et dans l'eau, les jupes
troussées, et, ignorant l'usage du garde-genoux, elles
rincent le linge k, bout de bras, nonchalamment ; le
grouillement de leurs vêtements rouges est amusant.
L'ingénieur en chef de la section centrale du Trans-
sibérien, Nicolaï Pavlovitch Méjéninof, qui revient
120 EN SIBÉRIE
de Saint-Pétersbourg, m'a reçu ce matin avec une
amabilité bon enfant qui m'a touché. Non seulement,
il m'a permis de prendre passage à bord du Nicolai\
le vapeur de sa section*, pour explorer le canal de
rObi à ITénisséye, mais encore, il y a mis à ma dis-
position sa propre cabine : « Faites attention, a-t-il
ajouté, que le voyage peut durer longtemps et que
vous n'aurez guère de société, dans ces déserts. Vous
vous ennuierez! — Tranquillisez-vous, ai-je répondu,
ces lenteurs et cette solitude sont justement ce qui
m'attire. Je ne crains pas plus l'imprévu que la maigre
chère. Je ne m'ennuie jamais, quand j'observe. >>
Nicolaï Pavlovitch a souri, puis, quelqu'un qui était
là, a ajouté : « Tous ceux de ses compatriotes qui
passent par ici ne sont pas aussi faciles à contenter :
c'est tout juste si l'un d'entre eux n'a pas protesté,
Tan dernier, contre la lenteur d'un train où il avait
pris place gratuitement : ne voulait-il pas forcer un
de nos chefs de service à débarquer quelques ouvriers
pour lui faire immédiatement place dans un train de
pose!... » — Oui, je le sais, quelques-uns de nos com-
patriotes passent là-bas comme en pays conquis;
munis de papiers officiels, ils se croient tout permis.
Tel d'entre eux a ainsi accumulé derrière lui, dans ses
fréquents voyages, bien des ressentiments, et ce sont
ses successeurs qui en souffrent : il est triste pour un
Français de ne pas pouvoir, sur la grande route de
l'Asie russe, prendre la défense de tous les Français
qui l'y ont précédé : et pourtant, peut-on se solida-
riser avec de pareils imprudents?
. 4. J*avais obtenu pareille permission du baron Aminof; mais
le Nicolaï offrait sur la Fortuna l'avantage de pousser jusqu'à
Krasnoiarsk et de m'éviter un long trajet en canot.
TOMSK 121
10 mai, — On s'habitue si bien aux douces choses
que je n'ai pas encore songé à consigner dans ces
notes la joie et le profit que je retire de l'hospitalité que
m'offre Gavril Pétrovitch : la jouissance m'a fait ingrat.
Gavril Pétrovitch est une de ces natures de choix dont
j'ai noté déjà ici quelques exemplaires : il est fait d'en-
thousiasme enveloppant et de dévouement. Son intel-
ligence nette et souple, toujours en éveil, n'est jamais
en travail pour un intérêt personnel : il se contente
de si peu que la fortune n'est pas un but pour lui. Sa
vie de sentiment le tourne sans cesse vers sa famille ;
sa vie intellectuelle le lance dans toutes les entreprises
où il voit en jeu un intérêt public. C'est un tendre,
mais c'est un passionné de l'intelligence. Un peu
abstrait, et par suite extrême dans toutes ses théo-
ries, comme le sont généralement les Russes, il dis-
cute fréquemment avec moi. Mais, outre ses qualités
dé cœur et d'esprit, qui font quej'ai pu passer avec lui,
dans mes deux voyages en Sibérie, six mois sur dix,
sans éprouver un instant de lassitude, outre ces vues
larges et nobles qui me le font si délicatement aimer,
il possède une qualité rare en ce pays où, par le men-
songe, on se sent si près de la Chine : il est droit, il
e'st franc. Quand il affirme quelque chose, on peut le
croire. C'est bien peu sans doute que cela, aux yeux
d'un Européen : et pourtant, c'est beaucoup aux yeux
d'un homme qui s'est tant de fois, ici, heurté à la
dissimulation sans cause, au mensonge pour l'amour
de l'art. Gavril Pétrovitch connaît de très près la moitié
occidentale de la Sibérie, et il y possède un peu par-
tout des connaissances ou des amis avec lesquels il
me met en relation. Grâce à lui, j'ai ainsi dans chaque
ville, outre les relations officielles que me procurent
4 22 EN SIBÉRIE
mes papiers, des refuges pu je m'entretiens sans con-
trainte et à cœur ouvert. En outre, Gavril Pétrovitch
s'intéresse à toutes les questions que je suis venu
étudier ici, la .colonisation, le développement écono-
mique, etc. J'échange donc avec lui, au jour le jour,
les renseignements que j'ai recueillis, et le plus sou-
vent, nous les discutons, nous les pesons. Il est rare,
je l'ai dit, qu'en Sibérie, un homme vous communique
exactement un chiffre ou un fait dont il a connais-
sance; après la plupart des entrevues que l'on a eues,
il ne convient pas de se demander si tout ce qu'on
en a noté est exact, mais bien, sans hésitation, dans
quel sens la vérité a été altérée, car on peut être sûr
qu'elle l'a été. D'ordinaire, quand je tiens d'une per-
sonne un chiffre quelconque, je ne le hôte que pro-
visoirement; je vais ensuite interroger sur le mêm^
sujet une, ou, si c'est possible, deux autres personnes ;
le plus souvent, les renseignements ainsi recueillis
ne concordent pas. Il me faut alors établir entre- les
réponses une sorte de moyenne, dans laquelle je tâche
de tenir compte des éléments psychologiques de l'er-
reur. Combien de fois alors Gavril Pétrovitch m'a-t-il
donné la clef nécessaire à une telle interprétation! Sou-
vent le soir, devant le samovar, nous discutons ainsi :
— J'ai vu telle personne, fais-je.
— Ah ! vous avez été fort bien reçu, mais vous avez
rapporté des chiffres faux !
— Allons donc! vous soupçonnez trop vite. Je suis
persuadé que j'ai eu affaire à un honnête homme,
très sincèrement ému du problème que nous avons
abordé. ' 'i
— N'importe, les affirmations qu'il vous a faites
sont inexactes.
;tç- -î^
If.-/ -»;
TOMSK 123
J'ai bien bataillé, je Tavoue, sur certains points.
Quoique je ne fusse pas doué d'une crédulité sans
limite, j'ai plus d!une fois défendu pied à pied les ren-
seignements que tel ou tel m'avait donnés. Or, je dois
le dire maintenant : pas une seule fois Gavril Pétro-
vitch ne s'est trompé quand il m'a dit : « Ne croyez
pas cet homme. » Chaque fois qu'il m'a été donné de
vérifler personnellement les faits ainsi discutés entre
nous, j'ai constaté, à ma confusion, que mon ami avait
toujours eu raison. Certes, bien d'autres m'ont guidé
comme lui ; mais jamais je n'ai trouvé chez personne
une pareille infaillibilité de pénétration ; jamais je
n'ai vu personne employer avec un si merveilleux à-
propos ce mot que les Russes disent si volontiers,
lorsque quelqu'un devant eux ouvre la bouche : one
vrîôte (il ment).
i4 mai. — Quelques amis m'avaient demandé si je
ne consentirais pas à donner une conférence au profit
de la société d'instruction primaire, cette si noble
entreprise. J'avais consenti, non sans une certaine
appréhension du résultat. La conférence a eu lieu ce
soir et tout s'est bien passé. Mais les préparatifs ont
été assez curieux pour que j'en dise un mot. La réso-
lution prise, il fallut d'abord la soumettre en principe
aux autorités ; puis il fallut préparer la conférence.
La ferais- je en français, en allemand ou en russe?
« En français! évidemment! disaient quelques-uns :
ce sera une joie pour ceux qui savent votre langue, et
ceux qui ne la savent pas viendront quand même!
— En russe! disaient les autres. Vous n'aurez pas
la même variété d'élocution, mais du moins, tout le
monde vous comprendra. » Je me décidai pour ce
dernier parti. Il me fallait, dès lors, renoncer à parler
2r-—^ytrr*
124 EN SIBÉRIE
ma conférence, et me résigner à la lire. Je récrivis
donc de mon mieux; après quoi, je la fis revoir par
un ami chargé de faire disparaître ce qui eût été
étrange ou incorrect, tout en respectant l'allure évi-
demftient exotique du développement. Après quoi je
la fis copier. La copie fut remise au chef du secrétariat
du recteur : après rapport de ce fonctionnaire, Vasili
Markovitch lui-même en prit connaissance; puis il
l'envoya à la chancellerie du Gouverneur. Le général
Lomatchevski n'eut plus alors qu'à transmettre ses
instructions au maître de police qui prit les mesures
d'ordre nécessaires. On voit de quelles précautions on
s'entoure pour empêcher tout écart de langage en
présence d'un public populaire. Il va sans dire que si
j'avais eu à parler à l'Université, devant des collègues,
et quelques invités du Tout-Tomsk, je n'aurais pas eu
à me soumettre à cette censure, qui fut d'ailleurs fort
courtoise à mon égard.
Ce soir donc, je donnai lecture de quelques-unes de
mes impressions russes devant une salle attentive au
point de m'intimider. Deux questions, évidemment, se
posaient pour le public : comprendrait-on l'étranger?
et, comme d'ordinaire je parle à voix relativement
basse, m'entendrait-on au fond de la salle? On fut
rassuré, dès que je commençai à lire. La confé-
rence n'était pas guindée : lorsque vint une première
remarque plaisante, au lieu d'un sourire que j'atten-
dais de cette salle si cérémonieuse, ce fut un rire
large et plein, non pas un éclat direct, mais un rire
progressif et successif, s'allumant par traînée, comme
une rampe de gaz. La lecture, ainsi qu'il convient,
dura une heure environ : lorsque j'eus fini, je pliai
mes papiers et je m'en allai dans la coulisse. J'attends
7f ;: >.- •
TOMSK 125
une minute, deux minutes; rien ne bouge. D'où vient
que la salle ne se vide pas? je ne puis m'esquiver que
par l'entrée commune, et je tiens à me soustraire aux
interviev^s. Enfin, apparaît un des membres du bureau.
— Le public, dit-il, ne s'en va pas!
— Je le vois bien ! et pourquoi cela?
— On déclare qu'on ne vous laissera pas partir ainsi,
que c'est fort intéressant, et qu'on vous prie de conti-
nuer...
— De continuer?
— r Eh oui, vous^vez bien d'autres souvenirs!
— • J'en ai des volumes, mais ils ne sont pas sur ce
papier; ces choses-là, vous le savez bien, ne s'impro-
visent pas.
— C'est vrai, mais, que faire?
— Rien du tout, les laisser ici... à moins qu'ils ne
désirent me voir recommencer. Auquel cas, je suis à
vos ordres, puisque c'est pour votre société!...
Le public, convaincu à la fin que c'était bien tout,
dut se contenter de mes saints : il se retira lentement.
Mais quelle joie il m'avait faite! je l'aurais embrassé,
ce bon public, pour sa naïve résistance! D'ordinaire,
quandje parle en France, personne, ce me semble, ne
demande de supplément : je vis une fois de plus, ce
soir, que l'on* n'est pas prophète en son pays... C'est
la haute moralité de cette anecdote où je me mets en
scène de la façon la plus immodeste...
iô-i 8mai, — Ces quatre jours se sont écoulés dans
Une fièvre de départ. Mon paquebot, \eNicolat\ n'atten-
dait plus que des instructions pour partir. J'avais déjà
fait connaissance avec le capitaine, accumulé les pro-
visions nécessaires à la route, distribué des visites
d'adieu, des remerciements, des poignées de mains et
l26 EN SIBÉRIE
des embrassades. Je ne tenais plus en place, à force
d'impatience, dans cette ville où, il y avait six semaines,
j'étais arrivé en traîneau, et où maintenant l'été trô-
nait parmi des nuages de poussière. Cependant, Tomsk
m'avait si bien accueilli, que je ne pouvais, sans un
vif regret, lui dire un long adieu. Plusieurs familles
m'y étaient devenues chères, j'y avais déjà des coins
préférés, j'y connaissais jusqu'à des chiens qui me
caressaient... .
Dernière nouvelle : demain, nous appareillons au
point du jour. Malgré une tempête de neige qui vient
de s'abattre sur la ville, Stépane Kirovitch est v^enu
passer la soirée avec Gavril Pétrovitch et moi. Puis,
vers onze heures, dans la nuit noire et sous Jes rafales
de neige, nous sommes descendus vers le quai et nous
avons atteint le paquebot par une planche glissante.
11 est maintenant minuit, à peu près, et mes deux
amis viennent de me quitter ; dans le salon, j'entends
des employés du chemin de fer discuter très haut en
buvant, puis rire à grand bruit. Demain, nous les
mettrons à quai, et nous lèverons l'ancre; demain,
nous partirons à la découverte et nous nous lance-
rons siir le désert fluvial ; demain, ce sera la déli-*
vrance attendue, le large...
^
La taïg'a.
LE CANAL DE l'«OBI A l'YÉNISSÉYE
i9 mai, — Ce matin, vers cinq heures, nous avons
largué nos amarres; la rivière nous a emportés le
long du quai désert et de la ville endormie sous la
neige. Étrange impression que celle de ce silencieux
départ, après les coups de sifflet, de ce départ pour
l'inconnu! Les rivières que nous allons suivre sont
semées d'écueils : bien peu de pilotes les ont prati-
quées, et, de plus, la glace ou les basses eaux peuvent
nous y retenir prisonniers. Mais je désire passion-
nément connaître ce canal sur lequel on fait courir
tant de bruits divers, dont les uns affirment qu'il
n'existe que sur le papier, et les autres, qu'il est
tout au moins impraticable. Nul ne peut dire com-
bien durera notre traversée jusqu'à Krasnoiarsk, mais
je sais que la plus grande partie du voyage se passera
dans la forêt vierge, et cela aussi, cette incertitude et
cette solitude, constitue un puissant attrait. Puis,
enfin, n'avoir pas autour de soi le bavardage des pas-
^gers, voyager ccJmme sur son yacht, sans autre
--,J,^V. • ' r- ,-,- -,r .. ,^,
f
: ;Tf" - V-TH'^^
128 EN SIBÉRIE
corapagaie que le capitaine, le mécanicien et l'équi-
page, quelle joie pure!
J'ai saisi bien vite dans le regard des matelots une
expression que je ne connaissais pas encore aux
Sibériens, et j'en ai parlé au capitaine. Il s'est mis à
rire : « Vous ne vous êtes pas trompé, dit-il : ce ne
sont pas des Sibériens, mais des Russes, tous origi-
naires du gouvernement de Viatka, de braves garçons
que je connais de longue date. » Jamais encore,
depuis que je voyage dans ce pays, je n'avais eu une
démonstration aussi nette de la différence qui existe
entre sa population et la population russe. Partageant
les idées communes en Occident, je m'étais attendu à
trouver, au delà de l'Oural, une race assez semblable
d'esprit à la nôtre, parce qu'elle n'a pas connu, comme
la Russie, le joug du servage. Peu à peu, cependant,
mes illusions s'étaient dissipées : en général, je m'étais
senti plus loin des hommes du peuple en Sibérie, que
je ne l'avais jamais été des paysans russes. Et voici
que, ce matin, en lisant dans les yeux de nos matelots
une expression calme et attachante, j'ai eu la preuve
de ce que mon observation avait eu de fondé. Ils ont
dans toute leur attitude quelque chose de si simple
et de si confiant, que je me sens de suite en commu-
nion morale avec eux. Sans doute, le monde de nos
idées est complètement différent ; sans doute, ils seront
loin de me dire toujours la vérité; pourtant, je sens
bien que sur tel grand principe vital, nous sommes
pratiquement du môme avis : c'est plus qu'il ne faut
pour nouer entre des hommes le lien ténu de la fra-
ternité*
Tout de suite j'ai fait connaissance avec un des
matelots^ Sacha. Il a pour principale mission de se
>
L'équipage supérieur du Nicolai (p. 129)
Estuaire Je liviùre obstrue p.ir des troncs d'arbres qu'y ont roulé
les grandes euu* (p, i38)
I/A TAÏGA 129
tenir à Tavant pour lancer la perche de sonde dans les
passes difficiles. Assis tous les deux sur un paquet de
cordages, nous causons. Il est tout petit, tout drôle,
avec son air à la fois toujours étonné et pourtant très
crâne. Je vois sans peine qu'il est instruit, qu'il a lu et
réfléchi, et qu'il est fort intelligent. L'an dernier, il a
déjà fait le même voyage ; ilfàisait partie de l'équipage
qiii a conduit à Krasnoiarsk le vapeur Evguénïi. La
traversée du canal fut affreuse, car, à 300 kilomètres
de FYénisséye, en certaines parties delà rivière Kasse,
le vapeur calait 10 centimètres de plus que la profon-
deur de l'eau : il fallût, durant des jours entiers, le
traîner presque à sec sur dès rouleaux. Cela me
donne à penser que nous en verrons de belles!
Notre bateau, le A'ïcb/ai, est un petit vapeur de
24 chevaux : il est tout blanc avec une bordure noire
à la ligne de flottaison : je le trouve charmant. Il a
travaillé au pont de l'Obi ; il s'en va maintenant prêter
son concours au service des transports que nécessi-
tent les travaux du pont del'Yénisséye à Krasnoiarsk.
J'y occupe, sur le pont, la cabine de l'ingénieur en
chef de la ligne dû Sibérien central, N. P. Méjériinof,
et je m'y trouve admirablement installé pour un long
voyage : une de mes fenêtres a vue sur l'avant; les
autres me permettent d'observer la rive.
Notre capitaine, Vladimir Ivanovitch Stoïlof, est un
des marins qui connaissent le mieux cette partie de la
Sibérie. L'an dernier déjà, il a conduit par le Canal le
vapeur Evguémi^ et nous savons qu'entre ses mains,
nous pouvons dormir tranquilles. C'est un homme de
quarante ans, de manières choisies, d'une tenue tou-
jours correcte, d'un abord extrêmement ouvert et
sympathique. Il est russe, lui aussi, et depuis huit
9
EN ftlBERIE.
130 EN SIBÉRIE
jours environ que je le connais, je sens pour lui un
attachement croissant. Il est peu bavard, bien que
fort gai ; il surveille son bateau comme une mère son
enfant : je ne sais pas quand il dort...
Après avoir glissé quelques heures sur la Tome,
nous atteignons l'Obi , une énorme masse d'eau
boueuse qui coule à pleins bords et nous entraîne
rapidement avec elle vers le nord vague. Des forêts
basses bordent les deux rives ; on voit les berges ron-
gées par les récentes grandes eaux, et quand les
arbres n'y sont pas déracinés et couchés, lamenta-
bles, dans l'attente de la débâcle prochaine, qui les
emportera, qui sait? jusqu'à la mer, peut-être! ils
sont écorchés, limés par le frottement des glaces. 11
fait froid; par instants, il neige. Nous faisons lever
des vols de canards sauvages, et, çà et là, j'aperçois
une blanche théorie de cygnes qui décrivent là-bas,
lentement, des zigzags et des ronds, leurs grande»
ailes étendues, et leur vilain cou visible seulement
par intervalles. Vers le soir, quelques paysans pas-
sent en canot, pagayant vite de leurs courtes et larges
pagaies. Après cette agitation des dernières semaines
de Tomsk, je sens pénétrer en moi la paix physique
et morale, le repos tant désiré. Nous jetons l'ancre,
vers dix heures du soir, à l'embouchure de la Tchou*
lyme, devant une nappe d'eau large de plus de deux
kilomètres, et par vingt mètres de fond.
20 mai. — Quand je me suis éveillé, ce niatin, nous
étions en marche : il était deux heures et demie et
grand jour! Nous suivions toujours une énorme
avenue d'eau boueuse bordée par des forêts basses.
Nous atteignîmes en quelques heures le grand bourg
de Kolpachévo, et, tandis que l'équipage entassait sur
T '■
LA TAÏGA i31
le pont le bois nécessaire à la machine, des femmes et
des jeunes filles vinrent nous offrir des provisions.
Rangées sur deux files, elles posèrent sans mot dire
leurs paniers sur le sable, et attendirent les acheteurs.
Elles avaient là du pain, du lait, des œufs, des pois-
sons, des noix de cèdre, des canards sauvages (à cinq
sous la paire), et, en outre, des bas et des mitaines de
laine, spécialité de leur village. Nos matelots se nour-
rissent à leurs frais : c'est donc à eux que s'adressaient
surtout ces offres; il fallait les voir marchander, tout
en plaisantant, et, je crois même, en pinçant les jolies
Sibériennes !
Au début de l'après-midi, tandis que nous glissions
sur l'eau calme, entre des bois, un coup de sifflet de
la sirène nous a appris que nous venions de quitter
rObi pour pénétrer dans la Kiète : j'aime beaucoup
ce salut du bateau à chaque départ et à chaque
arrivée, au moindre événement qui rompt la monotonie
de l'eau déserte.
La Kiète, affluent de droite de l'Obi, est une
magnifique rivière à peu près longue comme le Rhin :
nous devons la remonter sur environ 500 kilomètres.
Ses eaux ont une couleur d'un jaune ferrugineux
tout à fait caractéristique. Elle est bordée de hautes
forêts où se mêlent le tremble, le bouleau et toutes
les espèces résineuses : c'est le début de cette immense
forêt vierge, de cette taïga dans laquelle nous allons
glisser, sans éclaircies, durant des semaines... De
place en place, sur le rivage, un grossier abri de
branchages etd'écorce décèle la présence de l'homme :
toutes les deux ou trois heures, nous apercevons un
village ou bien une ferme isolée.
Je suis venu m'asseoir à l'avant, à ma place de pré^
■
d32 EN SIBÉRIE
dilection, sur un paquet de cordages, à côté du petit
^acha Mochkine qui, silencieusement, regardait l'eau
couler. Je l'ai interrogé sur ses occupations d'hiver,
au pays, et il m'a traduit, dans son langage simple,
les impressions qu'il ressent durant l'interminable
^ hivernage de sept mois, le désir ardent. qu'il éprouve
du jour où de nouveau l'eau coulera librement, où il
verra défiler à ses côtés des arbres et des villages, où
il regardera au loin l'horizon saris cesse changé, où
il jettera l'amarre, le pont volant et la perche-sonde.
Son ami, Nicolas, chargé lui aussi du service de
l'avant, est venu se joindre à nous. Ces deux mate-
lots ont vingt-trois ans, et sont mariés depuis deux
et trois ans.
— Et cela ne vous fait rien, de quitter ainsi vos
familles, une fois le printemps venu, pour aller vous
engager au fond de la Sibérie ?
— Sans doute, au départ, on est triste; mais ensuite
on s'y fait, et puis, on est entre soi, presque tous
gars du même village ou du même canton. Cela rem-
place la famille.
Ces jeunes gens, dont le capitaine m'a fait tant
d'éloges, ont déjà roulé sur bien des rivières sibé-
riennes, et leur apparente naïveté cache infiniment
d'expérience. Comme je mettais la conversation sur
le caractère des Sibériens, ils m'en ont dit des choses
peu édifiantes ; Nicolas, lui-même, moins communi-
catif que Sacha, n'a pu retenir l'expression de son
antipathie à leur égard. Une telle conformité d'im-
pressions est frappante, entre eux et moi, et quand je
cherche à découvrir la cause des sentiments qu'éprou-
vent ces Russes à l'égard des Sibériens, Sacha la
résume de ce mot que je trouve profond : « Ils ne
LA TAÏGA 133
respectent rien [oni nitchévo. nié ouvajayoute). » Oui!
ce mot est vraiment profond. Il exprime toute la diffé-
rence de conception morale du Russe et du Sibérien.
Ce dernier, habitué à vivre seul au fond de ses forêts,
à se défendre contre une nature hostile, contre des
bêtes, contre des voleurs, contre des administrateurs
d'autant moins scrupuleux qu'ils sont moins sur-
veillés, s'est habitué à ne compter que sur lui-même.
Le paysan sibérien est un féroce égoïste, et pour lui,
il n'existe trop souvent ni Dieu, ni loi, ni habitudes,
ni traditions : « il ne respecte rien ». Le paysan rusfe
est à son antipode; pour lui, la moitié de sa morale
est faite de- respect traditionnel.
Il est huit heures et demie du soir. La rivière est
admirable. A gauche, la rive, échancrée comme par
.une anse que simule un tournant, est plantée de boti-
leaux et de pins que le soleil couchant inonde d'une
coloration jaune si vibrante que j'en suis ébloui. A
droite, dans la pénombre, s'allonge une admirable
forêt de cèdres. Dans l'intervalle, la nappe d'eau,
large de trois ou quatre cents mètres, absolument
calme, comme une glace où passeraient des moires,
est complètement rose, d'un rose chaud et délicieu-
sement fondu, qui reflète le rose plus violent d'une
épaisse couche de nuages. Tout là-bas, à l'horizon,
une ligne de neige fait repoussoir. En écrivant, mon
papier devient rose du reflet étalé sur toutes choses.
Sur l'eau rose passent, tout noirs, des canards; le
rose gagne, s'épand, et se transforme sur l'eau en
une nuance améthyste que notre marche, impitoya-
blement, dérobe bientôt à mes regards.
Nous arrivons, à la clarté mourante, au village de
Panovo, dont les huttes misérables sont entassées sur
EN SIBÉRIE
droite, élevée en falaise sablonneuse. Tous les
19 sont sur la rive, et, en quelques instants, le
le répand parmi eux qu'il se trouve à notre bord
ofesseur d'Université; or, comme ils ne con-
nt d'autre Université que celle de Tomsk, où il
ncore qu'une Faculté de médecine, ils en con-
que je suis médecin. Aussitôt, des malades
>urent, des mères surtout, qui me présente(it
enfants chétifs et souffreteux. J'ai beau me
r, elles insistent, elles supplient. J"ai bien sur
uelques médicaments, mais je n'oserais jamais
ministrer à des enfants, et il me faut résister
rières ou donner seulement de vagues conseils
ène, tout en souffrant cruellement de mon
isance. Tout à coup, un jeune homme, une
I d'hercule vêtu d'une jaquette en peau de
poil en dessus, fend la foule et s'approche :
e t'en prie, me dit-il, viens voir mon père!
)u'est-ce qu'il a, ton père?
1 s'est broyé un doigt.
ODsens à aller examiner la plaie. Dans une isba
, pauvre et triste, où il fait déjà très sombre, le
est assis. C'est un homme d'une complexion
[que : je n'ai jamais vu de près des bras et des
aussi énormes. Il s'est broyé l'index contre un
?, et, tout en m'expliquant l'accident, il déroule
ges noirâtres, imbibés de graisse d'oie sauvage,
jusqu'à présent, il a tenu la plaie enveloppée.
i chair rose et saine d'apparence, s'étale une
ration qui me semble sans gravité : la plaie est
superficielle. J'explique au brave homme l'usage
iges propres, bouillis, de l'eau bouillie pour les
;s, et je lui laisse quelques cachets qui lui per-
w
LA TAÏGA 135
mettront de faire des lavages antiseptiques. Peu à peu,
pendant notre conversation, Tisba s'est remplie, toute
la famille du vieux s'y est réunie; et comme j'allais
me retirer, le fils aîné du malade écarte les femmes et
s'approche en apportant, sur une assiette de bois, cinq
œufs : « Tiens, prends ces œufs, dit-il, c'est tout ce
que nous pouvons l'offrir. » Et comme je refuse,
objectant qu'ils en ont plus besoin que moi, et que
d'ailleurs je suis très touché de leur intention, le jeune
homme insiste pour me faire prendre au moins ce bel
œuf vert, un œuf de cane sauvage ! Les pauvres gens î
Ils sont en contradiction avec l'idée que je me fais de
leurs compatriotes en général; aussi me touchent-ils
d'autant plus profondément.
Les paysans des rares villages que nous avons
aperçus se nourrissent pauvrement, misérablement,
pour mieux dire, des produits de leur chasse : le blé
ne pousse ici que dans les années très favorables, et
à force de fumure; encore ne mûrit-il pas toujours
complètement. La chasse aux oiseaux d'eau, en re-
vanche, est fructueuse. On ne compte pas les canards
abattus; et, pour les oies sauvages, les paysans me
disent en tuer chacun de cinquante à trois cents par
an. Ils les chassent à l'affût. Sur un des îlots de sabîo
que ces oiseaux choisissent volontiers pour leurs
ébats, ils installent quelques mannequins de bois
recouverts d'une peau d'oie sauvage; s'ils peuvent,
ils attachent également là une oie vivante. Dissimulés
dans des fosses, ils tirent les oiseaux lorsque ceux-ci
s'abattent en bande serrée autour des appeaux. Un
chasseur vend à notre cuisinière une oie au prix de
60 copecs (i fr. 35) : à Tomsk, on Teût payée de 20 à
'■ - - s^- '■ " . •: ~ - ■ - ' '-'' ' Tfyri'^s^r^s
136 EN- SIBERIE
m
30 copecs (de fr. 55 à fr. 80). Je dois ajouter
qu'elle était exquise !
2 / mai. — A dix heures et demie du soir, il faisait à
peu près nuit; mais dès une heure et demie du matin,
il fait presque clair : nous partons bientôt. Chaque
soir nous devons faire une halte de quatre ou cinq
heures, pour permettre à notre unique pilote de
prendre quelque repos. Je ne sais d'ailleurs pas com-
ment cet homme résiste à ces vingt heures d'attention
soutenue.
Toute la matinée, le soleil joue sur l'eau jaunâtre,
et, assis à l'avant, je passe mon temps à observer la
magnifique forêt dont' les rives sont garnies, à
bavarder avec l'un et avec l'autre, et à tirer des
canards sauvages.
Vers quatre heures de l'après-midi, nous faisons du
bois à Chirokovo, un semblant de hameau formé de
trois isbas qui se dressent sur la rive gauche, basse et
marécageuse. Quatre individus étranges sont *là,
petits, misérables, les jambes serrées d'une étoffe
noire en forme de pantalon collant, le torse couvert
de chemises rouges sur lesquelles sont boutonnés des
vestons étriqués, en mauvaise étoffe. Leurs cheveux
noirs et rudes sont réunis au sommet du crâne par
une espèce de bague en verroterie blanche, et retom-
bent en crinière sur leurs épaules Ils ont le type
chinois tellement accusé que Ton en dirait une cari-
cature. Ce sont des Toungouzes, des représentants
de cette race assez mystérieuse qui peuple une grande
partie de la taiga sibérienne. Ils vivent au fond de la
forêt, nomades entre les nomades, puisqu'ils ne.sub-
isistent que par la chasse, ne se construisant pas
d'abris sérieux, mais vivant, durant l'hiver, sous des
LA taïga 137
tentes grossières qu'ils quittent fréquemment, selon
les besoins de la chasse. L'été, ils circulent volon-
tiers en canot sur les innombrables cours d*eau de
la tdiga vierge, et c'est précisément par ce moyen
que ceux que voilà, et qui nous considèrent, recro-
quevillés sous la pluie glaciale, sont venus jusqu'ici.
L'un d'eux, garçon de vingt ans, affîrme-t-il, parle
assez couramment le russe, et m'apprend qu'il est
venu ici^ avec ses trois compagnons, pour chercher
de la farine. Chacun d'eux possède un canot long àfi
six mètres, formé d'écorce de bouleau tendue sur un
cadre en bois léger; c'est une sorte de large périssoire
qui se manie d'ailleurs, comme la nôtre, avec une
double pagaie. Ils ont, *assure-t-il, pagayé pendant
sept jours le long d'un affluent de la Kiète, un cours
d'eau inconnu qui vient du nord et qui, s'il dit vrai,
doit être pour le moins aussi long que la rivière
elle-mênae. Us ont acheté à un marchand ambulant,
qui suit la rivière avec une barque organisée en
boutique-bazar, les vêtements qui les couvrent, et ils
attendent patiemment ici l'arrivée d'un vapeur où ils
pourront acheter quelques pouds (16 kg,) de farine.
Ce vapeur est la Forluna; il appartient au service du
canal, dont il assure le ravitaillement et les commu-
nications avec Tomsk. Aux différents villages, il cède
quelques sacs de farine, lorsqu'il en a de disponibles.
Les Toungouzes échangent des pelleteries contre les
produits de la civilisation : farine, vodka, vêtements.
Mais, cettB fois, ayant, ou bien la mission, ou bien le
ferme désir de se procyrer le premier de ces articles,
et ayant constaté que nous ne pouvions le leur vendre,
ils nous affirment n'avoir pas avec eux une seule peau
d'écureuil; nous sentons bien qu'ils mentent et se
138 EN SIBÉRIE
réservent pour la Fortuna, Tandis que nous les inter-
rogions, le bois avait été chargé à bord, et nous-
allions partir, lorsque Tun des indigènes, ayant aperçu
entre les mains d'un matelot quelques-uns de ces
petits ronds de farine fine que Ton nomme des souchki^
échangea rapidement quelques mots avec ses cama-
rades. Les voilà tous les quatre, eux si calmes l'ins-
tant d'avant, qui détalent à toutes jambes, et dispa*
raissent dans l'une des isbas Voisines. Au bout d'un
instant, ils en sortent, les poches bourrées de peaux
d'écureils, et les doigts embarrassés de canards sau-
vages. Le marché aussitôt s'engage entre eux et les
matelots qui leur vendent des soiichki, et, sans doute,
leur font payer cher cette fantaisie naïve. A voir l'air
si misérable de ces demi-sauvages, à deviner le désir
que fait naître en eux un peu de farine douce, je me
sens pris d'une pitié : mais, si je leur donne quelques
copecs, on m'accusera, à bord, d'avoir fait manquer
un marché avantageux, et je me détourne tristement,
sous la pluie glaciale.
^ê mai. — Nous glissons toujours, infatigablement,
sur l'eau boueuse et rougeâtre, où flottent des tapons
d'écume; à chaque instant, nous croisons des arbres
entiers, bouleaux, pins et mélèzes, de dimensions
souvent considérables, qui, déracinés par la crue,
s'en vont au fil de l'eau, dressant au ciel leurs racines.
La rivière varie de cent cinquante à quatre cents
mètres de largeur, elle se divise fréquemment en
bras, ou bien reçoit des affluents, à l'estuaire des-
quels, des arbres flottants se sont amassés, se sont
enchevêtrés comme des plantes vivaces, et consti-
tuent une infranchissable barrière.
Des oies sauvages passent de temps à autre, filant
LA TAÏGA 139
vite et prudemment vers le nord. Dans toutes les
criques, sous les moindres buissons, sur les eaux
calmes, s'ébattent des canards, canards gri^, canards
blancs, cols verts, et canards parleurs, les uns gros
comme le poing, les autres d'une taille énorme, puis,
des plongeurs noirs, des bécassines, une sorte
d'alouette blanchâtre, de grandes mouettes blanches,
et, à des tournants lointains, des cygnes défiants. En
Tair, on voit partout planer des aigles et des faucons.
Le Nicolaî n'a plus de secrets pour moi : je l'ai
exploré dans tous les coins : je suis aussi à l'aise à
l'arrière, parmi les matelots qui rêvent au fil de l'eau,
que dans la chambre de la machine, où je regarde
« bricoler » notre excellent ami Vasili Mikhaïlovitch
Guéliof, le chef mécanicien. Il prend ses repas avec
le capitaine et moi, et j'aime beaucoup sa compagnie,
où j'ai toujours quelque chose à apprendre : souve-
nirs de voyage sur le bas Obi, traits de mœurs sibé-
riennes, détails sur la vie des ouvriers de fabrique,
réflexions saines et nettes sur la vie. C'est un homme
de trente- cinq ans environ, grand, fort, peu bavard,
mais toujours net, avec un regard paisible et doux qui
parle. Il est fils de ses œuvres, et il conserve, malgré
la position à laquelle il est parvenu, une timidité
charmante dont il ne se départit que dans la stricte
intimité. Je l'aime beaucoup.
La rivière serpente en des méandres innombrables;
ma boussole prend peu à peu toutes les positions, et
l'aiguille y fait parfois le tour du cadran, comme sur
une montre. Toujours le même calmcj entre une
double muraille de grands arbres où, çà et là, se
montrent des marécages.
Nous avons fait halte un peu plus tôt que de cou-
'■fT^
«•*£•">
140 EN SIBERIE
tume, et nous nous sommes amarrés tout près de la
rive, en eau profonde. Aussitôt, je suis parti en
chasse par la taïga^ en compagnie de notre pilote, -
Ivan Vasiliévilch, un homme brun, trapu, un pas-
sionné chasseur d'ours. Le sol est tapissé d'une herbe
haute et rude desséchée par l'hiver; partout des
ronces, des arbustes épineux, des arbres tombés dans
tous les sens, pourris parfois, et, dans les fonds, delà
neige et de l'eau. Bientôt, un marécage nous barre la
route, et, bien que la forêt soit, en cet endroit, très
clairsemée, nous revenons péniblement, égratignés et
cinglés par les branches. A cinquante mètres, j'aper-
çois un animal roux et j'hésite à lui envoyer une balle,
parce que j'entends un matelot marcher un peu plus
loin dans sa direction, et que, d'ailleurs, je suppose
que c'est peut-être un chien égaré : « Eh! bârine,
tirez donc, me crie Ivan! c'est un ourson! » Il est
trop >tard. Tout à l'heure, alors que la nuit était
tombée', et que nous étions accoudés sur le pont,
nous avons aperçu, à quelques mètres, sur, la rive,
deux yeux brillants, et nous avons entendu broyer
l'herbe sèche : « C'est l'ourse, c'est la mère! » ont
dit mes compagnons. J'avoue que je ne puis rien
affirmer... En ce moment, il est près de minuit,
l'obscurité n'est pas complète; je vois en face de
nous, sur l'autre rive, déjeunes bouleaux, enveloppés
d'une buée légère et reflétés dans l'eau calme, prendre
des airs vaporeux, mystérieux, comme un décor irréel
qu'un souffle va dissiper...
23 mai, — Par grand soleil et grande .brise, nous
sommes arrivés vers midi au dernier village que nous
trouverons avant l'Yénisséye, au village le plus connu
du bassin de la Kiète, à Maximkiniar. Il est perché
LA TAÏGA 141
sur une falaise sablonneuse que forme la rive droite,
et s'adosse à une belle forêt de cèdres et de mélèzes.
Comme il possède un pope, nous en profiterons pour
faire dire une prière solennelle. A peine sommes-nous
amarrés que déjà le bon prêtre, lé P. Paul, nous fait
visite. C'est un homme de cinquante à soixante ans,
petit, trapu, agité d'un perpétuel tremblement :
barbe grise, cheveux gris, regard franc et sympa-
thique. Tout en cassant une croûte avec nous, il
cause volontiers et me donne sur son village tous les
détails que je désire. 11 n'est pas loin, lui non plus, je
crois, de me prendre pour un médecin et pour un
personnage officiel, et il m'explique que les adultes
de son village meurent les uns après les autres d'une
toux opiniâtre sans crachement de sang. Il ajoute que,
pour consoler son exil au milieu de cette population
d'Ostiaks convertis, il aurait grand plaisir à voir
arriver quelques émigrants russes bien pensants. Je
ne puis, malheureusement, les lui fournir!
Je vais visiter quelques isbas ostiakes; elles ne se
distinguent en rien de celles que l'on voit en Russie,
sinon par l'emploi exclusif de vaisselle en écorce et
en bois. Le P. Paul m'invite à son tour : il veut me
faire goûter ses provisions, du caviar pressé, du fro-
mage de Hollande, du madère de Crimée! Son isba
est spacieuse, claire et propre, égayée aux fenêtres
par des géraniums et des plantes grasses. Le bon
prêtre a introduit ici l'apiculture, que les Vieux
Croyants cultivent avec grand succès un peu plus au
sud, sur les bords de la Tchoulyme. Il élève également
des poules, des oies, des dindons, et des rennes dont
il veut introduire Tusage parmi ses indolents parois^
siens. Il possède en outre un enclos qu'il fume soi-
'->rfv.iîT. ;,w^ . -^-y î -^Tn^'.t^"' :V^ , •s-'-r-; - .1 '.- ;.- ^
~*- —1" ■» -T
'^'':î^'î?5?
142 EN SIBÉRIE
gneusement, et où il fait pousser du seigle, denrée
précieuse qu'il revend, dit-il, sans bénéfice. Il achète,
enfin, de la poudre de chasse, et la recède à ses
ouailles à prix coûtant, ce qui, en Sibérie, est un
beau trait de charité chrétienne. Bref, il me donne
l'impression d'un homme avisé, qui ne se laisse pas
abattre par Tisolement auquel il est condamné, et qui
fait beaucoup pour sa misérable paroisse, agissant
plus encore par lexemple que par les préceptes.
C'est dimanche, je crois bien : les femmes de
Maximkiniar sont vêtues de robes multicolores,
bleues, vertes, rouges, jaunes, de tons criards, qui
pourtant égaient la vue. Quelques - unes des plus
jeunes filles sont fort jolies, avec leur teint bronzé, et
leurs yeux noirs, vifs et rieurs; elles ne sont pas par-
venues à s'enlaidir avec leurs oripeaux bariolés. Je suis
mêlé à leur foule sur la crête sablonneuse qui domine
la rivière, et, tout en débitant à quelques-unes des
madrigaux, dont elles rient de tout leur cœur en se
cachant le visage, je considère la cérémonie reli-
gieuse qui se poursuit sur le pont du Nicoldi. Sur
l'avant débarrassé des cordages et des perches, le
P. Paul, vêtu d'une belle chape violette, dit une prière
solennelle, devant une table couverte d'une nappe,
en guise d'autel. Sur la table blanche sont posés un
cierge, que le vent fait pleurer, et une soupière pleine
d'eau bénite. La prière terminée, le prêtre fait baiser
au capitaine sa croix d'argent, et, d'un vigoureux
coup de goupillon, asperge le crâne chauve de l'excel-
lent Vladimir Ivanovitch : je vois d'ici des goutte-
lettes y scintiller au soleil. Puis, à tour de rôle, tous
s'approchent sous la douche sainte, et quand l'équi-
page y a passé jusqu'au dernier chauffeur, c'est le
LA TAÏGA 143
tour de quelques élégants du village qui ont tenu à
se joindre au service. Cela est à la fois très simple,
très noble, et tout à fait familial. Un groupe de vieilles
Ostiakes reste indifférent à ce spectacle : accroupies
à l'écart, elles fument en silence des « bouffardes »
grosses comme un poing d'enfant : elles sont désa-
busées des choses de ce monde; mais la vue de mon
appareil photographique effarouche leur pudeur.
Nous partons enfin, non sans avoir offert quelques
souvenirs au P. Paul, et lui avoir acheté des provi-
sions pour la suite de notre voyage. Nous achetons
aussi des chiens ostiaks, et le prêtre nous laisse sans
regret emmener une bête au poil rude, qu'il aime
beaucoup, dit-il, mais dont il redoute la funeste habi-
tude de lui étrangler ses rennes.
i heures du soir, — Nous avons glissé lentement
— trop vite encore, à mon gré ! — entre ces admira-
bles forêts impolluées. Le charme de ce désert d'eau
et de bois est reposant, adoucissant : j'en jouis en naïf
désœuvré. Tout à l'heure, c'était un coucher de soleil
rose et pourpre qui, par delà les cèdres et les mélèzes,
enflammait le ciel d'une lueur d'incendie que l'eau,
discrètement, rappelait. Maintenant, c'est la paix du
soir clair. Nous avons jeté l'ancre auprès d'une berge
toute couverte de grandes herbes sèches. Au loin, l'on
entend le gloussement d'un coq de bruyère, et dans les
intervalles de silence, on ne perçoit plus que le frais
clapotis de l'eau qui passe contre notre bordage. Nos
hommes se reposent; Les uns pèchent du goujon au
balancier; les autres ont allumé là-bas un grand feu,
et, sur leurs visages éclairés vivement, apparaît la
joie naïve que répandent toujours, dans la forêt,
l'aspect et la caresse d'une flamme. Tout ce peuplé
V'-
144 EN SIBERIE
reprend doucement contact avec la nature. Seuls,
deux ouvriers de Tomsk que nous avons embarqués,
semblent ignorer cette paix et cette joie du plein air :
ils errent d'un groupe à l'autre, sans prendre part à
rien. On devine que, déshérités, ils n'ont jamais vécu
en contact avec la vraie vie naturelle, et qu'à cette
interminable promenade sur l'eau déserte, ils préfé-
reraient quelques heures de cabaret. L'un d'eux, de
sa voix lasse, me disait, alors que je faisais observer
le danger que présente «n tel brasier sur l'herbe
sèche : « Bah! qu'est-ce que ferait un incendie icil
C'est la taiga^ personne n'y viti » Ainsi, pour cet
homme, la taïga n'est pas, comme pour ces matelots,
comme pour moi, une chose terrible, il est vrai, mais
bourdonnante de vie et grosse de fécondité, mais, au
contraire, une chose morte, banale I Pour ce serru-
rier sibérien, un bel arbre brisé par la tempête n'est
pas, comme pour nous autres, une victime, mais seu-
lement un morceau de bois hors d'usage !
24 mai. — Lorsque nous partons, le matin, vers
deux heures, dans le grand jour, les colorations du ciel
sont charmantes. Aujourd'hui, au départ, les bandes
roses qui s'étalaient aii ciel paraissaient appliquées
par un pastelliste; il semblait que l'on vît la fine
poussière du pastel, qu'un rien allait écraser. La
rivière, en reprenant ce reflet, l'adoucissait, le fon-
dait. Bientôt, sur des nuées grisâtres, jaillirent en
éventail des fusées de colorations violettes, et, dans
le ciel plus puissamment éclairé, le rouge triompha-
teur surgit lentement de Uhorizon boisé...' ;
Dès huit heures dû matin, nous avons abandonné
la Kièle, notre jolie compagne, que nous n'avons
guère suivie que sur la moitié de son cours, et nous
Marchandes à Kolpacbëvo (p. 130)
Paysage de laiga sur la KiÈte (p. 140)
1
LA TAÏGA 145
sommes entrés dans un de ses minces affluents de
droite, TOziornaya. C'est une rivière à multiples
méandres, comme toutes celles de ces parages, et
elle fait directement partie du système ob-yénis-
séien : ses tournants trop brusques ont été adoucis,
son lit a été creusé, sa largeur rectifiée : bref, les
ingénieurs ont passé par là, et nous avons quitté le
royaume du rêve pour entrer dans une très pratique
réalité. A neuf heures et demie nous nous amarrons
à quelque distance de la première écluse, Lomovaiy
stane. Le premier acte de notre traversée est achevé ;
les difficultés vont ici commencer, et nous sommes
assez inquiets sur la manière dont s'accomplira
désormais notre passage.
Le système qui unit l'Obi à l'Yénisséye se com-
pose d'un réseau de rivières canalisées ; sur une lon-
gueur de 150 kilomètres, 12 écluses y sont réparties,
qui maintiennent le niveau des eaux. Nous sommes
en face de la première de ces écluses, et la difficulté
consiste d'abord pour nous dans l'étroitesse de ses
portes. Elles ont, il est vrai, des dimensions que nous
trouverions fort belles en France : elles mesurent
8 m. 50; c'est cependant trop peu pour nous, car le
Nicolai, vapeur à aubes, mesure 11 m. 36 dans son
extrême largeur. Il faut donc, pour lui permettre de
franchir les portes d'écluse, démonter les roues et les
cabines qui les surmontent. Ce travail demande au
moins deux jours. Puis, une fois privés de nos roues
nous aurons besoin d'un remorqueur pour nous amener
jusqu'au-delà de la dernière écluse. Tout cela
s'explique en deux mots; mais ici, en plein désert, les
difficultés ainsi créées sont sérieuses.
En ce moment, les eaux sont très hautes. Les
EN «IB^RIE. 10
^_ ,-_. . — ^ ,_-... -,,^--_ ,
146 EN SIBÉRIE
trois petites rivières qui s'unissent en ce point roulent
à pleins bords une eau boueuse; là-bas, la maison*
nette de Téclusier apparaît comme un îlot dominant
des pieux noirs, seul vestige de Técluse inondée. Par-r
tout du sable, des pins, des mélèzes, des marécages
et des cours d'eau. Je suis enfermé dans une espèce
d'île dont je ne pourrais sortir qu'en barque : mais la
marche est si difficile au milieu des troncs d'arbres
abattus, des grandes herbes coupantes, des ronces
et des fondrières, que j'ai peine à en faire le tour. La
pêche ne donne rien ; la chasse ne me livre que des
canards et un grand vautour roux. Tandis que j'erre
ainsi dans le bois morne, tout l'équipage travaille
péniblement à démonter les roues et la machinerie du
Nicolaï, Il fait très chaud, et déjà les moustiques,
ces fameiix hôtes de l'été sibérien, nous envahissent.
26 mai — Tout à l'heure, on m'a apporté une
lettre par laquelle l'ingénieur du canal m'invite à n^e
rendre chez lui, pour attendre le moment où notre
vapeur pourra être remorqué, et pour étudier de-
près, sur les plans et avec des spéciaHstes, la dispo-
sition des écluses et des ateliers. Quatre matelots
m'amènent en barque à l'écluse inondée, et je trouve
sur la berge une voiture qui m'attend. Nous partons
au grand trot, par une majestueuse forêt où les pins
s'élancent au ciel, tout droits, tout rouges, mêlés çà
et là de cèdres et 3e mélèzes. De tous côtés appa-
raissent des troncs d'arbres calcinés ; d'autres, déra-
cinés par la tempête, se sont affaissés, et demeurent
appuyés à quelques-uns de leurs voisins. La piste
sablonneuse, poussiéreuse, péniblement défrichée au
milieu de la forêt vierge, serpente dans cet imposant
décor. Le cocher est un jeune moujik de vingt-deux
LA TAÏGA 147
OU vingt-trois ans, grand, gras et fort; il a le teint
hâlé, une barbe blonde naissante, le nez régulier et
fin ; un de ses yeux semble perdu ; mais Tautre est
clair, grisâtre, et animé d'un perpétuel sourire, chose
rare chez un Sibérien. A chacune de mes questions,
au lieu de répondre de son siège, il se retourne poli^
ment, et je vois dans son regard une franchise et une
fraîcheur gui sont bien en harmonie avec la nature
vierge qui nous entoure. Son premier mot est d'une
charmante naïveté : « Ça ne vous fait rien, bârine,
d'aller vite? mon patron aime beaucoup cela : plus
on va vite, plus il est satisfait! » Je l'assure que la
vitesse folle me ravit ^ mo'i aussi, et, avec une
incroyable sûreté, il lance ses chevaux par la route
tortueuse, coupée de fondrières et de ponts que for-
ment des madriers pon équarris, simplement juxta-
posés, sans un clou ni une cheville pour les maintenir.
Je saute et tressaute dans mon tarentass moelleux et
je me grise, moi aussi, de cette vitesse dangereuse. De
temps à autre, je pose une question à Gavrilo : il est
venu ici de Tomsk, il y a une dizaine d'années ; nourri
et logé, il gagne bien sa vie dans ce lieu perdu, et
malgré la monotonie de l'existence hivernale, il ne
se déplaît pas à son métier. C'est d'ailleurs un gars
solide et déluré, qui sait se tifer d'afl'aire, et dont la
naïveté n'entame pas l'instinct pratique. Cependant,
nous filons toujours à toute vitesse, évitant, par
instants, d'un brusque écart, les pni, las* souches
d'arbres non déracinées, qui se dressent parfois au
beau milieu de la piste, et qui sont une des plus
méchantes spécialités des routes forestières en Sibérie.
Tout à coup^ un vol de coqs de bruyère s'élève à
grand bruit du milieu de la piste, Gavrilo arrête ses
'/ f'^,**' "..■ •^ , -» s. - - , • \ *' "r^ ^\ •■" ■-— »-jf<t
--'7'^'
5
148 EN SIBÉRIE
chevaux : « Ils n'iront pas loin, fait-il, à voix basse,
vous en pourrez tuer un. » En effet, son œil exercé
distingue bientôt une poule qui s'est réfugiée sur un
arbre, comme inconsciente de notre présence à quatre-
vingts mètres derrière elle. Il me la désigne du doigt,
mais je suis longtemps sans rien distinguer : enfin,
je l'aperçois, immobile, et je la traverse d'une balle.
Gavrilo est pour le moins aussi heureux que moi de
ce modeste coup de fusil.
Nous avons franchi de la sorte les trente-cinq kilo-
mètres qui nous séparaient du Glavny siane^ où se
trouve la résidence de l'ingénieur en chef, Stanislas
Antonovitch Jbikovski. Au son des clochettes, mon
hôte accourt, et nous faisons connaissance. C'est un
homme de trente-cinq ans environ, blond, au front
haut et intelligent; ses yeux, protégés par des
lunettes, s'éclairent par intervalles d'un sourire jeune
qui en corrige l'expression un peu froide et soucieuse.
On était à table; je m'y assieds sans autre préam-
bule, et j'entre ainsi sans gêne, à la russe, dans une
des familles qui m'ont laissé en Sibérie le plus affec-
tueux souvenir. Après huit jours de rêveries et de
conversations surtout pratiques et un peu rudes, c'est
pour moi une joie véritable que de me retrouver
dans une société délicate et choisie.
On me fait visiter la maison. Devant nos fenêtres,
s'étend une place gazonnée où paissent un couple
de rennes. Un peu plus loin, enchaînés sous un
arbre, grognent et gambadent deux oursons d'un an,
Machka et Michka, au museau long, aux gestes
brusques, aux yeux gourmands et sournois. La
rivière coule devant la maison, en contre-bas, et, sur
deux côtés, s'étend uncï forêt marécageuse, où déjà
LA TAÏGA 149
s'entendent les coassements ininterrompus qui pré-
cèdent le crépuscule tardif. C'est pour l'œil un repos
charmant que l'aspect de ce mélancolique horizon
sur lequel s'abaisse lentement la gaze transparente
de la nuit septentrionale.
^7 mai, — Une partie de mon temps se passe à
travailler en compagnie de Stanislas Antonovitch.
Aujourd'hui, par exemple, nous sommes allés en
barque visiter en détail les écluses voisines et les ate-
liers où se préparent toutes les pièces métalliques
nécessaires pour les travaux. D'ailleurs, en raison de
Téloignement où l'on se trouve ici de tout centre
civilisé, on emploie le métal aussi peu que possible.
Les écluses sont faites entièrement en bois; la pierre,
introuvable ici, n'y est pas employée, et le métal ne
sert qu'à relier les poutres qui remplacent la maçon-
nerie des perrés. Je n'aurais jamais cru que l'on pût
donner à un ajustage de poutres et à des caissons de
bois remplis de terre une si parfaite étanchéité, et
une résistance à l'effort des eaux, qui égale, dans la
pratique, celle du béton. Ces écluses sont absolument
étanches, et elles n'ont pas bougé depuis leur cons-
truction, qui remonte, selon les cas, à dix ou à quinze
ans *. Je ne puis dissimuler l'étonnement joyeux que
me cause un travail aussi sérieux exécuté dans un
pareil désert, au milieu de difficultés de toutes sortes,
dans la forêt vierge marécageuse, au milieu des mous-
tiques et des fièvres, avec un ramassis d'ouvriers
d'aventure et surtout avec des crédits plus que mo-
destes. Voilà ce canal dont on fait tant de plaisante-
1. Le procédé a été imité de celui qui a présidé à la cons-
truction des écluses sur le Système Marie, reliant la Volga au
lac Onega,
J50 EN SIBÉRIE
ries à Tomsk, et dont le Gouvernement lui-même se
•
serait, pour un peu, désintéressé, de peur de créer
un^ concurrence au chemin de fer! Les ingénieurs et
les entrepreneurs qui sont passés par ici se sont
trouvés, par un hasard surprenant, également animés
d'intentions honnêtes et d'amour pour leur besogne,
^.'argent qui leur était remis, ils l'ont employé tout
entier à leurs travaux, sans en distraire l'habituel
prélèvement, qui rend si dispendieux les travaux
publics de l'Empire russe. Ils ont été scrupuleuse-
ment probes, et,' comme avec cela ils ont été modestes^
comme ils n'ont pas fait de réclame pour leur œuvre,
qui se poursuit toujours, ils ont été méconnus. Il ne
s'est pas trouvé un Sibérien pour croire quelles ingé-
nieurs aient pu, sans être surveillés, travailler de la
sorte au fond delà taïga. Comme les sommes allouées
étaient relativement minimes, on s'est mis à dire
couramment que le canal était un mythe et n'existait
que sur le papier. C'est que pas un des marchands
intéressés à ce canal n'a jugé â propos d'en faire lui-
même ou d'en faire faire l'exploration. L'apathie sibé-
rienne est telle qu'ils n'ont pas les moindres rensei-
gnements (en dehors de ceux des ingénieurs, trop
intéressés pour qu'on les croie) sur celte belle entre-
prise qui pourrait avoir pour la contrée une telle
importance *. Voilà comment on juge les hommes et
1. J'ai publié des notes détaillées sur ce canal dans le Novùié
Vrémia des 17, 20 et 22 juin 1898. Que A. S. Souvorine me laisse
le remercier à cette place de m'avoir si libéralement ouvert ses
colonnes. Celle publication m'a attiré, de divers points delà
Russie, des remerciements chaleureux. Et même le journal du
prince Oukhlomski, Pélershourgskia Vièdomoali, m'a consacré,
le 20 juillet, un long article pour me réfuter. Quelques-unes des
objections que me fait le correspondant anojiyme sont justes;
quelques-unes sont enfantines, d'autre «î>^ enfin, sont dirigée
LA TAÏGA 151
les œuvres, dans ce pays : c'est que Ton a tant de
fois été trompé et volé, que Ton hésité à croire à la
m
probité spontanée d'un administrateur. Je m'honore
de connaître de fort près quatre de ceux qui ont, à
des titres divers, collaboré au canal : leur nom m'était
d'avance une garantie de travail .scrupuleusement
honnête; mais, maintenant que je vérifie sur place
mes prévisions, je trouve plus encore que je n'atten-
dais, et je me prends à me demander ce qui serait. fait
déjà sur toute l'étendue de l'immense Empire, si les
hommes de cette sorte y étaient plus communs...
En revenant, par la forêt, nous avons, à notre
ordinaire, fait lever un vol de coqs de bruyère, et
puisque je me suis laissé aller, çà et là, à parler de
coups heureux, je puis bien noter ici le curieux effet
de ma maladresse. Un coq s'était perché sur un arbre
mort : j'approchai à une distance que j'évaluai à tort
à cent mètres, et je tirai sur lui mes six dernières
balles, sans l'atteindre une seule fois : le seul effet fut
de faire çà et là tourner la tête à l'énorme oiseau, qui,
non seulement entendait la détonation, mais de plus
devait percevoir de bien près le sifflement des balles!
Notre voiture s'éloigna sans «que le coq daignât
s'envoler.
38 mai. — A trois heures du malin, nous partons
en chasse, Gavrilo et moi, par la route poussiéreuee
qui s'enfonce dans la forêt. En ré venant,* par le soleil
déjà chaud à sept heures, nous causons gaîment;
il finit par m'interroger sur la France. La première
question d'un Russe, en pareil cas, est .toujours relâ-
conlre des affirmations qui me sonl faussement attribuées. On
a donc fait, en somme, beaucoup d'honneur à mes réflexions de
touriste^
152 EN SIBÉRIE
tive au souverain. J'explique donc à Gavrilo que nous
n'avons pas de souverain, mais, à sa place, un prési-
dent de notre choix, une manière de starosfa (maire
de village, chef d'association, etc.).
— Et, qui est-il, votre siarQstal il est noble, sans
doute?
— Non ! chez nous, il n'y a plus de classes sociales,
et tout le monde peut aspirer à ce poste.
— Et il est riche?
— Naturellement, on lui fournit de l'argent pour
nous représenter dignement. Bientôt même, il viendra
rendre à votre souverain une visite que celui-ci lui a
faite l'an dernier.
Gavrilo n'a pas l'air de se soucier beaucoup de ces
échanges de politesse qui ne disent ri^n à son imagi-
nation. Il reprend :
— Et votre pays, bârine, est soumis à notre tsar?
J'ai quelque peine à faire comprendre à ce moujik,
bien intelligent, cependant, que nous sommes un
pays à part. De tous les renseignements qu'il recueille
ainsi de moi, ce qui semble lui plaire surtout, c'est
Tabsence chez nous de cette échelle des tchines
(grades) entre lesquels se trouve répartie la portion
de la Russie qui administre l'autre portion. Evidem-
ment c'est là une preuve de cette liberté d'esprit qui
distingue le Sibérien du Russe, et un indice de celte
fierté personnelle qui fait que, de ce côté-ci de l'Oural,
un paysan, tout en se sentant moins puissant, s'estime
cependant à sa valeur, même en face d'un bourgeois,
et n'hésite pas à lui loucher la main. Sans doute,
la causerie de ce matin avait fait à Gavrilo une cer-
taine impression, car il en a reparlé, ce soir, à une
dame qu'il accompagnait à cheval. De bonne foi.
r^i^^tf^.Tr^ V- ' *■ ' " '-
» '
LA TAÏGA 153
celle-ci lui a dit que j'avais dû plaisanter! Reste à
savoir si Gavrilo n'gi pas pensé, à part lui, que la
dame et moi, nous mentions tous les deuxl...
Stanislas Antonovitch n'est pas chasseur : mais il a
une passion pour la musique; il est, à vrai dire, un
des pianistes amateurs les mieux doués que j'aie
jamais entendus. Je ne saurais exprimer, dans ce pâle
récit de mes journées, le ravissement des heures où
j'écoute le piano chanter sous ses doigts. Sans doute,
sa grande virtuosité, sa sensibilité vibrante et le
moelleux de son doigté agiraient puissamment sur
moi au milieu d'une grande ville aussi bien qu'ici
même. Mais, en ce désert mélancolique, après ces
jours d'isolement intellectuel et ces semaines de réa-
lité souvent triste, l'effet de ses accords est si violent
sur moi, que toute ma sensibilité se trouve remuée
et comme entraînée au fil de ses rêves harmonieux.
Je ne crois pas, sinon à de rares instants, avoir
jamais subi aussi profondément l'influence de Bee-
thoven, de Chopin et de Schumann. Durant des
heures, je l'écoute, immobile, les yeux perdus sur les
rideaux d'une fenêtre, où, dans un paysage d'hiver,
une troïka échevelée emporte un svelle traîneau.
J'écoute, et ma pensée vagabonde, et mon rêve, subi-
tement délié, s'élance.
Ahl les heures délicieuses de souvenirs assoupis
qui s'éveillent, bercés par la modulation des sonates!
Il semble que le désert boisé où nous vivons se
peuplepour moi de visions douces dont le sourire me
trouble délicieusement. Des hallucinations persis-
tantes m'accompagnent, et je vis, à certaines heures,
dans une sorte de rêve tendre que j'identifie avec
l'endroit où il est éclos ainsi, de rien, d'uoe simple
Ib4 .EN SIBÉRIE
•
vibration mélodieuse. Il faut être, comme ici, loin de
toute agitation des villes, pour, comprendre une si
violente action de la musique. Dans une telle soli-
tude de rêve , les impressions les plus fugaces
prennent une importance extrême, et il suffit d'un
frémissement de Tâme pour déterminer en nous de
longues ondulations de joie ou de chagrin. Si la
musique évocatrice peut agir de la sorte sur des
nerfs pourtant bien calmés, je conçois la puissance
envahissante que doit acquérir une passion réelle, -
lorsqu'elle germe en pareil lieu dans un cœur inoc-
cupé. Et je trouve ainsi,. d'une façon très inattendue,
l'explication de ces héros d'Ibsen, qui nous appa-
raissent si souvent troublés jusqu'à la mort par un
amour ou un regret dont notre agitation quotidienne
n'aurait même pas su percevoir le frisson...
^9 mai. — Je suis allé chasser en barque sur la
lagune qui borde notre habitation; Gavrilo m'ac--
compagnait pour manier les rames, et il avait pris
également son bon fusil à un coup. Nous avons
guetté et poursuivi des canards, mais, surtout, nous
avons causé. Gavrilo m'a confié que la vie qu'il mèn^
ici est libre, il est vrai, mais, aussi, uniforme et*vide.
II en sortirait volontiers pour aller voir, ne fût-ce
qu'en courant, les beautés de l'Occident. « Je consen-
tirais bien, dit-il, à servir deux ans sans gages, si
l'on m'emmenait là-bas! Quand j'ai tiré au sort, j'ai
un .peu cligné des yeux, pour que l'on ne vît pas mon
œil malade : on m'a déclaré bon pour le service, mais,
malgré mes efforts, je ne suis pas parti, exempté que
j'étais par un frère sous les drapeaux. D'ailleurs, je
ne reste pas toujours ici durant l'hiver.. C'est ainsi
qu'il y a deux ans, j'ai fait, en qualité de roulier, le
x"»7rr'%^'' »«-"-.* — * . • '^
' LA TAÏGA 155
voyage de Kiakhtaj possédant à Tomsk' plusieurs
chevaux, j*ai pu me joindre à un convoi organisé par
un entrepreneur de transports pour mener à la fron-
tière chinoise dés produits manufacturés, et rapporter
de là-bas du thé en briques. Nous étions une centaine
de traîneaux. Ah I la vie est dure alors ! il faut faire
toute la route à pied, manger et dormir comme on
peut, et où Ton peut. Il faut être sans cesse sur le qui-
vive, à cause des détrousseurs de caravanes. Un soir,
nous avons été attaqués, mais nous avons tué les che-
vaux de nos voléiirs, qui ont dû chercher refuge dans
la forêt* » Et il conclut : « Je suis fort, je ne crains
ni le froid ni la faim, mais, ici, la vie, somme toute,
n'est pas fameuse, car, voyez-vous, bârine, je ne me
grise pas !
-r- Mais, si tu sors d'ici, tu auras le mal du pays, tu
regretteras la libre ia^a.
— Bah ! fait-il avec un sourire qui découvre cette
double rangée de magnifiques dents blanches qui
constitue l'ordinaire parure des Sibériens, — * bah ! il
n'y a rien, dans la iaigal et puis, je voudrais si fort
jeter les yeux autour de moi!... D'ailleurs, reprend-il,
le peuple d'ici me déplaît, les. Sibériens sont égoïstes,
paresseux et corrompus {isportchény).., »
Je suis profondément frappé de cette dernière obser-
vation. Je n'-ai pas encore entendu un honnête homme
digne de foi élever la voix en faveur du caractère des
paysans sibériens. Mais, jusqu'à présent,, c'étaient des
Russes que j'entendais parler : ici, c'est un pur Sibé-
rien. Sans doute, il est gras d'inactivité, mais il ne
recule jamais devant une besogne; sans doute, pra-
tiquement et physiquement, sa vie ne difîère-pas beau-
coup de celle de ses compatriotes, mais je le crois
\'^% " -' , / ' " ™"««n r
156 EN SIBÉRIE
sincère quand il flagelle ce qu'il y ^ d'égoïste et de
corrompu dans le cœur des Sibériens. C'est que, sans
doute, il est d'une autre essence que la plupart
d'entre eux, d'un autre instinct, plus aimant et plus
franc, et que, sans se rendre compté de sa supériorité
morale, il souffre de ne trouver autour de lui personne
qui réponde à son instinctif besoin de sympathie et
de droiture. Il me plaît par là, ce jeune paysan
borgne et insouciant.
30 mai, — Ce matin, en faisant ma toilette, je cau-
sais avec un autre domestique, Porflri, qui me versait
de l'eau sur les mains. C'est Un moujik de petite
taille, aux traits réguliers et déplaisants. Comme c'est
dimanche aujourd'hui, je lui demandais où les femmes
de Glavny stane allaient prier. Il a répondu : « Elles
font comme les hommes, elles se passent de prier.
— En vérité ! Elles ne pensent pas à Dieu ?
— Bah I ni elles, ni nous : la taïga est trop lointaine
et trop triste : le bon Dieu s'y ennuierait, il y aurait
peur... »
Ces mots donnent un peu brutalement une idée
des sentiments religieux que professent beaucoup
de Sibériens. Peut-être serait-on tenté d'y voir la
marque d'un progrès de franchise sur la dévotion toute
extérieure de tant de Russes ; mais, quand on songe que
pour ces natures frustes, l'idée religieuse tient lieu de
toute notion morale, on est épouvanté, quand on la
voit cyniquement remplacée par la dévotion à l'alcool.
Le doute, pour être triste, n'est ni laid ni inquiétant,
lorsqu'il s'allie à une haute culture morale; mais, dans
ces profondeurs de la quasi-bestialité, il fait positive-
ment frissonner...
J'ai parlé de mes chasses : un mot maintenant de ma
LA TAÏGA 157
première pêche. Le Nicolaïj pour qui l'on avait enfiu
trouvé un remorqueur, est arrivé tantôt devant nos
fenêtres, et s'est amarré à la prochaine écluse. Je suis
allé, avec Stanislas Antonovitch, passer la soirée à
bord. En arrivant, quelqu'un me dit qu'on prend du
brochet au déversoir : j'y cours. Vite, une petite
perche en bois vert : j'y attache une ligne terminée
par une cuillère et un triple hameçon. Les matelots et
les éclusiers me demandent ironiquement ce que je
veux faire; leur étonnement est grand, lorsque je
retire, au bout d'une demi-heure, coup sur coup,
deux brochets, l'un de quatre, et l'autre de trois kilo-
grammes.
3 / mai, — C'est ce matin que je dois partir, et ce
départ m'afflige étrangement. M'éloigner, c'est dire
adieu aux mélodies évocatrices qui chantent sous les
doigts de mon hôte ; quitter pour jamais ce lieu, pour-
tant bien triste et bien indifférent, c'est pour moi
comme quitter le rêve harmonieux qui m'envelop-
pait, qui me pénétrait, et cette seule pensée est déchi-
rante...
Me voici de nouveau installé à bord de mon cher
petit vapeur ; mais, privé de sa machine et de ses roues,
le Nicolài a perdu gfa grâce. Un remorqueur le tire, et
cette dépendance est presque humiliante. Nous avan-
çons lentement sur de petites rivières canalisées,
maintenues à une largeur minimum de dix-sept mètres,
mais tourmentées d'infinis méandres. Le coup d'œil
sur les rives si proches est très beau : les forêts de bou-
leaux et de conifères se succèdent sans interruption, et
çà et là, tout un bois, se trouvant inondé par suite du
relèvement* des eaux qu'ont produit les écluses,
dépérit et meurt, avec des airs lugubres, presque
•«T'
158 EN SIBÉRIE
humains. Nous faisons halte, vers le soir, au point
culminant du système, à l'entrée d'un lac. Nos hôtes
noiis avaient accompagnés jusqu'ici : ils nous quitr
tent, et cette fois, nous sommes bien seuls, rendus à
nous-mêmes et aux difficultés du voyage.
i""^ juin. — Le Balchoié ozéro (grand lac), sur lequel
nous naviguons ce matin, mesure environ quatre kilo-
mètres de longueur sur deux de krgeur moyenne : il
est profond de 2 mètres à 2 m. 50. Placé au point cul-
minant du système, il en est pour ainsi dire la clef,
car il fournit sur le versant de l'Obi, comme sur celui
de l'Yénisséye, la quantité d'eau nécessaire pour ali-r
menter les écluses. On peut se représenter le système
du canal à la façon d'un perron muni de deux esca-
liers, l'un à gauche, l'autre à droite. La plate-forme à
laquelle on accède au moyen de ces escaliers, figure
assez bien le Grand Lac, Il est facile de comprendre
l'importance d'un tel réservoir d*eau pour un canal dont
la pente est considérable, et l'on ne peut que rendre
justice à l'habileté des ingénieurs qui ont su choisir le
tracé actuel au milieu d'une contrée à peine accessible
et profondément inconnue.
Ce matin, par t^mps gris et pluie fine, le lac a une
teinte blafarde d'un eiîet lugubre : rien n'apparaît aa
loin que l'eau grise mouchetée de milliers de points
noirs qui sont des canards. Les rives, bordées de
forêts, sont basses, tristes, sans caractère. Je sais
peu d'endroits au monde, dont l'aspect soit plus
déprimant.
Le Grand Lac est relié à la rivière Kasse, affluent '
de l'Yénisséye, par une tranchée artificielle de 8 kilo-
mètres. Les rives sablonneuses en sont plantées de
saulaies qui empêchent le glissement des terres rap?
LA TAÏGA 159
portées. Dès neuf heures, nous avons franchi le
poteau qui marque la frontière de la Sibérie orien-
tale, et bientôt après, nous avons atteint le Petit Kasse,
affluent du Grand Kasse ; c'est une petite rivière aux
rives formées de hauts seuils de sable, et pour le
moins aussi tortueuse que les cours d'eau de l'autre
versant. La chasse et la pêche occupent tout le temps
qui me reste libre après l'étude de chaque écluse et les
mesures que nous tenons à y prendre nous-mêmes. Je
ne manque pas d'agiter ma cuillère de métal dans les
déversoirs des barrages. A Martine stane, par exemple,
durant un court arrêt' (exactement en quatorze
minutes), j'ai pris six brochets dont le plus petit
pesait deux livres et le plus gros trois kilogrammes. Je
les voyais, dans l'eau profonde, se battre pour happer
l'objet brillant qui les tentait 1 Un peu plus loin, à
l'écluse Mokriaki, où nous faisons halte vers le soir,
par suite d'un incident de route, le niveau de Teau
est très bas, à cause d'un apport de sable opéré par
les grandes eaux. Quelques matelots et moi, nous
mettons à pêcher au ver des perches et des gardons,
qui mordent d'une façon presque ridicule, et sans
distinction, à mes hameçons anglais comme aux grosr
siers engins de Mikhaïl. J'avoue même que Mikhaïl
a eu raison de ne pas vouloir puiser dans ma trousse :
ses hameçons primitifs, plus gros que les miens,
accrochent de plus fortes pièces! Malheureusement,
les moustiques font rage et nous torturent. Vers le
soir, les matelots ont trouvé plus expéditif de pêcher
au balancier, et, en une heure, ils ont rempli quelques
barils de poissons qu'ils nettoient et salent à mesure...
2 juin, ■— La grande chaleur a fait son apparition,
mais on la supporte sans peine, car le soleil inexorable
160 EN SIBÉRIE
dégage de vivifiantes senteurs des forêts d e conifères
qui bordent les deux rives de l'étroite rivière où nous
glissons. Des bouleaux paraissent bien çà et là, mais
les pins, les mélèzes, et surtout les cèdres sont les
essences dominantes. Quel arbre splendide que le
cèdre! Avec sa verdure plus sombre, il se détache en
vigueur sur lestons un peu jaunâtres des. mélèzes et
des sapins. Au lieu de s'étriquer à la cime en une
maigre branche, la fusée droite de son corps étoffé
s'épanouit en une gerbe vert sombre, et ses longues
aiguilles flexibles, groupées en bouquets nonchalants,
lui communiquent une grâce qui réjouit l'œil, en ces
solitudes. A mesure que nous avançons entre les hautes
berges de sable, la forêt devient plus admirable de
grandeur et de simplicité noble. Les arbres même,
que le vent a déracinés, ont encore grand air, appuyés
sur leurs frères plus heureux. Je ne puis me rassasier
les yeux de ce paysage toujours changeant, et ce calme
imposant de la forêt vierge me pénètre.
La rivière est très encaissée, mais encaissée de
sable; ses innombrables méandres se sont creusés
dans un sol qui ne cesse d'être sable que pour devenir
marais. Aussi son lit est-il changeant. Le moindre
mouvement d'eau y crée des bancs et des trous. C'est
pour remédier à ces déplacements que l'on a com-
mencé à consolider les rives avec des fascines, de
façon à contraindre la rivière à reporter l'effort de
son impétuosité sur le fond de son lit qu'elle devra
ainsi creuser elle-même, au lieu de l'ensabler.
Vers le soir, nous atteignons enfin la dernière écluse,
et le grand remorqueur nous abandonne. Désor-
mais, nous avons la route ouverte sans obstacles jus-
qu'à l'Yénisséye. Peut-être serait-il bon de remonter ici
Pajsage sut le Grand Kasse (p. 1&4)
I
l
LA TAÏGA 161
notre machine; mais le capitaine craint devoir baisser
pendant ce temps le niveau de la rivière, et il décidé
que nous irons ainsi jusqu'au fleuve, bien que nous
n'ayons plus, pour remorquer lé Nicolaî et une pénieha
assez lourde, qu'une barque à vapeur, on Kater\ d'une
force de quatre chevaux 1 Noiis partirons donc demain
de bonne heure, lorsque le patron de la barque dai^^
gnera sortir du lit. . ^
Ce soir, vers huit heures, la moitié du ciel étiait
rose, et le soleil n'était pas encore couché. Il est mairie
tenant minuit et demi, et déjà le jour se lève, très
pur, virginal dans sa pâleur froide, sur laquelle se
détachent, toutes noires, les fornies charmantes d'un
bouquet de cèdres, et les brindilles des trembles, où
bientôt les bourgeons vont éclater. >
3 juin, — Lorsque je me suis éveillé ce matin, noug
étions en marche depuis longtemps, et, en bas, dans
ma cabine fraîche aux rideaux clos, je n'en avais
aucune idée : pas un mouvement du bateau ; de temps
à autre, seulement, des pas rapides sonnaient au-dessus,
dé ma tête. Nous glissons lentement, à la dérive. La
moitié de l'équipage est à l'avant pour diriger lé
bateau au moyen de perches longues de sept mètres :
l'autre moitié, postée à l'arrière, remplit le inême office ;
déplus, lorsque la vitesse devient trop grande et les
tournants trop brusques, on file deux grosses chaînes
qui agissent sur le sable du fond à la façon d'un frein.
Ce calme de là descente est délicieux. C'est une paix
parfaite, supérieure même à celle de la campagne, car.
c'est une paix remuante, active, entre les merveillèk
changeantes de la forêt, où déjà, sur les rares bou-
leaux, pointe comme une verte promesse de feuillage:'
... L^équipage fatigué a reçu (c'est l'Ascension:
EN SIBICRIK. il
I
i
462 - EN SIBÉRIE
russe) double ration de vodka. Tout dort en ce moment
sur le Nicoldi immobile, comme pétrifié, au milieu du
courant inégal. Seul notre gardien, Roman, veille
encore : je Tentends clouer aux semelles de ses toltes
les petites chevilles de bois que je le voyais préparer
tout à rheure. Il est minuit à peu près,- heure de
\ Tomsk; le jour se lève... il faut dormir!
4 juin, — Nous arrivons, ce matin, près d'un cam-
pement do Toungouzes qui se préparent à aller vendre
des pelleteries à Yénisséisk. Il y a là trois familles :
deux vieilles femmes qui fument de grosses pipes,
trois vieux, et des enfants adultes en assez grand
nombre. Ils sont très civilisés, parlent bien le russe,
et se disent chrétiens. Autour d'eux, errent de petits
chiens noirs au miiseau pointu, des chiens à ours;
pour les empêcher de s'éloigner, on leur a lié la patte
gauche en bandoulière, et ils sautillent ainsi à cloche-
pied, le plus drôlement du monde. Tous les adultes
fument, et ce qu'ils nous demandent d'abord, c'est du
tabac. Ils ne font pas de difficultés pour nous montrer
leurs fourrures; ils ont surtout des ours, des écureuils
et une multitude d'élans. Un incendie terrible a, en
effet, éclaté dans la toundra * de l'Yénisséye, et les
élans ont fui en si grand nombre, que les indigènes
en ont fait d'incroyables hécatombes *.
1. Steppe de tourbe marécageuse de la Sibérie du nord.
. 2. Cet incendie sans précédent a couvert de fumée et de ;
cendre toute une partie de la Sibérie, durant le mois de
juillet 1896. La fumée s'est étendue à l'ouest jusqu'à TOural,
^lors que le foyer a dû se trouver dans les solitudes de la
Toungouzka moyenne, affluent de droite de l'Yénisséye. La
cendre qui s'est déposée sur les prairies qui bordent l'Yénisséye,
devait contenir des substances nuisibles, car elle fit mourir le
bétail. La réalité de cet incendie colossal a été contestée par un
savant de Minousinsk qui en explique Tillusion par la rencontre
-# "V
LA TAÏGA 163
Parmi leurs instruments, je remarque surtout la
palma^ ou pique à ours : elle ressemble à une lame
de faux extrêmement épaisse et lourde, emmanchée
droit dans une solide branche de bouleau. Lorsque
les Toungouzes chassent Tours, ils vont intrépidement
attaquer la bête en face avec cette arme, tandis que
leurs petits chiens noirs la harcèlent par derrière et
s'accrochent à elle avec leurs dents. Ils commencent
fort jeunes cette chasse dangereuse, et ne paraissent
plus en éprouver d'émotion bien vive. Tout en eau»
sant, ils nous apprennent que, cet hiver, le froid a été
si rude dans la taiga^ que les oiseaux et les menues
bêtes mouraient par centaines. Quelles terribles souf-
frances doit receler alors cette sombre forêt vierge!
L'observation météorologique du Canal, que j'ai
relevée, à deux cents kilomètres d'ici, n'a pas signalé
de froids exceptionnels, cet hiver ; elle n'a enre-
gistré que deux jours de gelée peu ordinaire : — 54° et
— 55° centigrades. De tels froids ne sont pas suffisants
pour tueries oiseaux et les bêtes de la forêt : à quelle
température eflTrayante doit alors correspondre l'obser-
vation de nos Toungouzes î On frissonne à l'idée que
des êtres humains subissent sans maisons fixes les
horreurs de tels hivers, dont un court été torride dans
le bois marécageux ne doit guère les dédommager!...
La petite barque à vapeur nous traîne lentement au
fil de l'eau : nous faisons trois kilomètres à l'heure à
diurne, répétée durant plusieurs jours, d'une portion de la Sibérie
avec un nuage de matière cosmique. Je ne crois pas, pour ma
part, à cette hypothèse : les témoins les plus divers m'ont dit
que c'était bien de la fumée, et l'hypothèse astronomique serait
impuissante à expliquer le déplacement en masse du gibier de
la toundra^ surtout des élans et des rennes sauvages, qui ont
fui vers le sud.
* «k.
164r EN SIBERIE
sa remorque, et il nous faut, aux tournants brusques,
écarter l'avant ou l'arrière du Nicçlai des rives trop
proches, des bancs de sable ou des arbres enlisés qui
perceraient la coque. Au bordage de la petite barque
îjui souffle comme épuisée, pend à une ficelle quelque
chose d'i«forme qui traîne dans l'eau. Qu'est-ce que
cela peut bien être? Renseignements pris, je sais
maintenant que cette chose informe est de la viande
galée, que l'équipage, tout simplement, fait.., des-
saler!
La verdure, à mesure que nous avançons, devient
plus intense ; de jour en jour, les bouleaux font des
progrès, bien que nous glissions vers le nord; avant-
hier, ils étaient nus ; aujourd'hui, ils ont presque
leurs feuilles, de délicieux petits pompons vert tendre,
que des ramilles invisibles soutiennent dans un vapo-
reux; pêle-mêle,. au tour du fût d'argent. Ah! que cette
première verdure est touchante !
Nous avons atteint vers midi le confluent du Petit
et du Grand Kasse ; la rivière devient désormais plus
importante, sans cesser d'ofl'rir sur ses bords un
admirable décor de forêts. Le courant violent, que ne-
retiennent plus les écluses, rend désormais inefficace
le travail de la barque à vapeur, et nous nous décidons
à nous en passer. Désormais, la* péniche et le Nicolaï
vont se laisser dépiver -simplement au fil de l'eau
jusqu'à l'Yénisséye.
5 juin, — Nous faisons halte vers le soir, un peu
plus tôt que de coutume. J'essaye aussitôt de pénétrer
dans la taïga ; mais, c'est un tel éboulis d'arbres^
dont plusieurs générations gisent superposées, à
divers degrés de pourriture, que, au bout de cinquante
mètres qui correspondent à un quart d'heure d'eflTorts,
«•^ .* *7- -v-t r^^-**" "^ •
LA TAÏGA 165
de sauts, d'équilibre sur les ponts croulants, de faux
pas dans des trous, d'accrocs, d'enfoncement dans
la mousse et la pourriture séculaire, je finis pgir
renoncer à la chasse. Cette terrifiante taïga est bien
rimage de l'impitoyable nature du nord ; on retrouvé
l'histoire de ses hivers dans ces mélèzes de trois
mètres de tour et dans ces pins de cent cinquante ans
déracinés, couchés lamentablement par on ne sait
quelles formidables tempêtes qui ont rugi à cette
place où maintenant l'eau clapote et miroite] En
même temps, on devine ici la rapide et copieuse flo-
raison estivale de ces contrées; c'est une profusioii
d'herbe séchée, de mousses, dé baies, dé fleurettes
sans odeur, qui partout tapissent le sol moelleux de
putréfaction...
Nos provisions fraîches étant épuisées depuis hier,
nous nous sommes contentés de pommés de terre et
de médiocre viande salée. Mais aujourd'hui, il a été
décidé que l'on abattrait la brebis que nous avions
achetée à un èclusier, et qui, de temps à autre, bêlait
tristement, attachée à notre cabestan d'arrière. Ce
soir donc, Vasili Mikhaïlovitch a pris dans ses bras la
maigre brebis grise, et Ta transportée sur la berge, où,
une papirosse aux dents, il l'a tranquillement égorgée.
Je l'ai regardé faire, tandis qu'il la dépouillait avec la
dextérité d'un homme des bois, et je lui ai donné un
coup de main, tout en enviant son adresse : je suis
très fier de cette utile collaboration.
... Puis, c'est la nuit claire sur la rivière qui bruit
confusément à notre bordage; les matelots chantent,
groupés autour d'un feu, sur la berge; enfin, dans lé
silence qui a gagné tout le bateau, je n'entends plus
que le pas sonore de Roman, le gardien...
T''i.."-. -' *- . ----,..--, - ,- - - I . r ^-i.--^.-..
166 EN SIBÉRIE
6, 7, 8 juin, — Nous glissons toujours dans la forêt
splendide, et ma plume ne saurait noter la diversité
des aspects entrevus. -Combien peu me croiront si
j'avoue que pas une minute d'ennui ne se dégage
pour moi de cette verte monotonie! J*y trouve un
charme inépuisable, à la fois pour les yeux qu'elle
repose, tour à tour, et ravit, et pour la pensée qui,
en la contemplant, glisse en une lente et plaisante
dérive, comme celle de notre bateau. Le calme sou-
verain de la rivière et de la forêt vierge me berce
délicatement, et j'en suis si jaloux, que je cause à
peine. Quelles heures bénies que cette oasis de paix
au milieu de notre vie inquiète et frissonnante ! Mais
faut-il donc venir si loin pour les goûter?
Nous avons un temps splendide; la chaleur est
accablante. Nous approchons décidément de ITénis-
séye : la forêt se raréfie, puis fait place à des arbustes
touffus. Un dernier seuil de rocher nous arrête : il
faut le passer lentement, prudemment, en nous cram-
ponnant à une ancre mouillée en amont, au milieu
d'un courant furieux. Ce sont vingt minutes d'an-?
goisses, d'attente silencieuse et d'ordres brefs, criés
dans le clapotement de l'eau grise : un câble peut se
rompre, l'ancre peut déraper, un mince accident ris-
querait de nous briser.. Enfin, nous respirons! Le
rapide est franchi, nous voguons en eau calme sur
la rivière élargie et boueuse, et la barque à vapeur
vient nous prendre pour nous donner la dernière re-
morque. Dans deux heures, nous flotterons sur l'Yé-
nisséye. Je l'avoue, celte perspective de prompte déli-
vrance que tout le monde, à bord, salue avec joie,
m'attriste vraiment. C'est pour moi. la rentrée dans
la vie active, dans la vie réelle dont j'ai presque désap-
^ -
LA TAÏGA H1
pris le désir. Quitter cette rivière et cette forêt vierge^
c'est perdre tout contact, même imaginaire, avec les
lieux où j'ai tant rêvé, et je souhaite à part moi je
ne sais quel accident qui retarderait encore notre
marche.,.
Dix heures et demie du matin, — Nous venons de
déboucher sur le bras de TYénisséye qui reçoit le
Grand Kasse, Ce bras peut avoir sept ou huit cents
mètres de large, et sa rive gauche est bordée par une
énorme étendue de buissons et de joncs, où nichent,
par centaines de mille, des oiseaux aquatiques. C'est
un peu une impression analogue à celle que donne le
delta du Danube avec sa forêt marécageuse. La haute
berge de sable est creusée, comme une écumoire, d'in-
nombrables trous sombres : ce sont des nid^ d'hiron-
delles. De temps à autre, comme à un signal, toutes
les hirondelles s'élancent ensemble hors de leurs nids,
et le nuage criard se disperse durant quelques mi-
nutes, pour rentrer ensuite, gorgé de moustiques,
dans les trous sombres de la berge. Pour la première
fois, depuis que nous avons quitté l'Obi, je vois
devant mes yeux un grand espace dépourvu d'arbres î
l'impression en est plutôt décevante et fade.
Nous sommes enfin amarrés, vers midi, sur le
fleuve Yénisséye, à l'embouchure d'une petite rivière
qui arrose le village de Soukovatka. Au bruit de la
sirène, tout le village est accouru : les paysans se
plaignent de la pêche qui va mal! Ils nous apprennent
que le fleuve a « passé » le 6 mai; cependant, sur là
rive, des amoncellements de glace, hauts de trois à
quatre mètres, n'ont pas encore fini de fondre au grand
soleil. C'est ici que nous allons remonter notre ma-
chine, et, comme ce travail durera bien quatre jours,
• •«-»- T-IJ
t-.
J6§ . EN iSiBÉRIE
il faut nous approvisionner. J'accompagne donc
Vasili Mikhaïlôvitch, le chef mécanicien, qnand il se
rend au village pour acheter de la viande. Nous
entrons ensemble dans quelques maisons, pittores-
quement perchées sur la hauteur, avec vue sur le
fleuve, et tout encombrées de filets, car tout le monde
ici vit des produits de la pêche. Partout, le bétail que
nous examinons est d'une effrayante maigreur : c'est
que, l'^n dernier, le formidable incendie de la toundra
a déposé sur les prairies des cendres chargées sans
doute de quelque principe nuisible : les animaux ont
été, empoisonnés sur leurs pâturages habituels, et la
perte éprouvée de ce chef par les villages riverains de
VYénisséye a été comparable à celle des plus terribles
épizooties. Il a fallu, pour sauver les dernières bêtes,
les nourrir au pain et au sel. Nous achetons enfin
un jeune taureau de six ou huit mois : il est loin
d'être gras, et nous le payons cependant 8 roubles
(20 francs). Nous l'amenons tant bien que mal en face
du bateau, à^un kilomètre et demi du village, et, après
l'avoir attaché à un pieu^ Vasili Mikhaïlovitch l'abat,
le dépouille et le dépèce avec une adresse merveilleuse.
Seulement, cette fois, il a changé son éternelle papi-
rosse contre un cigare. '
Toute la journée, la chaleur a été si forte que je
n'ai su trouver refuge ailleurs que derrière la mu-
raille de glace qui borde le rivage. Ce soir, je jouis
paisiblement du spectacle que m'offre l'horizon .
Devant nous s'étale une énorme étendue d'eau, large
de plus de deux mille mètres (mesurés sur la glace);
elle coule et roule, sans une ride, au pied de monta-
gnes bleues boisées qui semblent border sa rive
droite. Au loin^ vers le sud, le fleuve paraît s'arrêter
n~~^7r>
«
LA TAÏGA . 160
à- une échancrure toute bleue. C'est, en vérité, un
grand spectacle, maintenant que le soir a calmé les
derniers frissons, éteint Texcès de lumière, mêlé le
bleu profond du ciel au bleu pâle de l'eau, et rehaussé
rhorizon d'une teinte rose de pastel...
9 juin, — J'ai fait la connaissance d'un homme
fort curieux, légor Trofimovitch : c'est un marchand
qui parcourt le fleuve dans une sorte de bazar flottant,
pour faire du commerce et' des échanges avec les
riverains. Pourquoi est-il venu de Russie en Sibérie,
il y a quelque trente-cinq ans? je l'ignore : jamais, en
ce pays, on n'est indiscret sur ce point. C'est, en tout
cas, son bon génie qui l'a conduit; après avoir roulé
dans la Sibérie occidentale, il a tenté la fortune sur
le haut ïénisséye; puis il s'est occupé de mines d'or,
et, voyant que ce qu'il y a de plus lucratif dans les
entreprises qu'elles suscitent, c'est le ravitaillement,
il s'est adonné à ce genre spécial de commerce. La
difGculté qu'on y rencontre ne réside ni dans l'achat
ni dans la vente des marchandises, mais dans le trans-
port : lès Centres miniers se trouvent, en effet, le plus
souvent, dans des endroits perdus dont l'accès est
extrêmement pénible. Mais, dès qu'on est parvenu à
y transporter uû lot de vivres et de marchandises, on
est sûr de s'en débarrasser avec un bénéfice énorme.
Toutefois, les mines d'or de l'Yénisséye ayant com-
mencé à péricliter^ légor Trofimovitch a flairé une
autre afl'aire : ses voyages l'avaient mis en rapports
avec les paysans et les indigènes qui vivent sur les
bords du fleuve; il avait pu constater combien étaient
grands leurs besoins de certains articles, sucre, sel,
cotonnades, fer, tabac, alcool peut-être, et combien
les échanges auxquels ils se prêtaient étaient avànta-
;^*^-msf^^^i^^
170 EN âlBÉRIE
geux. Il s'est donc mis à parcourir le fleuve sur sa
barque-bazar, durant les quatre mois de Tété sibérien.
L'hiver, il fait du commerce à la ville. C'est uh type
de brave homme finaud': visage aux traits réguliers,
hâlé et comme tanné par le grand air; cheveux longs
et touffus recouvrant le front, et séparés par une raie
de milieu; de petits yeux gris et vifs dans lesquels
s'est réfugiée toute la ruse malicieuse d'un visage
plutôt bonasse.
Je suis admis à visiter la barque-bazar, amarrée à
deux portées de fusil du Nicolat. C'est une boutique
flottante, une tartane qui porte environ sept tonnes,
et qui me fait penser à celle du Juif Hakhabut dans
Hector Servadac. On y trouve un peu de tout : elle
est indispensable aux indigènes aussi bien qu'aux
paysans. Il est à croire que légor Trofimovitch retire
de beaux bénéfices de la vente qu'il y fait au détail;
toutefois, le principal objet de son commerce est le
poisson. Parcourant les villages de pêcheurs, il achète
du sterlet, de l'esturgeon, de la perche et de la nelma
(salmo nelma) ; on lui livre les poissons tout vidés, et
il les sale sur place. Il fait de même pour le caviar. A
sa tartane est attachée une autre barque oii il .trans-
porte des barils en bois de cèdre : c'est là qu'il entasse
son poisson salé. Lorsque ses barques sont pleines, il
retourne lentement, au cordeau, à Yénisséisk, où il
vend sa cargaison avec un bénéfice net d'environ
30 0/0. Il fait en général trois voyages par saison. Ai-
je besoin d'ajouter que, quand il trouve de belles four-
rures à des prix avantageux, il les achète pour les
revendre à la ville?
légor Trofimovitch attend en ce moment le passage
d'esturgeons qui ne doit point tarder; il est à peu
LA TAÏGA 171
près sûr qu'il pourra ainsi, en quatre ou cinq jours,
compléter sa cargaison dans deux ou trois villages :
l'avenir, en Russie et en Sibérie, est à celui qui sait
attendre. Le brave homme charme ses loisirs par la
pêche à la ligne, Il amarre une petite barque devant
une langue de terre près de laquelle le poisson vient
jouer dans un remous, et il prend, chaque jour, de
trente à cinquante livres de perches, de gardons et
de chevannes. J'ai d'abord essayé de l'imiter, mais
sans succès : alors, de lui-môme, par pure bonté
d'âme, il est venu à moi et m'a donné des renseigne-
ments : on se comprend si bien, entre hommes accou-
tumés à taquinerie goujon! Le courant de l'Yénisséye
est très violent : j'avais le tort de pêcher avec une
ligne volante que les poissons n'avaient pas le temps
de happer. légor Trofimovitch m'a dit de pêcher à
fond, sans bouchon, avec un plomb très lourd, et de
bien laisser mordre. En effet, grâce à ce système, je
prends désormais autant de blancs, de gardons et de
perchettes que je puis désirer; je n'éprouve qu'un
seul ennui : la difficulté de me procurer des versl...
Le troupeau du village, fort de trois cents têtes, a
découvert l'endroit où l'on avait abattu le jeune tau-
reau. Tous, taureaux, vaches, génisses, bœufs, veaux,
s'y sont rassemblés, et ont commencé leurs lamenta-
tions : des mugissements tristes, des meuglements de
regret. Nous avons eu beau les chasser : à cinq ou
six reprises, ils sont revenus, accourant de deux kilo-
mètres, parfois, au signal de l'un d'entre eux. Rien,
je l'avoue, ne m'a paru plus touchant, que cette naïve
démonstration des bêtes; pas de pleureuses louées^
pas de correction d'enterrement : elles pleurent à leur
manière, pour elles-mêmes, et à plusieurs reprises,
'**,,
V
il'l EN SIBÉRIE
sur le lieu du massacre. Supérieures à rhomme, au
point de vue chrétien, elles ne songent ni à la ven-
geance, ni même à la défense personnelle. Un tel
spectacle vaudrait mieux que la lecture de Tolstoï
pour créer des végétariens. J'avoue pourtant, à ma
confusion, que le capitaine et moi nous songeons à
tout autre chose. Oh ! Texcellent Vladimir Ivanovitch!
il est tout radieux d'avoir fait passer son bateau sans
accident, et son air perpétuellement irrité dissimule
mal une joie profonde. Aussi, lorsque la cuisinière
vient lui demander comment il faut préparer le
bœuf, répond-il chaque fois brusquement, les sour-
cils froncés : « En côtelettes I » (c'est-à-dire en hachis),
après quoi, si je suis là, il se tourne vers moi et éclate
de rire. La scène se répète à. chaque repas, et je cons-
taterais, si j'avais pu jamais eh douter, que le hachis
à la crème aigre est un régal pour un Russe.
La chaleur est épouvantable : cependant, tout
l'équipage travaille avec ardeur : le bateau retentit de
coups de marteau qui ébranlent sa coque métallique.
Chose étrange, le .voyage a si bien calmé mes nerfs
que le vacarme de ce boulonnage à chaud ne me
trouble pas un instant, ne m'empêche ni d'écrire, ni
de rêver, ni même de faire la sieste dans ma cabine.
Après dîner, je causais avec des matelots appuyés
au bordage. Une barque du village vint à passer près
de nous : une femme était aux rames, et son mari,
tranquillement, tenait la barre. Je plaisantai l'homme
sur son peu de galanterie : il leva la tête en souriant
et ne répondit' rien. Mais, l'un de nos matelots me
dit : « Eh! louli Antonovitch! que ferions-nous, à la
maison, si les femmes ne travaillaient pas? Ce sont
elles qui, en notre absence, font tout l'ouvrage.
LA TAÏGA 173
— Xes femmes, reprit comme à part lui le petit
Mochkinë, les femmes, c'est comme les chevaux, çs^
ne fa tigue jamais... » Puis, après un silence, il ajouta
« Ici, en Sibérie, si tu tapes sur ta femme, aussitôt elle
plaide. Il ferait beau voir ça chez nous! On tape sur
sa femme, et elle obéit. La femme, c'est un être
inférieur, il faut que ça obéisse à l'homme ! » Le petit
Mochkinë a vingt-trois ans et il a déjà deux enfants. Il
aime d'ailleurs beaucoup sa femme...
Vers huit heures, lorscfue tout s'apaise, lorsque les
pêcheurs de sterlet quittent le bord, et que l'on voit
leurs formes rouges se perdre peu à peu tout là-bas,
un grand calme descend sur l'énorme fleuve. Ses col*
lines, vaporisées d'une buée bleuâtre, se fondent à
l'horizon, et sur l'eau moirée, plus un frisson ne court*
On n'a même plus la sensation du passage de l'eau ;
c'est la paix divine, c'est le soir clair qui commence.
En ce moment, il est à peu près neuf heures : des
lueurs roses de soleil couchant traînent sur l'eau
bleue, et les barques des pêcheurs qui, maintenant,
ont atteint l'horizon, ne sont plus que des points
moirs. Le soleil se couche, mais le ciel reste éclairé
d'un lumineux crépuscule. A minuit, sur le pont, on
lit sans peine : avant une heure, il fait grand jour.
10 juin, — Toujours une chaleur atroce, et les
moustiques qui nous harcèlent. Jégor Trofîmovitch
m'a expliqué comment on pêche l'esturgeon. On se
sert d'immenses filets perpendiculaires à mailles très
larges. On les tend entre deux barques qui s'avancent
parallèlement, et, à un signal, se réunissent. Les estur-
geons sont harponnés avec un crochet, à mesure qu'ils
sortent de Peau, et, choâe curieuse, ces énormes pois-»
sons, dont quelques-uns ici pèsent jusqu'à soixante ou
174 EN SIBÉRIE
soixante-dix kilogrammes, n'opposent aucune résis-
tance. La pêche se pratique deux fois par saison, au
moment où le poisson remonte le fleuve pour aller
pondre, et quand il redescend, avant l'automne. J'ai
vu tout à l'heure peser une femelle : son poids total
était de 40 kilogrammes, sans la tête et les nageoires,
et elle a fourni 9 kilog. 500 de caviar pur.
Le sterlet se pêche d'une façon analogue ; mais on
le prend aussi à une ligne spéciale. Cette ligne est
armée de plusieurs centaines de gros bouchons,
auxquels sont fixés, dans une position verticale, de
forts hameçons : un fil de métal saisit l'hameçon dans
le centre de sa concavité, et le maintient à cinq cen-
timètres du centre du bouchon. La ligne, une fois
tendue en travers du fleuve, est abandonnée à ellcr
même, sans amorces. Les sterlets, en s'élançant pour
jouer avec les bouchons, s'enferrent sur les hameçons,
de mênie que chez nous des poissons non carnivores,
mais trop curieux, se laissent accrocher au poisson
d'étairi.
On sale plus ou moins le poisson, selon que la saison
est plus ou moins avancée; pour celui qui est pris à la
veille de l'hiver, on compte beaucoup sur la conser-
vation frigorifique, pour suppléer la salaison, procédé
fort coûteux. L'an dernier, paraît-il, la pêche a été
très abondante, et l'on s'est régalé à Yénisséisk. Mal-
heureusement, le dégel étant survenu subitement et
plus tôt qu'on ne l'attendait, une grande quantité de
nelma a commencé à se corrompre : on l'a vendue à
la prison !...
légor Trofimovitch est décidément un bien brave
homme : je lui ai offert quelques hameçons montés
sur crin de Florence, et il nous a fait cadeau d'un
r Wîçv- r*^'^*'''^'^''
LA taïga 175
beau sterlet. Nous causons toute la journée, soit eh
péchant, âoit chez nous, en prenant le thé. Je vois
bien, quand il achète du poisson aux paysans ou des
fourrures aux Toungouzes, qu'il est un homme « dur
à la détente », faisant flèche de tout bois et ne dédai-
gnant aucun profit ; mais il enveloppe tout cela de tant
de bonhomie, que nul ne peut lui en vouloir. Il m'ap-
prend que sur sa barque, par économie, il se nourrit
exclusivement de poisson durant tout Tété, et qu'il
mange sans difficulté du poisson cru. Il faut être vrai-
ment taillé, pour faire un tel métier. J'ai mis le comble
à sa joie en le photographiant. Il a pris position sur le
toit de sa tartane : il y a disposé savamment son aide
François, qui gratte un poisson, et son petit domes-
tique, qui s'est mis le doigt dans le nez pour la cir-
constance. Puis, il a hissé là-haut sa petite fille, parée
comme pour une fête, et l'a placée debout, à un mètre
de lui, un peu en arrière.
i i juin. — Chaleur épouvantable : nous cuisons au
soleil, et nous bouillons dans notre paquebot en métal :
cependant, sur la rive, la muraille de glace n'est pas
encore fondue. La barge qui nous a accompagnés s'est
rangée bord à bord avec nous, et les matelots qui la
manœuvraient sont naturellement inoccupés. L'un
d'eux, Zakharie, a un bon visage doux, barbu et che-
velu; il a commencé par se joindre aux inévitables
flâneurs (on les appelle, en russe, des bâilleurs^ ce qui
peint bien leur bouche entr'ouverte) qui considèrent,
du matin au soir, le montage de la machine et des
roues. Ensuite, il s'est baigné dans le fleuve : il m'a
fait penser au matelot de Paul et Virginie, un hercule
velu. L'après-midi, je l'ai trouvé endormi tête nue, en
plein soleil, sur le pont de sa barge! Et tout à l'heure.
"V .
1 76 EN SIBÉRIE
vers minuit, je l'ai retrouvé là encore, endormi eii
dépit de la fraîcheur nocturne et des moustiques : il
est couché à même sur les planches du pont, la tête
un peu en contre-bas, appuyée sur un rondin de bois,
les jambes protégées par son manteau de toile, là
torse seulement vêtu de sa mince chemise en coton-
nade rouge. Je suis stupéfait de cette force dé résis-
tance à un soleil qui tuerait l'un de nous, et à cette
fraîcheur d'où nous sortirions perclus de rhumatismes.
Quelle santé de fer, chez ce nàoujik de trente-cinq
ansl Mais aussi, il a subi de rudes épreuves. J'ai
causé asëex longternps avec lui tantôt, et il m'ii appris
qu'il était originaire du gouvernemmt de Tôbolsk. Au
moment de la terrible famine de 1891, il avait déjà
« femme et petits enfants » : il a dû émigrer. Le yoilà
maintenant éclusier sur le canal de l'Obi à l'Yénis-
séye ; c'est pour lui le bonheur, car il mange à sa
faim. Il me racontait, dans son langage simple et
avec un bon sourire paisible, quelques impressions de
famine : les chevaux, que l'on ne pouvait plus nourrir^
et que nul ne voulait acheter (les paysans russes ne
mangent pas de cheval), étaient chassés dans la forêt;
n'y trouvant pas une herbe, ils y mouraient. Pas de
blé, bien entendu ; pour la léhéda *, dont la graine noi-
râtre occasionne pourtant de si violentes maladies
d'estomac, on la vendait dix ou douze fois plus cher
que le seigle dans les années moyennes, soit 2 rou-
bles \e poud (6 francs les 16 kilog.). Les malheureux
paysans avaient imaginé de se nourrir d'une graine
qui poxisse danï? les marais ; mais ils mouraient de
1. L*arroche : un succédané du blé durant les années de
famine. Sur son rôle durant la famine russe de 1892, voir notre
livre, Au Pays russe, p. 63 sq.
Nos matelots faisjQt du bois (p. l6l)
^
Tt-T:
LA TAÏGA 177
l'usage de celte plante : les autorités intervinrent et
firent garder les marais. Rien n'y fit : les affamés, la
nuit, organisaient des expéditions pour aller cueillir
la plante mortelle... Les pauvres êtres!... Mais vous
ne savez pas, en France, ce qu'est la famine! et
ces tableaux horribles vous font peut-être, tout au
plus, passer un léger frisson vite oublié. Ah, si vous
aviez vu comme moi les ravages de la famine de 1892
dans le district russe de Loukoyanof ; si surtout quel-
ques-uns de mes lecteurs m'avaient accompagné dans
la visite inattendue que j'ai faite, aux environs de
Tomsk, il y a un mois, à un village d'émigrants mou-
rant de faim ; s'ils avaient entendu les gémissements de
quelques enfants à demi nus, s'ils avaient aperçu les
traits, rongés par la souffrance et le désespoir, des
hommes qui m'entouraient; s'ils avaient vu pleurer
furtivement des femmes avares de paroles et d'expli-
cation; s'ils avaient, enfin, senti comme moi la déso*
lante horreur et la rage de l'impuissance personnelle
à leur porter ou à leur faire porter secours, — alors
toutes ces images déchirantes reviendraient à leur
esprit, et ils sentiraient, comme je le sens en recopiant
ces lignes, leur cœur se gonfler de larmes, au récit
paisible du matelot Zakharie. — Mais, bah ! je le sais
bien, peu nous importe un homme qui se roule de
faim, et qui en meurt, à six mille kilomètres de notre
pays ! . . .
... Une misère encore : ce matin, une fumée qui
montait au delà de Tîle que nous voyons en aval, nous
jfaisait Croire à l'approche d'un paquebot ; mais, vers
le soir, une grande flamme est apparue. C'est la forêt
qui brûle à vingt ou vingt-cinq kilomètres d'ici, chez
les Ostiaks i à mesure que l'heure avance, la flamme
EN SIBÉitlE»
12
178 EN SIBÉRIE
devient jplus éhorme. Cet affreux spectacle est' d'une
belle grandeur.
/^ juin, — L'incendie ravage toujours la forêt : la
fumée, ce soir, et quelques cendres couvraient
FYénisséye, et Todeurnous en parvenait. J'ai tenté de
chasser sur Un laô qui se trouve en bordure du
fleuve. Lès canards, les oies et les grues cendrées se
pressent dans ces incroyables marécages, et on ne
peut les en déloger. Deux ou trois malheureux cainards
ne valent vraiment pas les piqûres de moustiques
dont je suis couvert sur le visage, sur les mains, le
dos et les épaules, malgré la protection de ma che-
mise de flanelle. C'est demain que nous devons partir,
et malgré le sentiment pénible que j'éprouve à l'idée
de rentrer dans la cohue des affaires et des villes, je
ne serai pas fâché d^échapper à la torture du soleil
cuisant et des moustiques.
- iS juin, — La pliiie, ce matin, nous a saisis : je
l'avoue, cette première grosse pluie reçue depuis deux
mois et demi, me fait un vrai plaisir : elle rafraîchit
et égaie la monotonie du ciel bleu sibérien. Nous par-
tons à»onze heures. Le mouvement du bateau, enfin
rendu à ses propres forces, donne à mes pensées un
autre cours ; la rêverie s'envole quand s'efface la sil-
houette de là taïga du Kasse. Le vent siffle, l'énorme
fleuve frissonne et se soulève :
lloïho! da kommt derWind!
. . . tleber die stillverderbliche Flâche
Eilet das Schiff,
Und es jauchzt die befreite Scele*...
4. « Hoïho! voici le vent! ... Sur la surface calme et dange-
l-euse, — Le vaisseau se hâte, — Et mon àme délivrée pousse
des cris de joie... >» Henri Heine, Nordsee.
LA TAÏGA 179
...Nous voici en marche, sous la pluie. C'est aujour-
d'hui la Pentecôte russe, aussi tout notre bateau est-
il égayé de branches de bouleaux, dont les jeunes
feuilles, d'un vert pudique, ne sont pas encore grandes
ouvertes. Nous circulons ainsi comme dans un bois,
sur le Nicolai pimpant, repeint à neuf, tout en blanc
et en gris, avec la coque en rouge. L'Yénisséye, à
cette latitude, est un fleuve énorme : depuis cinquante
kilomètres, sa largeur n'a pas été moindre dé deux
mille mètres : à présent, je l'estime à trois kilomètres!
Mais cette masse d'eau ne donne pas à l'œil la jouis-
sance pittoresque des fleuves moyens ; la Kiète et le
Kasse étaient des bijoiix : l'Yénisséye est un colosse ;
l'œil y perd la notion des distances, et l'harmonie des
proportions y est détruite.
14 juin, — Le fleuve s'est rétréci et présente d'une
façon frappante, bien que très amplifiée, l'image du
Rhin près de Coblentz : seulement ici, c'est la rive
droite toute seule qui se dresse en une muraille ver-
ticale toute couverte de mornes sapinières. Nous
dépassons des barques qui avancent péniblement, au
halage. L'une d'elles est montée par huit hommes :
quatre sont endormis et quatre sont aux rames : tous
sont également noirs de moucherons. Ils ont l'air
misérable, hagard, sous la chaleur qui est revenue. A
l'arrière, suspendus à une corde qui pend dans l'eau >
traînent trois esturgeons...
Tantôt, j'avais repris à l'avant mon poste familier
sur un paquet de cordages. Un matelot, Micha, est
veau causer avec moi. Il m'a d'abord demandé s'il
était Vrai que nous ayons chez nous un souverain élu.
Je lui ai expliqué notre système.
— Et à quelle caste sociale doit appartenir votre
180 EN SIBÉRIE
Président? (Je crois entendre encore Gavrilo, me
posant la même question.)
— Il n'y a pas chez nous de distinctions de castes :
théoriquement, tous ont les mêmes droits.
— Alors, chez vous, il n'y pas de ces zaslôugui za
tsar i otétchestvo^?
... Il est vrai, ajoute-t-il après un silence, qu'Us (les
nobles) ont bien eu quelque mal, jadis — mais ils s'en
payent joliment aujourd'hui.
— Non! en France, nous n'avons plus rien de cela.
-^ Chez nous, reprend Micha, c'est le tsar
Alexandre II qui a délivré le peuple...
Et, après un silence, il reprend : « Est-ce que, chez
vous, on rencontre, autant qu'ici, des difficultés pour
s'instruire?
— Mais non, chez nous, on institue des bourses
pour ceux qui sont pauvres. D'ailleurs, vous avez ça
également en Russie.
— Voyez-vous, louli Antonovitch, il y a chez nous
au village un médecin homéopathe dont le second fils
apprend on ne peut mieux. Eh bien, on lui a fait toutes
sortes de difficultés avant de lui permettre de faire
son volontariat. Il l'a emporté» à la fin, et mainte*
liant, il s'instruit aux frais de l'État*
-— Tu vois bien !
— Ah ! le père aurait bien pu payer, mais il a pré-
féré que ce fût au compte de l'Étatj parce que, bien
sûr, comme il dit, on poussera vite son fils, afin d'avoii*
moins longtemps à l'entretenir !
1; « Mérites pour le tsar et pour la patrie »; ces mots dési-
gnent, dans la bouche de ce matelot, les nobles^ dont les privi-
lèges s'expliquent par ce fait qu'ils ont bien mérilé du tsar
et de la patrie.
i»Ji3P»^-*,
LA TAÏGA 181
— Et puis, VOUS savez, les allopathes (Micha con-
naît ce mot) lui jouent toutes sortes de tours, à notre
médecin : ils lui arrachent ses malades. Lui, c'est un
homme de bien, il ne prend que ce que chacun lui
veut bien donner, et, des pauvres, il n'accepte rien.
Tous les jours, à sa porte, il y a une foule comme
devant un hôpital. Et puis il sait guérir la sibirskaia
iazva (l'ulcère sibérien) dont la contagion nous arrive
avec les peaux de Sibérie. Malheureusement, il n'est
plus jeune... Il a des enfants, tous bons sujets. L'un
d'eux, qui est artisan, s'instruit à force. Il se lève, été
comme hiver, à cinq heures du matin, et le soir, de
sept heures à minuit, il lit des livres. Dernièrement,,
il s'est mis à la philosophie. On paye, comme ça,
quatre roubles, on achète des livres, et l'on répond
chaque mois à un questionnaire. Quand on a bien
répondu, on reçoit un prix. Depuis un an, il a écrit,
écrit toujours : pas de réponse... Quelqu'un lui a dit
que ses lettres n'étaient sans doute pas encore parve-
nues à celui qui doit les juger — il attend toujours...
Et puis, c'est un chasseur enragé et un tireur hors
ligne... » Après un long moment de silence, seule-
ment martelé par les coups de la machine, Micha
reprit la parole, et considérant notre chien Jek couché
à mes pieds, il dit d'un ton amer que je ne lui con-
naissais pas : « Oui ! tu passeras toute ta vie (c'est-à.-
dire Je passerai), tu mourras, ça ne fait rien; et tu ne
sauras rien, rien, pas plus que lui (Jek).
— Mais si, Micha, tu sais parfaitement lire et tu con-
nais, en outre, pas mal de choses.
— Lire ! lire ! Ou bien on a des livres et pas le temps
de les ouvrir, ou bien on a du temps, et pas de livres.
— Mais, l'hiver?
-'^p.
i82 EN SIBÉRIE
. — Oh ! chez nqus, il y a bien une bibliothèque, mais
elle ne contient que des niaiseries bonnes pour des
enfants. On ne permet pas d'acheter des. livres inté*
ressauts.,. »
. Il faudrait un chapitre pour commenter cette con-
versation que je viens de traduire mot pour mot : je
n'entreprendrai pas cette tâche. Du moins, ces confi-
dences m'ont si vivement frappé, dans la bouche
d'un jeune paysan de vingt-deux ou vingt-trois ans,
que j'ai voulu en fixer le souvenir. Notre entretien
s'était réduit à une sorte de monologue, car, je n'avais
pas grand chose à dire, moi étranger, à toutes ces
réflexions. L'important, pour moi en voyage, n'est
j)as en efl'et d'inculquer telle ou telle idée à mon inter-
locuteur, mais de distinguer quelles sont précisément
Jes idées qu'il possède : qu'elles soient justes ou
fausses, à mon sens, il n'importe, je n'ai qu'à les enre-
gistrer.. Toutefois, au cas présent, je puis bien ajouter
que Micha m'a paru doué d'une intelligence singuliè-
rement développée, et pourvu d'une instruction fort
au-dessus de la moyenne...
Vers les cinq heures, nous abordons à un. village
où tous les hommes, à peu près, et quelques femmes,
se- sont enivrés en l'honneur du lundi de la Pentecôte.
C'est un spectacle répugnant, au delà de toute expres-
sion. Au milieu d'une rue, j'aperçois entre autres un •
malheureux, étendu ivre-mort; ses mains, le haut de
sa poitrine et son visa-ge sont littéralement noirs de
jnoustiques : la pointe d'une épingle ne trouvecait
CN pas une place libre où le piquer! Le pauvre homme,
malgré l'insensibilité de l'ivresse, fait des mouvements
vagues, comme pour se défendre. Enfin, quelqu'un
arrive, et on le traîne dans une maison.
LA TAÏGA 183
Nous ne savons nous-mêmes, tandis qu*on fait du
bois, où nous réfugier, pour éviter les moustiques.
Un feu de bois vert fijme sur la berge, et, .pour
éviter les insupportables piqûres, nous nous y rôtis-
sons en compagnie de nos trois chiens. Mieux vaut
pourtant la cabine hermétiquement close, où l'oij
étouffe, mais où, du moins, on se trouve à l'abri.
Près de nous, dans une grande barque, des bambins
de huit à dix ans jouent bruyamment : quelques-uns
portent le moustiquaire sibérien ; les autres restent à
visage découvert. L'un d'eux, surtout, rit paisible-
ment, comme insensible aux moustiques : il a dix
ans, peut-être; il porte une chemisette bleue, un
veston îioir et un grand chapeau noir ^ larges ailes ;
ses cheveux*- bruns tombent en boucles longues, et
encadrent un visage rose où rient des dents éclatantes
— ces dents magnifiques qui sont l'innocente parure
du Sibérien. Cet enfant, vu ainsi à quelques mètres,
au travers d'utie vitre, a une grâce inexprimable, et
il est si peu en harmonie avec le milieu grossier où
il se trouve, qu'on se demande comment il a pu
tomber là ; il évoque des souvenirs dé pelouses an-
glaises; il semble qu'on ait vu quelque part son por-
trait peint par Gainsborough.
16 juin, — Hier matin, nous sommes arrivés à
Yénisséisk, et le bruit de notre heureusB traversée
s'est vite répandu dans la petite ville. Depuis notre
départ de Tomsk, c'est-à-dire depuis un mois, nul ne
savait rien de notre sort.
Yénisséisk peut avoir 17 ou 18 OÔO habitants; c'est
un port animé où abordent les péniches de l'Angara qui
apportent du fer et du thé, et les barges carrées qui,
de Minousinsk, amènent le blé et la farine dont. se
'-r i"
U.
184 EN SIBÉRIE
nourrissent les riverains du fleuve, les pêcheurs, et les
ouvriers des mines d'or. La ville a fait beaucoup de
bruit en Sibérie, depuis deux ans, par le nombre et la
qualité des crimes dont elle a été le théâtre : or, la
Sibérie s'y connaît! Néanmoins, elle offre l'aspect le
plus riant du monde, et l'on y voit une animation de
mariniers qui tranche singulièrement sur les souve-
nirs de la paisible taïga où je viens de passer un mois.
Mes visites s'adressent surtout ici à des proprié-
taires de mines d'or et de pêcheries établies sur le bas
Yénisséye. Malheureusement, si l'accueil que l'on me
fait est cordial, ma moisson de renseignements n'en
est pas moins médiocre. La première cause de la
défiance que j'inspire à ces marchands, c'est qu'ils ne
sont pas habitués à voir un homme — surtout un
étranger — s'occuper théoriquement de qu'estions éco-
nomiques : à tel d'entre eux, j'en suis sûr, il semble
très singulier ique je m'enquière du prix du blé, du sel,
de là viande, du poisson, etc. Je devine à la réserve
de tel vieillard qu'il craint, en me disant la vérité, de
favoriser le « syndicat étranger » dont, à ses yeux, je
suis le secret représentant. En outre, j'inspire à quel-
ques-uns de ces hommes une curiosité vive, parce que
je viens de traverser le Canal de l'Obi à l'Yénisséye,
et puis leur fournir des renseignements à son sujet.
C'est que, bien qu'intéressés au premier chef à l'exis-
tence de ce canal qui peut leur faire gagner de grosses
sommes, ils n'ont jamais eu l'idée de s'y aventurer ou
d'y envoyer un homme de confiance : voilà, entre cent
autres, un exemple frappant de l'apathie sibérienne.
Ils m'interrogent donc avec une impatience évidente,
et l'un d'eux ramène à chaque instant la conversation
sur un chargement de sel que nous lui avons en partie
LA TAÏGA 185
escorté jusqu*à Soukovatka. Ces voisins du Canal ne
semblent pas disposés à élargir les questions qui s'y
rapportent, et ne veulent le considérer que de leur
point de vue strictement local et personnel. Admira-
blement placés pour en tirer promptement parti, pro-
priétaires de bateaux et d'entreprises diverses, habi-
tués au commerce, ils se croisent les bras et attendent.
Ils me font penser un peu à une société française
placée en face d'une belle affaire, et qui n'ose s'y ris-
quer avant que le Gouvernement lui ait fait signe et
promis son concours... D'ailleurs, je ne me fais pas
illusion sur le degré de confiance que j'inspire à mes
aimables hôtes^ Comme ils n'hésitent pas à me donner
des chiffres fantaisistes, ils ont tout lieu de croire,
sans doute, que j'en fais autant de mon côté. Malheu-
reusement pour eux, je n'ai ni intérêt, ni plaisir à
leur masquer la vérité, et il arrive ainsi que leur
excès de précautions à mon endroit les fait tomber
dans l'erreur. Combien de fois ai-je observé pareil
fait dans cette Sibérie défiante! Combien de fois,
aussi, ai-je admiré la naïveté des gens qui me ber-
naient, comme ici, de renseignements inexacts, sans
se douter que j'avais sous la main le moyen de les
contrôler!...
C'est, je pense, la population des mariniers et des
ouvriers revenus des mines d'or, qui donne à la gen-
tille ville dTénisséisk, sa réputation sinistre. Il ne
faudrait pas juger par là l'ensemble de la société. On
y trouve en effet un noyau solide de gens fort cultivés
et très intelligents, gros industriels, ingénieurs et
fonctionnaires. Ainsi, par exemple, le maire de la
ville, M. Vostratine, a été étudiant en médecine à
Paris, et n'a pas trente-cinq ans. Ses amis, sa famille
186 EN SIBÉRIE
sont au courant de la vie intellectuelle de TEurope,
lisent beaucpup et font de la musique. C'est une
société aussi agréable qu'accueillante, et j'aurais
plaisir h passer près d'elle une semaine ou deux. Mal-
heureusement, le temps presse, des télégrammes qui
m'attendaient poste restante, m'appellent à Kças-
noiarsk où je dois retrouver mon ami Gavril Pétro-
vitch. En outre, je suis malade depuis mon départ de
Soukovatka : l'absorption, en pleine chaleur, d'une
bouteille de kvass mal préparé a déterminé chez moi
des troubles intestinaux dont je souffre beaucoup, et
qui menacent de prendre un caractère inquiétant. On
vous demande parfois, à la veille d'un- long voyage :
« Et si vous tombiez maladeî » Je réponds toujours :
« C'est une éventualité qu'il faut écarter de son
esprit. » Le fait est que la maladie, dans un pays
perdu, est chose terrible, et que, une fois atteint, une
fois terrassé, on n'a plus qu'un souhait : la crîse
violente; le coup de grâce, pour en finir...
Oui, il me faut me hâter, et c'est dommage, car je
trouverais au musée, si patiemment, si intolligem-
ment organisé par A. L Kytmannof, des ressources
vraiment précieuses pour l'étude ethnographique de
la province, et aussi une bibliothèque spéciale dont
nulle part ailleurs, fût-ce à Saint-Pétersbourg, les
éléments ne se retrouvent aussi complets. Presque
toutes les villes sibériennes possèdent ainsi un musée
local : on y trouve, quand on n'est pas un touriste
indifférent, de véritables trésors : on y rencontre aussi,
le plus souvent, un conservateur opiginal et dévoué,
dont tous les loisirs sont- consacrés à ses collections,
et qui est un intarissable cicérone, un type curieux à
observer, tenant le milieu entre notre savant de proi-
'a
LA taïga • 187
vince, le spécialiste allemand et le propriétaire de
bibelots rares.
Le Nicoldi doit être utilisé à Krasnoiarsk pour les
travaux du pont, et on l'y atlend avec impatience.
Mais, entre Yénisséisk et Krasnoiarsk, se trouve un
rapide, le Kozatchinski porogue, que notre machine de
24 chevaux ne peut franchir à elle seule. Il nous faut,
pouf un kilomètre ou deux, l'appui d'un remorqueur :
or, lé puissant remorqueur de l'État, après nous avoir
attendus plusieurs jours, est justement parti pour l'An-
gara la veille de notre arrivée ici. Un particulier nous
deniandè deux mille francs pour nous faire aider par
son vapeur; passerons-nous par ses exigences? Nous
attendons des instructions officielles, sans savoir quel
jour nous pourrons partir. Je devrai donc me résigner
à faire en tarentass les 350 kilomètres qui nous sépa-
rent de Krasnoiarsk, et à précéder là-bas notre cher
petit paquebot. J'en suis navré. Il faut se décider
pourtant : je vais commander des chevaux qui seront
prêts demain. Une dernière promenade mélancolique
m'amène le long du port où l'on décharge du blé
sur les informes barges de Minousinsk : c'est un tohu-
bohu de couleurs et d'hommes, une étrange saleté
illuminée de rouge, dans le décor bleu du fleuve enso-
leillé. Voici plus loin le marché de bric-à-brac, avec
d'invraisemblables débris d'ustensiles que flairent et
manient des désœuvrés. A des tables en plein vent,
on consomme de la soupe et de la bière que vendent
des commères bavardes. Plus loin encore, voici des
barques pontées, terminées par une pointe retroussée ;
elles viennent de l'Angara, l'énorme rivière qui unit,
après 1800 kilomètres de cours, le lac Baïkal à l'Yé-
nisséye. C'est partout une animation extraordinaire,
188 EN SIBÉRIE
un va-et-vient de voitures, de porteurs, de mariniers,
d'hommes ivres, et de voiles blanches qui se déploient
et glissent lentement sur Tazur du lointain : la vie
remue et bourdonne au bord de la petite ville ensom-
meillée, où çà et là des vaches paissent dans les
rues...
1 7 juin. — A trois heures, je suis parti : j'ai le cœur
gros d'avoir dit adieu au capitaine et au mécanicien
du Nicolaï, à ces excellents amis auxquels trente jours
de vie commune dans le désert boisé m'ont affectueu-
sement uni. Je suis triste aussi d'avoir quitté notre
équipage, ces braves matelots simples qui m'ont
fourni la précieuse occasion de causer fréquemment
et sans gêne avec des hommes du peuple, en ce pays
où ils sont si défiants. Oui, ce sont de braves gens que
je viens de quitter, des braves gens dans toute la
force du terme, des hommes éprouvés, dont les res-
sorts moraux ne sont pas faussés, comme les nôtres,
par une éducation ambitieuse et par la casuistique
du sentiment, des hommes simples et naturels, dont
la simplicité est inclinée, inconsciemment, je le veux
bien, mais qu'importe? du côté de la bonté plutôt que
du côté de l'égoïsme, des hommes dont le contact est
bienfaisant pour ramener à la grande route droite
nos rêveries égarées dans les sentiers. Ce qu'ils m'ont
donné, durant ce mois où ma vie a été mêlée à la leur,
où, sans doute, ma pensée s'est déroulée sans qu'ils y
aient grande part, mais où, du moins, nous nous
sommes physiquement et moralement côtoyés à toute
heure du jour, ce qu'ils m'ont donné là, jamais la
société de mon pays ne me l'offrira, je le sais. Voilà
pourquoi j'éprouve une profonde amertume de regret
à quitter ce vapeur et ces hommes que jamais je ne
ÀSiJkt^^
LA TAÏGA 180
reverrai plus, mais que je ne veux pas oublier... Oui!
mon départ est triste...
La route uniformément se prolonge dans la forêt,
non loin du fleuve, que Ton aperçoit par instants au
travers d'une éclaircie : elle est excellente, et, en
outre, je trouve aisément des chevaux. J'ai l'ennui,
ne possédant pas encore de tarentass^ de déménager à
chaque relai mes volumineux bagages et ma per-
sonne : or, comme il faut, pour se caser commodé-
ment dans un tareniass^ l'expérience de deux relais
au moins, il s'ensuit que je suis toujours fort mal
assis.
J'ai, d'ailleurs, grâce à mes expériences russes, assez
l'habitude de ce genre de locomotion pour ne pas
m'irriter, el pour patienter. J'observe la route aussi
longtemps que mon attention est capable de s'attacher
à un objet précis — car on ne peut pas lire en taren-
tass^ el pour dormir, il faut y être installé autrement
que je ne le suis dans les voitures de paysan qu'on
met à ma disposition. La forêt est défrichée sur une
largeur de quinze à vingt mètres environ sur chaque
côté de la route, si bien qu'au lieu de rouler dans
l'obscurité humide et inquiétante, on passe au milieu
d'une prairie ensoleillée, et positivement émaillée de
fleurs. Cette floraison extraordinaire, au milieu de
l'herbe verte^ me réjouit et me confond • de tous
côtés^ c'est une profusion de fleurettes jaunes^
blanches et bleues, de fleurettes connues pour la plu-
part^ à ce qu'il me semble, mais pour le moins
doubles des nôtres : je vois là des pavots couleur lie
de vin grands comme ceux de nos jardins^ des
muguets énormes, une plante à grandes clochettes
blanches, des boutons d'or, puis des fleurs jaunes
190 , EN SIBÉRIE
dont j'ignore le nom, mais que je vois en France, et
qui sont ici larges comme des. roses.
J 8 juin. — ^ L'inondation du fleuve me force à des
détours, mais je ne m'en plains pas, car la route nou-
velle serpente par des champs et par des bouquets de
bois embaumés d'aubépine, sous un ciel de printemps
lourd de vie et de fécondité : le premier champ de blé
aperçu m'a donné une émotion...
En arrivant, vers midi, près d'un relai, j'ai dépassé
un convoi de prisonniers : quelques-uns sont en
charrette de paysan : ce sont, je pense, les malades, et
aussi les nobles, auxquels la loi accorde le droit .de se
faire voiturer jusqu'au bagne. Les autres vont à pied,
entre des soldats noirs de hâle, sous leur béret sans
visière, et dans leur dolman de toile blanche. Parmi
des prisonniers ordinaires, j'aperçois trois galériens.
L'un d'eux me frappe surtout : c'est un homme de
vingt- cinq ans à peine, un des plus beaux hommes
que j'aie rencontrés dans ce pays, où cependant la
race n'est pas encore déformée par la civilisation;
c'est positivement une statue d'athlète : grand, admi-
rablement proportionné , la poitrine bombée, les
muscles des bras saillants sous sa chemise claire, il
donne une image de force tranquille que soulignent la
cambrure de sa taille et sa marche assurée, gaillarde,
martiale, scandée par le bruit des chaînes. Sa tête,
trop petite, est laide, insignifiante, avec une expression
hostile et ironique. Ses fers sont constitués par des
anneaux plats, allongés, qui relient à une ceinture de
fer les bracelets rivés à ses chevilles, et qui pendent
librement entre les jambes : ils ne donnent pas une
impression de pesanteur; on les entend seulement
tinter à chaque coup de talon. Pourtant, la vue de ces
LA TAÏGA 191
jambes "enchaînées qui marchent sur la route entre
des gardiens produit sur moi une atroce impression :
elle évoque le souvenir des ours promenés par les
villages — et, là aussi, je plains les ours, — de
quelque chose . d'extra-humain, d'inutilement cruel.
Sans doute,' cet homme, ce bel athlète que les Grecs
auraient fait poser, est probablement une dangereuse
canaille, un assassin endurci : mais enfin,* pourquoi
m
rougirais-j'e d'avoir eu pitié de lui?
Arrivé au village, j'y suis bientôt rejoint par le
convoi, qui s'arrête tout à l'entrée, devant là maison
d'étape. On appelle ainsi une maison de bois, basse,
sombre, délabrée; humide, sale, aux fenôtres grillées,
qui se trouve dans tous les villages de relais sur les
routes postales. Les prisonniers que l'on conduit par-
fois d'un bouta l'autre de l'Asie, trouvent là, chaque
soir, un abri momentané. Dans des salles obscures et
infectes, meublées d'une planche de corps de garde,
les pauvres diables s'allongent côte à côte, se séchant
comme ils peuvent, quand ils sont mouillés, et se
nourrissant à peu près de même, car, vu la cherté dé
la farine dans certaines contrées, l'allocation de pain
n'est pas toujours suffisante pour apaiser leur
faim.
Ils passent ainsi la nuit et une partie du jour dans
une atmosphère abominable, gâtée par les émanations
de tous ces corps mal soignés, de ces vêtements
sordides, de cette humidité qui sèche à la chaleur
humaine, de cette vermine qui pullule partout...
Ils passent, et, souvent, prennent là le germe d'une
maladie qu'ils transmettent à d'autres avant d'y suc-
comber : typhus, choléra, phtisie. Les maisons
d'étape sont des cauchemars pour les rares touristes
i» ~J^' '- •>^- • ^' '. '^"^ . -^T Vï^yir^-r,
192 EN SIBÉRIE
de Sibérie : que doivent-elles être pour leurs hôtes
forcés? Un des plus grands bienfaits du Transsibérien
sera de faire disparaître ces affreuses baraques qui
coûtaient, somme toute, si cher à l'Etat, et où tant
de souffrance humaine s'est exhalée...
Notre convoi s'est arrêté à la maison ctétape, toute
petite, pas sérieuse, celle-là. Vite, on place une senti-
nelle qui s'appuie sur le canon de son fusil, tandis
qu'on prépare le déjeuner. Alors, sous le grand soleil
de midi et la cuisante chaleur, c'est un déballage
inattendu. D'abord, tout le monde se lave un peu :
un prisonnier apparaît sur le perron : de sa bouche
pleine d'eau, il fait glisser un petit filet dans ses mains
ouvertes, qu'il porte ensuite vivement à son visage :
c'est le moyen classique pour se débarbouiller sans
trop employer d'eau; on a l'avantage de pouvoir
avaler ce qui reste. Puis, voici le grand athlète galé-
rien : avec des poses et des cambrures, il vient, d'un
pas martial que scande le bruit des chaînes^ chercher
du bois pour la « popote » : il tient toute droite cette
taille que la loi n'a point pliée, et l'on ne peut se dissi-
muler que cette image de crime impénitent et bra-
veur, que cette attitude de forte bêle prise au piège,
n'est pas dépourvue de caractère. Je m'approche,
n'osant pas trop avoir l'air de les regarder, par une
sorte de pudeur que m'inspire la pitié : sur le perron^
un homme développe des bandes et soigne ses pieds
meurtris; un autre déroule un chiffon sale, le déroulé
lentement, avec d'infinies précautions, et, à la fin, eii
retire deux tassés en faïence à fleurs. A ce momentj
le galérien dont j'ai tant parlé demande très haut, en
me désignant aux soldats : « Qu'est-ce que veut donc
ce corbeau-là! » Toute la compagnie éclate de rire.
.J^
Sur le quai d'Yenisseisk (p. 187)
Soldats gardant des pris
LA TAÏGA 193
t
Ils ont raison : mon accès de pitié compliquée est
infiniment ridicule.
Des femmes, cependant, sont arrivées du village
avec des provisions, et le petit commerce va son train.
Je vois Tune d'elles prendre en échange de pommes
de terre une paire de vieilles bottes trouées...
Depuis le milieu de la nuit, il est devenu plus diffi-
cile d'obtenir des chevaux : les Sibériens, riches pay-
sans, paresseux et jouisseurs, ne se soucient guère
de se lever la nuit pour conduire un voyageur, et ils
mettent à leur refus d'attelages une obstination que
ne peut même vaincre parfois l'appât du gain. Dans
l'âprès-midi, j'ai vu successivement sur le siège de
ma voiture un gamin de quatorze ans, qui en portait
dix, et une jeune femme. Ils ne conduisaient pas de la
même façon : le gamin lança d'abord éperdûment ses
trois chevaux dans des descentes vertigineuses, où le
moindre faux pas nous eût été fatal; puis, incapable
d'enlever son attelage fatigué, il se traîna péniblement
durant la seconde moitié du parcours. La femme, au
contraire, a conduit lentement, posément, ses deuiç
haridelles blanches; elle a exécuté, entre autres, au
pas retenu, une effrayante descente de cinq cents
mètres pour le moins. Sans quitter son siège, comme
font à tout propos les cochers sibériens, pour redresser
les harnais^ bourrer leur pipe, ou prendre haleine, clic
a conduit, des guides et de la voix, avec un sérieux
qui m'a fort amusé. Enfin, lorsque nous avons relayé,
j'ai aperçu que, pour me faire honneur, ma cochère
avait chaussé de bottines fines son pied nu !
Vers le soir, en sortant d'un village, nous passons
devant une maison détape, La porte et les fenêtres en
sont ouvertes toutes grandes, et, devant la maison,
EN SIBÉRIE. 13
;^^T»»,. 'T-- '-^» --.^ - *—'-^^'1^,
194 EN SIBERIE
sur l'herbe fraîche, soldats et prisonniers sont étendus
dans un touchant pêle-mêle. Un voisin s'est assis là,
et deux femmes, arrêtées devant le groupe, prennent
part à la conversation : c'est une idylle de soir de juin !
i 9 juin» — Au petit jour, ce matin, dans un grand
village interminable, un veilleur de nuit m'a indiqué
une maison où me procurer des chevaux : comme le
riche paysan auquel ils appartiennent ne veut pas se
déranger, il charge le veilleur de me conduire jusqu'au
relai prochain. Ce cocher improvisé est un vieillard à
barbe blanche coupée court, et à voix grêle : il est
sec comme une planche de liège, dont il me donne
exactement l'impression, quand je le vois assis un
peu de travers, raide sur son siège. Comme tous les
cochers russes, il encourage les chevaux et leur parle
sans cesse, leur prodiguant les noms les plus tendres;
toutes ses phrases se terminent par un refrain bizarre
qui commence sur des notes aiguës et retombe sur
deux notes graves : d, d, d, d, d, d, oyé^ oyééé : ce
refrain, qui m'éveille parfois de courtes somnolences,
me fait éclater de rire. Par moments, sur la route
cahoteuse, une échappée se déclare sur le fossé, très
large et peu profond ; — aussitôt, heureux comme des
écoliers d'échapper à la grande route, nous nous enga-
geons dans le fossé, avec de vigoureux oyé^ oyé. Ce
manège m'amuse beaucoup, et cependant, je suis las
de trente-huit heures ininterrompues de cahots dans
des iarentass découverts et sans appuis. C'est chose
curieuse que la somnolence qui s'empare de vous,
durant ces longs trajets en voitures incommodes : on
ferme les yeux sans le savoir, et l'on s'oublie une
minute, deux au plus, durant lesquelles on a le temps
de faire un rêve très compliqué, différent chaque fois.
LA TAÏGA 195
Les faits les plus éloignés, les souvenirs les plus
confus passent ainsi dans votre vision, et c'est comme
une fantasque revue de votre vie passée, coupée en
très menus tableaux.
Enfin, vers dix heures du matin, le paysage se
découvre; les forêts ont fait place aux champs de blé.
Voici au loin des montagnes bleues qui bordent le
fleuve. Une pente effrayante mène à la ville, dont on
voit les églises blanchir à Thorizon : une plaine pelée,
des maisons de bois, d'interminables files de char-
rettes, des ponts, des rues, de la poussière, Thôtel
enfin : je suis à Krasnoiarsk. Me voici au bout de
mon merveilleux voyage de rêve...
La Sibérie souriante.
DE KBASNOIARSK A IBKOUTSK.
Krasnoiarsk est, sans doute, une ville de bel avenir,
car, de même que Krivochokovo sur l'Obi, elle se
trouve au point de croisement du Transsibérien et
d'un grand fleuve, l'Yénisséje. Par ce fleuve, elle
communique avec la Chine, avec le riche dislrict de
Minousinsk, et enfin, pour ainsi dire, avec l'Angleterre
qui a découvert cl qui utilise le passage de la mer de
Kara et des bouches de l'Yénisséje. A Krasnoiarsk,
on sfe procure certains produits anglais à bien meilleur
compte qu'à Paris. S'il fallait citer à nos indolents
négociants un nouvel exemple de la ténacité anglaise,
on pourrait leur rappeler l'histoire de celte utilisa-
tion du grand fleuve sibérien. Le capitaine Wiggins
montra le premier que les bateaux de mer pouvaient
remonter le fleuve. Seulement, la première expédition
anglaise, mal renseignée sur les besoins du pays, prit
un chargement semblable à ceux qu'on choisit pour
les sauvages : elle embarqua des verroteries et des
haches; pour un peu, elle y auraitjoint un lot de cou-
teaux à scalper. Or, faute de sauvages, les verroteries
y^r^^frTT^
LA SIBÉRIE SOURIANTE 197
lui restèrent» pour compte; il en fut à peu près de
même pour les haches, dont la forme déplaisait aux
Sibériens, et pour un lot considérable de souliers
ferrés que personne, en ce pays, n'eût voulu chausser.
L'année d'après, les Anglais apportèrent des con-
serves, des montres^ des vêtemenls; ce choix était
excellent, mais ils eurent le tort d'écouler leur stock
à vil prix, au détail, faisant ainsi une concurrence
écrasante aux marchands locaux. Ceux-ci se liguè-
rent et obtinrent du Gouvernement qu'il établît sur
place des droits de douane sur les produits étrangers.
Les Anglais avaient, on le voit, conduit les choses
avec beaucoup de légèreté et de précipitation : néan-
moins, ils subirent sans se décourager les pertes, les
avaries et la douane, et on les voit aujourd'hui faire
là-bas de si sérieuses affaires que, déjà, les Allemands
et les I>anois songent à les imiter.
La ville de Krasnoiarsk est encore assez insigni-
fiante; elle s'étale largement entre la falaise rouge*
qui lui a donné son nom, et la rive gauche de l'Yénis-
séye, large de quinze cents mèlres à cet endroit. Pour
construire sur le fleuve violent et profond le pont du
chemin de fer, on a dû chercher un peu en amont de
la ville une placé où il se resserre entre^deux rives dis-
tantes seulement d'un kilomètre. Quant à la ville elle-
même, elle possède, pour son usage, un bac qui fonc-
tionne sous l'impulsion du courant, grâce à un câble
amarré à une longue distance au milieu du fleuve, et
soutenu par des flotteurs en forme de barque. Le pro-
cédé est simple, mais l'emploi qui en est fait sur une
échelle aussi énorme surprend l'imagination. Il va
sans dire que le passage est lent ; or, comme la circu-
lation est considérable entre les deux rives, il en résulte
■":"-»^?*
198 EN SIBÉRIE
qu'il ne faut pas compter moins de deux heures au
bas mot, tant pour attendre son tour, que pour tra-
verser sur deux bacs les deux bras du fleuve. Une file
de véhicules de toute espèce s'échelonne sur la pente
qui mène du quai vers le bac, et, chaque demi-heure
environ, on y avance de quelques mètres. On attend
patiemment, avec quelques injures distribuées ou
reçues çà et là. Le lendemain de mon arrivée, allant
faire une visite sur la rive droite de ITénisséye, j'at-
tendais ainsi, dans une voiture, m'atnusant à consi-
dérer le paysage, et à bavarder avec Gavril Pétrovitch
que j'avais eu la joie de rejoindre ici. Près de nous,
était un groupe de prisonniers parmi lesquels se
trouvaient trois vieillards. Tous se taisaient. Tout à
coup, un homme, placé derrière la balustrade, de-
mande à un soldat :
— Où donc conduis-tu ces vieux-là?
Le soldat ne répond pas. L'homme reprend :
— C'est à l'asile des vieillards, et non pas en prison
qu'il faudrait les mener !
— Bahl répond une^ voix, ils ont peut-être commis
un crime.
— Ah! bien oui, un crime! Non! c'est parce que
c'est des gens comme ça qu'il leur faut : les vrais
coupables leur sont utiles, ils les font entrer au com-
missariat par une porte et sortir par Tautre.
— C'est vrail fait la voix, mais patience, à partir du
2 juillet, chabache^l.,.
C'est que, à la date du 2/14 juillet, le Ministre do
la Justice doit venir à Irkoutsk inaugurer le nouveau
régime judiciaire,' que l'on salue ici avec une joie
1. Exclamation qui équivaut à peu près à notre expression
vulgaire makache ou : on peut se fouiller.
■»Tï^ V>^.T
LA SIBÉRIE SOURIANTE 199
profonde, comme une aurore de justice, après le
ténébreux arbitraire de la police. Désormais, en effet,
la Sibérie jouira d'une partie dès droits octroyés à la
Russie par Alexandre IL Sous le régime qu'elle a
subi jusqu'à présent, c'est l'officier de police, Vis-
pravnik, qui seul est chargé des enquêtes judiciaires;
il les mène, sans contrôle, à sa fantaisie. Désormais,
les juges nouveaux feront leurs enquêtes en personne,
et ne pourront prononcer sans avoir entendu le cou-
pable. Ce n'est pas beaucoup^ ce droit si simple :
c'est cependant assez pour que le peuple sibérien tres-
saille de joie, et pour qu'on entende çà et là, dans la
bouche de paysans qui, certes, ne sont pas sentimen-
taux, des exclamations comme celle que je viens de
rapporter.
Je ne suis pas resté longtemps à Krasnoiarsk, mais
j'y ai fait beaucoup de visites et pris de nombreuses
notes techniques. Si je ne puis énumérer toutes les
aimables personnes qui m'ont fourni des chiffres et
des renseignements, qui ont discuté, confirmé ou
rectifié mes idées sur la colonisation et la situation
des émigrants, qui m'ont mis au courant du commerce
que les Anglais pratiquent par l'Océan Glacial et le
fleuve Yénisséye, si, dis-je, je ne puis ici remercier
chacun individuellement, je ne puis, du moins, passer
sous silence le nom de Vladimir Mikhaïlovitch Krou-
tovski. Nul ne passe à Krasnoiarsk sans voir M. Krou-
tovski, pas plus qu'on ne visite Minousinsk sans
rencontrer M. Martynof, le directeur du célèbre
musée archéologique et ethnographique. M. Krou-
tovski est médecin de profession, mais en réalité,
c'est un homme qui sait tout et qui connaît tout le
monde, qui a des relations en Amérique comme en
T»r— -
200
^r-rv^rt,,^
f
EN SIBERIE
Angleterre ou en Allemagne. Ses avis sont écoutés
de ^administration, bien qu'il soit aussi indépendant
que possible dans ses idées et dans sa conduite :
bref, c'est un de ces hommes qui deviennent sans
effort, et en quelque sorte nécessairement, le centre
intellectuel d'une ville. Résumer mes conversations
avec lui serait long, car nous avons effleuré toutes les
questions sibériennes, en nous promenant dans son
jardin en fleurs, ou bien en fumant des .papirosses
sous la. véranda de' sa maison. Sur les mines d'or
qu'il connaît à la fois par expérience personnelle et
en sa qualité de médecin, sur l'émigration, sur le
chemin de fer, mon hôte a été inépuisable et char-
mant. Que de portraits, que d'anecdotes, dans sa
conversation imagée! Je ris encore au souvenir de ce
fonctionnaire, délégué par l'administration pour étu-
dier si les bords de la rivière S... étaient propices à la
colonisation, et qui partit, le malheureux, ignorant
ce que c'était qu'un lieu « propice à la colonisation »}
et anxieux de trouver sur sa route un homme intel-
ligent qui l'éclairât sur les conditions exigées pour
l'installation d'un village russe.
Et le chemin de fer! Vladimir Mikhaïlovitch l'at-
taque avec crànerie comme faisait jadis Yadrinetsef :
les Sibériens, dit-il, Vivaient bien, jusqu'à présent;
ils avaient du blé en abondance, dé gras pâturages,
des bois, et voici que le ruban ferré amène au milieu
d'eux tous les meurt -de faim de l'Europe ; ils étaient
riches et satisfaits : ils connaîtront désormais la
misère égalitaire. Le paradoxe est moins réel ici
qu'on ne pourrait croire : les journalistes pressés sont
les seuls à dire que le Transsibérien apporte à la
Sibérie les bienfaits de la civilisation : en réalité,
LA SIBÉRIE SOURIANTE 201
l'œuvre colossale ne profile qu'à ceux qui désirent
exploiter ce pays : marchands, ingénieurs, colons;
aux détenteurs actuels du sol vierge, elle n'apporte,
au contraire, qu'une menace de ruine, ou, tout au
moins, de gêne économique et morale.
2 1 juin, — Ce matin, au saut du lit, je vois entrer
dans ma chambre un petit homme ventru, noir, frisé,
aux yeux saillants armés de lunettes d'or : c'est un
jeune Privât Docent allemand ; il a été honoré d'une
mission de l'Académie des Sciences de Saint-Péters-
bourg, afin d'étudier les éléments du dialecte, toun-
gouzedont les origines sont inconnues. Il est satisfait
de lui-même comme un spécialiste, et naïf comme un
poussin qui sort de l'œuf. Il m'a été adressé parce
que l'on espère que je suis en mesure de lui donner
des renseignements sur le lieu où il pourra rencontrer
des indigènes toungouzes. Le petit docteur sait assez
de russe pour se tirer d'affaire. Nous faisons connais-
sance. Je lui fournis toutes les indications possibles
sur les Toungouzes que j'ai rencontrés, et sur la
meilleure façon de les rejoindre : il accepte tout cela
sans sourciller, comme un Allemand accepte une
amabilité d'un Russe, et il ajoute; « Un Toungouze,
un Toungouze! donnez-moi seulement un Toungouze
sachant le russe, et je me fais fort d'étudier sa langue.
— Rien nest plus simple : quelque quatre cents kilo-
mètres à faire en descendant le fleuve, et vous trou-
verez vos indigènes aux environs de Soukovalka.
Seulement, partez d.e suite, car ils sont nomades, et,
une fois qu'ils seront rentrés dans la forêt vierge,
vous pouvez perdre des semaines à les chercher en
vain.
— Partir tout de suite! je ne demande pas mieux :
202 EN SIBÉRIE
si VOUS croyez que je m'amuse ici! Mais j'attends
mes bagages.
— Ils se sont égarés?
— Non, mais, par mesure d'économie, je les ai fait
venir en petite vitesse.
— Voilà de l'économie bien placée ! cela vous coûtera
au moins quinze ou vingt jours d'attente à l'hôtel, si
tant est que votre malle ne se perde pas en route.
Quelle singulière idée vous avez euel
— C'est que, voyez-vous, mon bagage est fort
lourd : il pèse plus de 400 kilogrammes (27 pouds).
— En vérité! Qu'avez-vous donc emporté? un lit,
un canon, des plaques photographiques et un phono-
graphe pour enregistrer l'idiome toungouze?
— Oh non! rien de tout cela! seulement quelques
livres,... et puis... surtout... des conserves alimenr
taires.
— Vous voilà bien équipé! ajoutai-je en éclatant de
rire. Les conserves coûtent moitié nioins à Krasno-
iarsk qu'à Moscou. Enfin^ à votre guise. Seulement,
n'oubliez pas, quand vous partirez en barque pour
gagner un village ou un campement, de prendre avec
vous une bonne provision de farine.
— De la farine, pour quoi faire?
— Eh! pour manger!
— Pour manger... comme ça?... l'excellent Privât
Docent portait à sa bouche ses deux mains disposées
en écuelle, et son visage exprimait le plus naïf ahuris-
sement.
— Mais non! c'est pour faire du pain.
— Alors, il est bien plus simple d'emporter du pain
tout fait!... »
Je suppose que le brave orientaliste a de bonnes
LA SIBERIE SOURIANTE 203
dents qui lui permettent de manger du pain de trois
semaines. Confiant dans son étoile, il ne demandera
conseil à personne, pas plus qu'il ne Ta fait jusqu'ici.
Ses hommes lui feront peut-être prendre du pain
séché au four, et diminué ainsi de son poids d'eau :
^e sera tout. Malgré les difficultés, les contretemps,
les ennuis, les erreurs, il ira droit devant lui, ici ou
là, cherchant le Toungouze typique; il ira tout douce-
ment, avec son inépuisable patience, sa confiance en
lui-même, son flair bizarre de spécialiste allemand, et
il découvrira un beau jour son indigène : tel un tronc
d'arbre, que les grandes eaux ont détaché de la rive,
et qui s'en va flottant au gré d'une rivière sibérienne :
il flotte, flotte sans trêve au fil de Teau, ballotté par
les vents, submergé par les vagues, accroché par des
bancs de sable et des compagnons de route, il flotte
toujours; il atteint, après des mois, le courant d'un
grand fleuve, et un beau jour enfin, il débouche dans
l'Océan qui devra l'enchâsser dans un bloc de glace
polaire. .
22 juin, — P. N. Méjéninof, l'ingénieur en chef
du Sibérien Central^ m'a prié aujourd'hui de lui
raconter ma traversée du canal sur son vapeur, le
Nicolai. Il est étonné de mon enthousiasme. Il arrive
en ce moment d'Irkoutsk et me fait part delà difficulté
que l'on éprouve à trouver des chevaux dans les
relais de poste. Souvent, au lieu de deux roubles en
moyenne, prix du tarif, les paysans vous offrent des
chevaux à 10 ou 15 roubles pour le relai : parfois
même, à ce prix, on ne trouve pas d'attelage dispo-
nible. « Avant les travaux du Chemin de fer, ajoute
Pavel Nikolaévitch, j'allais d'ici à' Irkoutsk en quatre
jours : cette fois, j'en ai mis sept. Un jour même, que
204 EN SIBÉRIE
mes quatre chevaux, fournis par des ouvriers de la
voie, allaient* dépasser un tarentass qui nous précé-
dait, un jeune homme se montra hors de la voiture,
et me menaça d'un revolver au cas où j'avancerais.
Parti le premier, il entendait arriver le premier à la
maison de poste, et ne pas se laisser souffler les-
chevaux disponibles. » M. Méjéninof riait de tout
son cœur! Moi, je réfléchissais...
23 juin. — Visites, achats, préparatifs de départ :
GavrilPétrovitch, que ses aff*aires appellent à Irkoutsk,
doit prendre le train ce soir avec moi. Un wagon a été
mis à notre disposition, et l'on espère que l'on obtien-
dra l'autorisation d'accrocher ce wagon au train spé-
cial d'un grand personnage qui part ce soir dans la
môme direction que nous.
Au cours d'une de mes visites de ce matin, quel-
ques personnes se sont plaintes vivement à moi des
procédés d'un voyageur français qui, pourvu de fortes
recommandations, a considéré un peu trop cette pro-
vince comme une terre conquise. Mais, que pouvons-
nous, nous autres qui sommes calmes, maîtres de
nous-mêmes et respectueux des usages du pays, contre
ceux de nos compatriotes qui se laissent emporter aux
excès d'une colère trop souvent injustifiée? Ils font
beaucoup de tort à eux-mêmes, d'abord, puis à ceux
qui les suivent. Dans des contrées aussi lointaines, il
faut toujours considérer que les rares voyageurs appa.
raissent comme des représentants de leur pays res-
pectif : combien l'oublient mal à propos!...
Quatre heures I nous partons. Nous traversons le
fleuve sur un vapeur qui appartient à la direction du
chemin de fer, VEvguénii, frère du Nicolài : hélas !
mon cher bateau du Canal ne sera ici que demain, et
LA SIBERIE SOURIANTE 205
je n'aurai pas la consolation de serrer une dernière
fois la main à ces braves compagnons de notre beau
voyagt^ !
Quelques ingénieurs dû chemin de fer ont installé
leurs familles sur la rive'droite de TYénisséye, et je
retrouve là tout un cercle amical qui s'est ouvert à
moi cet hiver,àTomsk. Ernest Andréévitch Bobienski,
qui a mis son wagon à notre disposition, et chez qui
nous dînons ce soir, est un homme doux et sérieux,
peu bavard, mais sur qui la confiance s'appuie en toute
sécurité. Je lui donne des renseignements tout frais
sur le Canal de TObi, auquel il a travaillé, il y a quel-
que huit ans, sous la direction du baron Aminof. Au*
milieu de sa charmante famille, la soirée s'écoule
doucement. Enfin, dix heures sonnent, et l'on "annonce
le train spécial, qui bientôt stoppe devant la villa. Un
moment d'émotion pour les adieux, puis tout à coup,
Quelqu'un appelle : « Où est louli Antonovitch? » On
me cherche pour me présenter au personnage que
nous allons escorter, M. Koulomzine.
S. E. Anatole Nicolaévitch Koulomzine est Secré-
taire d'État, Rapporteur du Comité des Ministres et
du Comité du Transsibérien. C'est un des plus grands
personnages russes. Grâce à ses fonctions, qui lui
donnent accès auprès de l'Empereur^ il peut exercer
sur la Sibérie en particulier, une action toute-puis-
sante. La mise en valeur de ce pays ne peut être en
effet commencée que par la colonisation, et le Comité
du chemin de fer, dont le Tsar est le président, a com-
pris qu'il fallait mettre tous ses soins à organiser cette
grande œuvre : or, c'est justement à M. Koulomzine
que le Tsar a, l'an dernier, confié le soin de faire une
enquête sur la colonisation sibérienne. C'est donc de
206 EN SIBERIE
ce haut fonctionnaire que dépend Tavenir agricole de
rimmense colonie : selon que les mesures conseillées
par lui seront bonnes ou mauvaises, Témigration russe
trouvera au delà de TOural le succès ou la ruine. On
conçoit rimportance et la responsabilité d'une telle
mission. J'étudierai ailleurs, en détail, les questions
qui s'y rattachent, mais je tiens à dire tout de suite
que l'enquête colossale a été menée personnellement,
au prix de fatigues sans nombre, par l'envoyé impé-
rial : cinq mille kilomètres en voiture ne sont pas une
partie de plaisir pour un homme qui touche à la
soixantaine. Le rapport qui a suivi cette enquête vient
d'être imprimé et distribué aux principaux fonction-
naires : on en parle, depuis un mois, dans toute la
Sibérie. Cette année, M. Koulomzine se rend dans la
Transbaïkalie pour y étudier certaines questions déli-
cates relatives aux terres occupées par les indigènes
bouriates. Son arrivée est attendue ici depuis long-
temps, et voici quelques jours que, tout le long de la
route, tous ceux qui portent une casquette de fonc-
tionnaire, sont sous les armes : depuis le plus mince
te hinovnik jusqu'aux Gouverneurs et aux Gouverneurs
généraux, depuis le plus aimable jusqu'au plus gros-
sier et au plus hautain, tous les hommes à qui l'État
sert un traitement, attendent avec anxiété la visite
de l'Enquêteur. Ceux qui, d'ordinaire, piétinent les
autres, peuvent être, d'un mot dédaigneux, déclassés,
anéantis... Certes, ils se rattraperont ensuite, comme
se redresse le bouleau courbé par la tempête, mais,
pour l'instant, leurs yeux sont inquiets.
Telle est la situation du personnage que vient
d'amener le train spécial. Je parlerai beaucoup de lui
dans les pages qui vont suivre, mais,' ne m'attachant
LA SIBERIE SOURIANTE 207
à raconter que nos rapports personnels, je tenais, pour
exclure toute idée de familiarité mal venue de ma
part, à marquer la place qu'il occupe dans le monde
russe. En outre, cette place éminente doit, et il me
faut le déclarer tout de suite, ra'interdire les éloges
comme elle m'interdirait les critiques. Je ne tiens pas
plus à passer pour un flagorneur que pour un malo-
tru ; j'espère du moins qu'il se dégagera de mon simple
récit l'impression de ma reconnaissance profonde pour
les procédés dont j'ai été l'objet, et de ma joie en face
d'une des plus belles intelligences que je connaisse
dans le grand moudé russe.
M. Koulomzine est descendu de wagon, et son pre-
mier soin est de m'annoncer qu'il a donné des ordres
pour que ma voiture ne manque pas de chevaux et
puisse voyager avec les siennes. Me voilà délivré
d'une lourde inquiétude, et je suppose que les yeux
gris perçants de Son Excellence en aperçoivent
quelque chose sur ma physionomie. Après une courte
conversation où, avec toutes les nuances que com-
portent nos situations respectives, nous nous obser-
vons mutuellement, plus attentifs l'un et l'autre à
certains détails caractéristiques qu'au vague bavar-
dage un peu gêné, qui s'élève autour de nous dans le
salon, je demande la permission de me retirer, et je
regagne le w^agon que M. Bobienski a bien voulu
mettre à la disposition de son vieil ami Gavril Pétro-
vitch et de moi.
S4 juin, — . Notre train lile doucement dans une
contrée boisée, accidentée, très plaisante à l'œil. Fort
occupé de remettre en ordre mes papiers et mes
bagages, je m'aperçois à peine que nous sommes en
route depuis dix-huit heures, lorsque nous atteignons
208 EN SIBERIE
la petite ville de Kansk. A la gare, tous sont sur pied
pourTarrivée du Général ^^ mais celui-ci, souffrant, ne
peut recevoir personne, et ordonne de faire stopper le
train jusqu'au soir. La foule se disperse à cette nou-
velle. Tout à coup, un ingénieur en grand uniforme
s'approche de moi : « Vous êtes un tel? votre ami est
là? Je vous emmène dîner. » Nous nous voyons alors
saisis, enlevés dans une voiture qui part au grand
galop à travers la poussière. Notre ravisseur est Via-
tcheslaf Andréévitch Bers, ingénieur-chef d'une sec-
lion du chemin de fer, et beau-frère du comte Tolstoï.
La table est servie, nous nous installons en famille,
sans plus d'apparat : n'est-ce pas charmant! Il se
trouve que justement nous avons des relations com-
munes : la comtesse Tolstoï m'avait dit, il y a deux
ans : « Quand vous irez en Sibérie, je vous donnerai
une lettre pour mon frère », et voilà que, sans la
lettre, je rencontre ce jeune frère, ce boute-en-train,
ce délicat et gai et vif amphitryon, en qui je retrouve,
avec l'intelligence de sa sœur, un entrain de méri-
dional qui, positivement, m'enchante. Ce sont des
heures délicieuses de causerie papillotante, de plai-
santeries sans façon, d'intimité à l'improviste.
1. En Russie, et surtout en Sibérie, on donne le nom de
Général à tout civil qui a le titre d'Excellence : M. Koulomzine
est, lui, Haute Excellence : il a donc doublement droit à cette
appellation, et on la lui prodigue; je m'en servirai, çà et là,
pour la commodité du récit. Je rappelle en outre que les Russes
n'emploient pas le mot monsieur : on désigne donc là-bas
M. Koulomzine par les mots : le Général ou Anatole Nicolaévitch.
Si l'on s'adresse à lui, on dit, selon le degré d'intimité : Ana-"
tôle Nicolaévitch, ou bien : Votre Haute Excellence (Vaché
Vouisokoprévoskhoditielstvo). Enfin, les Russes n'ont pas de par-
ticule nobiliaire. Je ne l'emploie jamais quand je parle d'eux
en français. Je ne dis pas plus M. de Koulomzine, que M. de
Méjéninof, M. de Bobienski ou M. de Korolenko.
Ma cochère (p. igj)
1
LA SIBÉRIE SOURIANTE 209
A Kansk s'arrête la partie de la voie fercée qui est
ouverte à Texploitation régulière. Mais les rails sont
posés encore au delà sur une distance de 100 kilo-
mètres, et M. Koulomzine a exprimé le désir d'utiliser
son wagon sur ce parcours. A partir de cet endroit,
c'est par gracieuseté, et aux risques et périls des
voyageurs, que le transport s'effectue par voie ferrée.
On conçoit l'inquiétude du personnel quand il s'agit
de piloter un grand personnage, dans un long et
lourd wagon, sur une voie non ballastée, non essayée,
dangereuse à tous égards, aux tournants comme sur
les remblais. Mais on ne saurait résister à son désir.
Un train nouveau est donc formé : il se compose du
grand wagon spécial, des wagons de deux ingénieurs
de la section, et de quelques wagons de marchan-
dises dans lesquels on laisse s'entasser, pêle-mêle avec
leurs bagages, des « bourgeois » et des moujiks.
Le soir venu, nous nous mettons en marche, lente-
ment, lentement, avec des précautions infinies. Les
rails sont tout fraîchement posés : il n'y a pas trace
de ballast, et, sur certains remblais, des tassements
peuvent se produire et nous précipiter d'une hauteur
de plusieurs mètres. La voie serpente entre des tran-
chées, grimpe sans hâte sur la montagne, coupe et
recoupe la route postale, avec laquelle elle semble
jouer. Debout sur la plate-forme du dernier wagon,
avec M. Bobienski, le chef de cette section, qui va
passer la nuit à cette place, de peur d'un accident, je
contemple ces petits rails déjà bossues par l'usage
prématuré qu'on en a fait, ces séries de traverses très
rapprochées, ces remblais faits à la hâte, et si étroits
qu'ils n'ont pas l'air sérieux. Je me crois, par instants,
dans l'Allemagne centrale, sur une petite ligne d'in-
EN SIBÉRIE. *^
âlO ÈlV SIBÉRIE
térèt local qui file entre des bois fleuris : cela éveille
jen moi de vagues souvenirs de Rudolstadt... et cela
n'est rien moins que la grande ligne de Sibérie, que
l'immense ruban ferré qui court d'un monde à l'autre
et coupe en deux l'Asie!
On se rend bien compte, à l'examiner de si. près,
de tout ce qu'il y a de hâtif dans la construction de
cette ligne. On se sent en présence cTun travail éco-
nomique et réduit, fait le plus simplement et le plus
•vite possible.' On devine la hâte fiévreuse qu'ont tous
ces hommes d'arriver au but dans le délai impossible
qu'ils ont accepté dans une heure d'ivresse patrio-
tique. Mettre d'abord bout à bout des rails quel-
conques, puis, revenir sur ses pas, réparer, remplacer,
consolider, telle semble être la consigne : il a du bon,
sans doute, ce hardi mot d'ordre, mais il est si peu
français, et il est si dangereux!
*..Nous glissons toujours dans le silence de la forêt,
et une sorte de tristesse douce m'envahit, à considérer,
aux côtés de l'homme énergique et bon que voici, le
double ruban de fer qui, pied à pied, déflore la taïga
et conquiert l'Asie. Il y a, dans cette simple ligne de
rails parallèles quelque chose de terrible qui ne nous
frappe point dans nos pays, à cause de l'habitude,
rfiais qui, dans ces déserts, se dégage brusquement
de leur contemplation. Cette voie modeste est un ter-
rible et brutal instrument de progrès et d'invasion.
Grâce à elle, arrivent dans les solitudes vierges des
hommes qui, n'ayant subi, avant de les atteindre,
aucune peine, aucune fatigue, aucune terreur, n'ont
pas pour elles le respect qu'avaient même les premiers
envahisseurs. Fiers de leur expérience occidentale, ces
hommes apportent dans la taïga des idées nouvelles,
6- .-
LA SIBÉRIE SOURIANTE 211
des appétits nouveaux : c'est ce qu'ils appellent la
civilisation. Nulle part je n ai senti d'une façon plus
poignante ce .qu'il y a de cruel dans ce beau mot.
Nulle part non plus, je n'ai mieux percé l'hypocrisie
dont nous nous masquons, quand nous parlons de
progrès et de conquête pacifique. La prétendue « con-
quête pacifique d'un pays par la vapeur », c'est l'ap-
plication rigoureuse d'une loi économique, c'est-à-dire
d'une loi méchante, sans égards; c'est la spoliation
réfléchie, impitoyable, monstrueuse, du moins armé
par le plus armé, du plus sobre par le plus afTamé.
Voilà tout ce que 'symbolise à mes yeux ce joujou
d'acier qui serpente à perte de vue par les bois. Certes
les wagons transsibériens ne courent pas le risque de
corrompre l'âme des paysans de ces contrées, que
l'alcool, le vice, et l'exemple funeste d'une population
de criminels, ravagent depuis longtemps; mais, s'ils
leur appoHent un peu de ce bien-être raffiné dont ils
n'avaient que faire, et qu'ils ne désiraient même pas,
ils ne contribueront en rien à l'amélioration de leur
vie morale. Tous les mauvais instincts, tous les vices
qui s'étalent en Sibérie sont connus de nos sociétés ;
en revanche, nous en possédons d'autres que la Si-
bérie, peut-être, ne connaît pas. Voilà ce que nous lui
apporterons sur nos wagons, lorsque nous viendrons
chercher son grain, son bois, sa houille et son or...
' C'est le progrès...
25 juin, — Au matin. La voie court maintenant entre
des bois humides, très clairsemés, criblés de fleurs
éclatantes, el où les moustiques font rage. On ne peut
rester immobile cinq secondes sans être plusieurs fois
piqué. Des ouvriers, qu'on aperçoit par endroits, ont
tous sur la tête une sorte de casque rouge dont la
212 EN SIBÉRIE
visière est un morceau de toile noire, qui sert de
moustiquaire.
Nous voici enfin à Klioutchi, la dernière' station, le
terminus provisoire de la ligne, Tendroit d'où nous
allons définitivement partir en tarentass. Klioutchi
est un centre animé : d'abord, c'est là que s'appro-
visionnent les ouvriers et les employés de toute sorte
qui sont occupés à la pose des rails. En outre, c'est
un grand marché de voitures. Tous les voyageurs
qui arrivent de Test laissent, en effet, ici leur équi-
page, que le chemin de fer remplacera désormais si
heureusement; tous ceux, au contraire, qui viennent
de l'ouest sont contraints de se procurer ici la lourde
machine qui les abritera jsous sa capote de cuir. Or,
Klioutchi et son commerce ou ses commerces, sont
entre les mains d'un individu aimable et roublard,
M. Tchetverka, entrepreneur, fournisseur de fourrage,
de farine, de tout ce que Ton veut. C'esf un petit
homme haut en couleur, très sobre de gestes et très
prodigue de sourires. Il nous conduit, Gavril et moi,
sous un hangar où sont entassés une trentaine de
tarentass de toutes formes, de toutes dimensions, de
toutes conditions. Ces véhicules lui ont été confiés
par leurs propriétaires avec prière de les vendre pour
un prix donné. Comme il prélève sur tous indistincte-
ment la même commission, il ne prend pas la peine de
nous faire l'article. Il nous apprend seulement que ces
honnêtes voitures servent, la nuit, de refuge et d'hôtel
borgne à tous les sans-toit des environs. En effet, la
bougie et les puces, que nous trouvons dans le véhi-
cule n**3i, suffiraient à nous prouver que nous allons,
en l'achetant, déposséder un honnête vagabond, et, qui
sait, peut-être un couple d'amoureux. Mais, en voyage,
ZT'^
LA SIBERIE SOURIANTE 213
on est sans pitié, et nous versons séance tenante dans
la main de M. Tchetverka la somme de 160 roubles
(environ 450 francs) qu'il exige pour nous livrer ce
large tarenlass dont les roues promettent de ne pas
nous abandonner avant Irkoutsk.
Alors, sans perdre une minute, tandis que Ton
transporte du wagon sur une voiture spéciale les
volumineux bagages de M. Koulomzine, nous prépa-
rons, Gavril Pélrovitch et moi, notre lit de route.
Pour y.oyager dans un tarentass à soi, on s'installe
confortablement. La voiture n'a pas de siège : elle est
constituée par une caisse en bois ou en osier, longue
de 2 mètres et plus, et large de 1 m. 20 environ, dans
sa partie postérieure : l'avant se rétrécit et vient se
recourber en une proue large sur laquelle est fixée
une planche où s'assied le cocher. Ajoutons que la
caisse du véhicule est protégée par une capote de cuir
et par un tablier qui s'accroche au faîte de cette
capote, L ensemble est donc celui d'une grande boîte
qui peut être, à l'occasion, presque hermétiquement
dose par-dessus son contenu. Cette caisse est fixée
sur des rondins de bois, longs de quatre mètres et
plus, qui reposent eux-mêmes sur un double système
de roues. Telle est notre calèche 1 Tout au fond de la
caisse, on étale les valises ou les malles, que l'on a
eu soin de choisir très plates, et en cuir résistant.
Lorsque le fond est ainsi surélevé de 0,50 à 0,60 cen-
timètres par une couche de bagages soigneusement
calés et nivelés, on étend sur le tout les vêtements
moçUeux dont on peut disposer : pelisses, pardessus,
en plusieurs épaisseurs, matelas même, si l'on en a
pris avec soi. Cela fait, il ne reste plus qu'à s'étendre
sur cette couche moelleuse, en sç calant la tête, le
.- -J^ . ^.^r-j-.,;,-^,
214 EN SIBÉRIE
dos, les bras, le siège, avec des oreillers de plume.
Une fois installé de la sorte, on peut franchir impuné-
ment dans la rudimentaire voiture, plusieurs milliers
de kilomètres : les roues et les essieux se fatiguent
plus vite que le voyageur. Si j'ajoute que l'on se
trouve on ne peut mieux dans un tarentass sibérien
préparé de la sorte, j'aurai l'air de me permettre une
aimable plaisanterie : cependant, c'est l'exacte vérité.
Étendu sur une couche moelleuse, on peut, sans
fatigue aucune, r^er ou dormir. Le seul ennui est de
se réveiller ou même de se lever aux relais pour payer
les chevaux que l'on quitte, et pour s'en procurer d'au-
tres. Cet ennui n'est pas mince. On ne saurait croire,
à distance, combien est énervante cette'lutte, repétée
toutes les deux ou trois heures, contre l'apathie ou la
cupidité des maîtres de poste. En temps ordinaire, on
en souffre beaucoup; mais, par cet afflux inusité de
voyageurs, se procurer des chevaux est une véritable
torture, si l'on n'est pas un millionnaire ou un grand
personnage. A certaines stations, des familles entières
attendent leur tour depuis dix, vingt, quarante-huit
heures, et, grâce aux mille expédients déshonnêtes
inventés par les maîtres de poste pour les berner,
les pauvres gens voient passer, d'heure en heure, sous
leurs yeux, des attelages qu'on leur refuse. Ce sont là
les dernières convulsions du service des chevaux de
poste, que le chemin de fer, dans quelques mois, aura
tué sans rémission.
Nous partons à un train modéré, en une file
espacée de quatre équipages : d'abord le Général,
puis ses bagages, puis sa suite, enfin GavHl Pétro-
vitch et moi. Il nous faut bien quinze cents mètres
de développement, pour ne pas rouler dans la pous-
LA SIBÉRIE SOURIANTE 215
sière les uns des autres. -Aux relais, des chevaux
nous attendent, et, en quatre minutes, l'échange est
fait; nous repartons alors, si Ton ne décide pas de
prendre du thé ou de déjeuner.
Après quelques heures de route, nous traversons
sur un bac la rivière Biriouza, et, parvenus sur une
sorte d'îlot que nous parcourons à pied tandis que
Ton opère le transbordement des tarentass, nous aper-
cevons une députation qui s'avance au-devant de Son
Excellence. Ce sont des fonctionnaires du district :
ils attendent là en grand uniforme, par la chaleur
écrasante, depuis onze heures d'horloge. Ils se sont
baignés deux ou trois fois, ils ont bavardé, fait des
gambades : le Général n'arrivait toujours pas! Enfin,
vers le milieu de l'après-midi, une grande poussière
a annoncé sa venue : on s'est rhabillé, rajusté, épous-
seté, raidi. Le malheur veut que celui d'entre eux
qui est le plus élevé en grade soit affligé d'une rage
de dents. A la vue de notre cortège, ce pauvre homme
enlève prestement sa mentonnière, et, comme il est
forcé de prendre la parole au nom des autres, il
domine héroïquement sa douleur. Tandis qu'on lui
pose des questions, je vois sa langue, douloureuse-
ment, mais stoïquement, rouler quelque chose sous
sa joue; mais il tient bon, il est beau de correction.
Je lui dois d'intéressants renseignements sur l'orga-
nisaticoi de la corvée pour l'entretien de la grande
route de Sibérie, du tract,
M. Koulomzine a décidé de ne pas voyager la nuit;
le trajet sera plus long ainsi; mais, pour ma part, j'en
suis heureux, car j'observerai mieux les détails de
la route. Nous campons dans une maison de poste.
Gavril Pétrovitch et moi nous étendons tout bonne-
216 EN SIBERIE
menl sur des couvertures, à même le plancher, et
nous sommes imités par un des fonctionnaires de
tout à rheure, Alexandre Nikéforovitch, qui s*est
joint au cortège pour servir, jusqu'à Irkoutsk, de cicé-
rone au Général. C'est un homme d'une trentaine
d'années, trapu, bronzé, à l'air fort intelligent et
sympathique.
^6 juin. — Après un bain vivifiant pris dans les
eaux de la Biriouza glacée, nous partons dans le matin
clair. Nous partons, et, le long du tract, c'est un per-
pétuel éblouissement. Des fleurs innombrables se
pressent, se marient, se confondent dans les quarante
mètres de forêt défrichée qui sont ménagés aux deux
bords du chemin. J'aperçois des tapis de larges bou-
tons d'or, des pissenlits triomphants, au bord du
fossé, puis, plus loin, une sorte de fuchsia bleu avec
le bord de la clochette délicatement frangé de blanc,
du muguet blanc et rose, des fleurs blanches, jaunes,
orangées que je ne connais pas, et qui sont déli-
cieuses. Puis, surtout, sur le talus du double fossé,
s'épanouit infatigablement le discret sourire de
l'églantine rose; ici, des fleurs étalant largement
leurs pétales pudiques autour de leur cœur pâle ; là,
un ébourifl'ement de boutons rosés qui vont s'ou-
vrir.
La persistance de cette floraison d'églantines est
telle que le cœur en est touché, et que, au heu d'y voir
une simple grâce de juin, j'y associe involontairement
le souvenir de tous les malheureux que, depuis un
siècle, cette grande route a vus passer, de tous les
malheureux pour qui cet épanouissement de la rose
sauvage a été la dernière, la fugitive consolation, —
et, en même temps, la définitive flèche de regret, — ^
I.A SIBERIE SOURIANTE 217
avant que les portes de Tinfecte prison se soient
refermées derrière eux...
Le grand tract sibérien offre à peu près la même
largeur qu'une de nos routes départementales. Grâce
à l'initiative de deux exilés politiques, on s'est rais, il
y a vingt ou trente ans, à l'entretenir avec suite et
avec méthode; les péages, dont la somme s'élève à
80 copecs (environ 2 fr. 25) entre Tomsk et Irltoutsk,
sont affectés à cette dépense. Le fond de la route n'a
pas la même solidité que chez nous, mais il est, en
général, assez uni. Durant Tété, on remplit les
ornières avec des pierres cassées que les véhicules
enfoncent eux-mêmes par leur passage. En outre,
certaines parties sont refaites à neuf, et, dans plu-
sieurs villages, j'ai vu des rouleaux. Assurément, sur
une route aussi fréquentée, les plaies sont nombreuses
et la poussière est inévitable; mais il faut avouer
que, malgré ces inconvénients, peu de routes russes
sont comparables au tract sibérien. Lorsque la voie
principale est détériorée, ou bien encombrée par le
cailloutis, on s'esquive sur les bas côtés : je me
demande ainsi parfois à qui sera réservée la pénible
tâche de frayer le tract caillouté, lorsque les voies
latérales seront coupées d'ornières et engluées de
boue.
Sur le t7'act voyagent perpétuellement, jour et
nuit, les équipages de la poste, les véhicules des
voyageurs, et les interminables files des charrettes :
par trente, par cinquante, par soixante, elles s'en vont
lentement, au pas résigné de leur petit cheval, avec
leurs conducteurs jamais pressés, jamais lassés, qui
dorment à la grâce de Dieu, se reposent quand man-
gent leurs chevaux, sous le soleil, la pluie ou le froid,
218 EN SIBERIE
et surveillent sans relâche les 25 pouds (400 kilog.) de
marchatidises qui sont confiés à leur garde, et dont
leur cautionnement répond. Lorsque nous rencon-
trons une de ces longues files empoussiérées, je me
rappelle le mot de Gavrilka, mon cocher du Canal :
— Ah! bàrine, que je voudrais aller avec vous,
voyager! Je ne crains ni le froid ni la faim !
— Qu'en sais-tu?
— J'ai fait comme cocher (iémchik) la route de
Tomsk à Kiakhta, aller et retour : c'est tout dire.
Partout, sur les bords de la route, on aperçoit de
grands mélèzes morts et debout. On s'étonne d'abord
de voir ainsi dépérir l'arbre magnifique. En réalité,
ce sont les paysans qui le tuent : le bois du mélèze
sibérien est si dur qu'il faut un travail sérieux pour
l'abattre : or, les Sibériens n'aiment pas le travail.
Aussi, lorsqu'ils veulent défricher un coin de forêt,
ont-ils soin d'enlever à la base des mélèzes un anneau
d'écorce; bientôt, l'arbre royal meurt de l'infime
blessure, et les hivers le désagrègent, si le feu n'en a
pas eu raison. Il y a dans cette façon d'assassiner le
géant des forêts quelque chose de bas qui ne s'ac-
corde peut-être que trop bien avec le caractère des
paysans logés dans les villages du tract.,.
Nous filons toujours, grimpant ou descendant des
pentes vertigineuses, infatigablement. Au loin, des
cimes bleuissent; partout, des forêts s.e dessinent,
mais ce n'est plus l'jmage de la taïga inviolée qui
accompagnait mon voyage du Canal. A tout instant,
nous rencontrons la voie du chemin de fer; elle se
tient toujours près de la route, ne s'en* écartant que
pour éviter les pentes trop brusques. La substructure
en est à peu près terminée; des ponts de bois provi:
LA SIBÉRIE SOURIANTE 219
soires permettront d'attendre les ponts métalliques
qui seront livrés dans cinq ans (?) ; des piles de tra-
verses sont toutes prêtes, et sur le remblai de la voie,
la luxuriante végétation sibérienne a déjà installé ses
verdures et ses fleurs. Çà et là, des gares sont cons-
truites. On n'attend plus que les rails, les petits rails
monotones, insignifiants en apparence, mais qui vont,
comme d'un coup de baguette enchanteur, animer
toute cette contrée qui sommeillait...
Un accident à la roue d'un de nos véhicules nous
force à nous arrêter dans un village, où, à notre
grande joie, nous sommes atteints par une pluie vivi-
fiante. Une bonne occasion pour faire connaissance
avec quelques paysans et prendre des notes sur les
ressources d'un grand village. Il s'y trouve une
maisdn (Tétape ; je retiens deux choses de la visite que
j'y ai faite : d'abord, l'odeur, l'infection spéciale,
célèbre, des maisons d'étape^ où se mêlent les senteurs
de l'humidité, de la sueur, des baquets de nécessité,
de la respiration, du renfermé, de la saleté. Une
horreur inoubliable! Et puis, la vue d'une jeune fille
assez jolie, ma foi, mais au regard si affreusement
cynique, que j'en ai frissonné.
Nous partons enfin, sous la pluie battante, et
bientôt, éclate en face de nous un superbe orage qui
éclaire au loin les montagnes et la vallée. Les éclairs
lointains, énormes, prennent des formes bizarres et
se prolongent par une aveuglante phosphorescence
qui illumine le grandiose paysage où nous courons.
C'est un spectacle de toute beauté, au milieu de ces
gorges sauvages, de ces bois sombres, de cette route
aux tournants imprévus. Tout se calme enfin. Voici
au loin des lumières; nous traversons un village
220 ÏN SIBÉRIE .
énorme, très bien bâti : la banlieue de Nijné-Oudinsk,
puis un bac nous transporte dans la ville, où un dîner
a été préparé pouf M. Koulomzine, qui nous y invite.
Dîner bien servi, domestiques empressés, une bonne
chambre et une mauvaise nuit.
27 juin, -^ Je n'ai guère le temps, ce matin,
d'explorer Nijné-Oûdinsk. J« vois seulement que
rOuda, ulie rivière très rapide et très claire, sépare
de la vrftîe ville constituée par la banlieue {sloboda)^
la ville des fonctionnaires, où nous nous trouvons; j'ai,
cette nuit, constaté que la rivière n'avait pas arrêté
l'invasion de la vermine. J'ai été bien puni d'avoir
accepté un lit, et Ton ne m'y reprendra plus!
La route se continue en pleine montagne; l'un de
mes cochers m'affirme que le blé ne mûrit paç tous
les ans dans ce district, où l'on observe parfois,
durant les nuits qui succèdent aux plus chaudes jour-
nées d'été, un abaissement de température qui
parfois va jusqu'au-dessous de zéro. Pourtant, il fait
en ce moment une chaleur accablante. La floraison
des revers boisés qui bordent la voie semble avoir
pris un caractère un peu différent de celui de la
plaine de la Biriouza. Je vois apparaître pour la pre-
mière fois de grands lis jaunes et des orchidées
splendides, roses et rouges, grosses comme des œufs
de poule, et qu'on admirerait à la vitrine d'un fleu-
riste. Tout le jour, persiste cette impression déli-
cieuse : la profusion des fleurs semble augmenter à
mesure que nous nous enfonçons dans l'Asie, et
celte découverte inattendue me paraît de plus en plus
touchante.
La journée se passe à courir sans arrêts par d'im-
menses solitudes vallonnées, dans une chaleur cui-
Pr
P
»r9r>'
I.A SIBÉRIE SOURIANTE 221
•
santé, sous les brûlures du soleil qui nous rôtit la
peau, et, à nos faces cramoisies, gagnées aux coups
de soleil et à la réverbération des jours derniers,
ajoute encore des teintes sombres. Nous parvenons
vers le soir au grand bourg de Toulouna, le but que
le chemin de fer doit atteindre à la fin de cette saison.
C'est une agglomération cossue qui compte 6 000 habi-
tants ; on y voit de belles maisons de brique, des rues
dignes d'une ville, une animation qui surprend et fait
plaisir. Toulouna est, en effet, un centre commercial
de grande importance, et, lorsque le Transsibérien
y sera parvenu, il est probable qu'elle détrônera
quelque jour Irkoutsk, ainsi que Krivochokovo, la
ville champignon, détrônera Tomsk au point de vue
des affaires.
28 juin, — La route serait peut-être monotone
sans les fleurs : mais, de temps à autre, une de nos
voitures s'arrête, et, en une minute ou deux, l'un de
nous ramasse un gros bouquet multicolore; c^est une
joie saine, un sourire de consolation, sous la chaleur
accablante. Voici quelques chariots d'émigrants :
nous nous arrêtons pour questionner les hommes. Ils
viennent de la Petite Russie, du gouvernement de
Poltava; gênés par le manque de terre, et par des
difficultés de toute sorte, ils s'en vont rejoindre un
groupe de leurs parents étabHs sur l'Amour. Leurs
charrettes sont couvertes de bâches blanches; les
hommes, qui marchent pieds nus, sont coiffés de
vastes chapeaux de paille. Peu à peu, ils s'enhardis-
sent et nous content par le menu les tribulations que
leur a fait subir le propriétaire terrien, leur voisin;
ils parlent des amendes qui pleuvaient sur eux s'ils
marchaient sur sa terre, ou si leurs pigeons s'abat-
i "T".
222 EN SIBÉRIE
laienl sur son champ. Lassée enfin d'une patience
inefficace, ils ont vendu tout ce qu'ils possédaient, et
ils sont partis à la grâce daDieu, sachant bien qu'ils
arriveraient trop tard là-bas, sur le versant du Paci-
fique, pour tenter des semailles cette année, mais
comptant sur l'aide de leurs parents installés à cette
place. Ils avancent de trente à trente-cinq kilomètres
par jour, et ils auront ainsi parcouru à pied, durant
la belle saison, six ou sept mille kilomètres! On leur
offre tout près d'ici des terres avantageuses , mais ils
préfèrent parcourir encore 2o00 kilomètres, pour re-
trouver leurs amis; on insiste : en têtus Petits Rus-
siens, ils secouent la tête et n'écoutent rien.
Je passe, dans l'après-midi, dans la voiture du
zasiâdatièle (officier de police) qui précède M. Kou-
lomzine pour préparer les relais et faire ranger les
files de charrettes qui encombrent la route. C'est un
brave homme, un peu timide. Il m'avoue qu'il est
accablé de travail, avec ses multiples fonctions de
juge d'instruction, de juge, d'administrateur, de po-
licier, et de guide des grands personnages qui traver-
sent la contrée. Ce qu'il ne me dit pas, le pauvre
homme, c'est que son traitement est dérisoire, et que,
pour pouvoir payer son uniforme, nourrir ses chevaux
d'ordonnance, entretenir sa famille et instruire ses
enfants, il est obligé, sans doute, comme ses collègues,
de ne pas fermer la main aux offrandes de ses admi-
nistrés. Cela, tout le monde le sait bien en Sibérie;
mais on se dit probablement, en haut lieu, que, si
l'on doublait les traitements des officiers de police,
on ne les empêcherait pas de tendre la main, et qu'il
vaut mieux, dès lors, choisir, entre deux maux, le
plus économique. Cela est triste.
iT ^:'
^f w
LA SIBÉRIE SOURIANTE 223
J'ai parcouru également un relais dans le tarentass
d'Alexandre Nikéforovitch dont les allures franches,
la conversation animée et la grande connaissance du
pays m'avaient séduit dès la première heure. Il offre
un exemple frappant de ces existences russes ou sibé-
riennes que les accidents de la vie ont bouleversées,
et qui scsont trouvées par là remplies d'expériences
curieuses, et mûries de bonne heure, sans rien perdre
de leur enthousiasme. Natif d'Irkoutsk, il continua
son instruction à l'institut agronomique de Varsovie.
Mais, peu de temps avant la fin de ses études, il en
était exclu pour une gaminerie d'étudiant. Sans res-
sources, il se mit à apprendre à Pensa le métier de
mécanicien, et obtint son brevet : « J'ai, me dit-il,
conduit des locomotives» » Un beau jour, cependant,
saisi sans doute par le mal du pays, il donna sa démis-
sion, revint en Sibérie, et se mit à défricher un grand
espace de terre, une zaïmka. Il se maria alors à une
femme qui savait le comprendre, et il fit prospérer
sa culture. Malheureusement, une grave maladie le
contraignit à revendre sa terre, et il finit par accepter
un poste de confiance auprès du Gouverneur gé-
néral.
C'est, assurément, un des hommes les plus intéres-
sants que j'aie rencontrés dans ce pays; non qu'il
fasse le moindre effort pour me paraître tel, car il se
tient plutôt sur la réserve, mais parce qu'il a du pays
une connaissance précise, et qu'il parle sans détours,
avec une pointe de malice qui ne me déplaît pas.
Certes, pas plus de lui que d'Un autre Russe, je ne
saurais dire ce qu'il a tout au fond de l'âme; mais du
moins, j'ai pour lui une vive sympathie. Je vois en
outre avec plaisir que, bien qu'indépendant par sa
^^- .----- ^.- - - .^ ._^,_^ TT,;-
224 EN SIBERIE
situation, il n^abuse pas de cet avantage, mais en use
seulement pour se faire respecter.
Tandis que nous causons, nous voyons surgir de
la plaine une sorte de bourgade élégante et toute
neuve : c'est une gare avec ses dépendances; on
n'y attend plus que la pose des rails, le person-
nel et les voyageurs; pour le moment, pas un être
humain n'y est visible : l'effet en est étrange, inquié-
tant.
Nous pénétrons enfin dans la petite ville de Zima,
dont l'aspect est riant, au bout de la steppe poussié-
reuse que nous venons de traverser. Cette fois, c'est
l'ingénieur du pont du chemin de fer, M. Maievski,
qui a l'honneur de recevoir chez lui le grand person-
nage que nous accompagnons. Il occupe un premier
étage dont les fenêtres s'ouvrent sur les délicieuses
verdures qui bordent l'Aka, une rivière limpide, pro-
fonde et glacée, qui passe en bruissant au pied de la
maison, et qui dégage une fraîcheur vivifiante. Dans
les appartements, meublés avec un vrai goût euro-
péen, nous retrouvons la civilisation que notre course
par les bois et par les villages nous a déjà fait perdre
de vue, et le contraste est si piquant entre nos vête-
ments de route et l'élégance de la table servie, qu'une
sorte d'épanouissement intérieur succède aux senti-
ments affairés des jours passés. En reprenant contact
à l'improviste avec notre vie normale de Pétersbourg
ou de Paris, nous laissons, comme malgré nous, la
conversation prendre un tour particulier, un tour
léger, plaisant, mondain. Des mots jaillissent d'un
bout à l'autre de la grande table, et, pour ma « légè-
reté » française, comme peut-être aussi pour la
dignité du Général, c'est un repos charmant, une
LA SIBÉRIE SOURIANTE 225
oasis de gaîté paisible, au milieu de raffairement de
notre travail respectif.
La municipalité avait retenu des appartements
pour la suite de M. Koulomzine; je suis invité à en
profiter avec Gavril Pétrovitch et Alexandre Nikéfo-
rovitch. La bonne nuit simple! Nous sommes tous
trois rompus aux habitudes de la route, et d'un
commun accord, nous refusons les lits que l'on nous
offre. Nous préférons nous étendre par terre, au beau
milieu du salon, côte à côte, comme des soldats. Le
domestique qui nous sert doit bien comprendre les
raisons de notre modestie Spartiate !
£9 juin, — J'ai passé la journée dans la voiture d'un
nouvel officier de police. C'est un homme bien mis,
élégant, aux yeux doux; une figure sympathique, un
peu lassée, abandonnée; au reste, un charmant inter-
locuteur. J'ai oublié son nom, mais son type moral
me restera fixé. Il a beaucoup lu, en dépit de ses écra-
santes fonctions, il s'intéresse aux grandes questions
qui agitent le monde russe, et, sur plusieurs d'entre
elles, il a une opinion ferme. En revanche, il n'aime
pas la Sibérie, avec son peuple ivrogne qui vole per-
pétuellement et qui s'entretue après boire; la Sibérie,
qui semble bien être pour lui la maison du crime, la
contrée méchante aux longs hivers. Il doit être sin-
cère, car j'ai entendu des gens dignes de foi louer
hautement sa droiture et sa probité...
D'ordinaire, la voiture de l'officier de police précède
d'un petit quart d'heure celle de M. Koulomzine : il
faut, en effet, avertir le village, préparer le relais, éviter
les attroupements d'hommes et les encombrements
de charrettes, que sais-je encore? Cependant, tout î\
l'heure, nous étions partis en retard, précédant de
EN SIDéniE. 15
226 EN SIBÉRIE
trois minutes à peine la grande voiture : en outre,
nos quatre chevaux étaient mauvais, et le cocher, un
Bouriate borgne, était pire encore. A chaque tour-
nant franchi, il nous semblait entendre derrière naus
le galop de Tattelage que nous devions annoncer.
Nous pressions le cocher, et le cocher secouait ses
.chevaux! La course dura plus de deux heures : nous
avions fini ^ar gagner deux kilomètres peut-être, et
il fallait, durant le court répit de cette avance, faire
mettre le couvert et faire servir le déjeuner commandé
par dépêche. Enfin, voici le village, une de ces énormes
agglomérations sibériennes étalées aux deux bords
de la route, sur quatre ou cinq kilomètres : nous arri-
vons ventre à terre, au grand bruit de nos clochettes.
Personne dans la rue très large : par cette chaleur
intolérable, tous les paysans so;it à Tombre. Tout à
coup, un homme se détache des maisons pour tra-
verser la route : il court comme sans nous voir, il
passedevant nous, juste au moment où nous sommes
sur lui. Il nous aperçoit alors, il lève les- bras, veut
fuir, se retourne : il est trop tard! « Stoî, stoil » (arrête,
arrête), crions-nous au cocher arc-bouté sur ses rênes.
Mais les chevaux sont trop lancés; l'homme, un ins-
tant, se débat devant eux, puis tombe et disparaît :
nous sommBs passés... Il faut soixante mètres encore
pour arrêter l'énorme voiture. Je laisse mon compa-
gnon à son office et je cours en arrière pour ramasser
rhomme. Il n'est plus sur la route : il me semble
même voir sa silhouette rouge disparaître dans une
maison. J'accours : « Où est-il? — Ici, bârine », répon-
dent des paysans. L'homme, à ma vue, se sauve dans
une autre pièce où je le rejoins enfin. Je suis, je pense,
aussi pâle que lui. En me voyant arriver près de lui,
LA SIBÉKIE SOURIANTE 227
l'homme, un grand diable en chemise rouge, tombe à
genoux, et, joignant les mains, s'écrie : « Pardonnez-
moi, bârine, je ne l'ai pas fait exprès I »
Et il tremble.
— Tais-toi I Qui te fait des reproches? Voyons, aâ-tu
mal? Déshabille-toi.
— Non! non! je n'ai rien! Pardonnez-moi^ bârine!
— Imbécile, déshabille-toi, te dis-je!
Il obéit enfin. Ses plaies se réduisent à quelques
écorchures superficielles aux coudes et à un genou.
S'élant trouvé entre le troisième et le quatrième cheval
de flèche, il a miraculeusement échappé au lourd
véhicule qui l'eût broyé. Je respire. L'homme se con-
sole et s'esquive. C'était le cocher qui devait conduire
le Général. En l'honneur de cette circonstance, il
s'était enivré et s'était endormi contre un mur : au
bruit de nos clochettes, il s'était éveillé en sursaut et
avait voulu traverser la rue pour courir à son atte-
lage...
30 juin. — Nous traversons ce matin l'Angara, car
il a été décidé que nous ferions un crochet pour
visiter la prison d'Alexandrovsk. La splendide rivière
présente ici, près de Malla, une largeur d'environ un
kilomètre : elle coule, limpide, rapide et glacée,
entre des rives escarpées que couronnent des bois;
le "paysage est admirable et nouveau pour mes yeux
accoutumés aux fleuves boueux rencontrés jusqu'à
présent. Pour nous traverser, les mariniers remontent
au cordeau leurs longues barques, à plus d'un kilo-
mètre en amont du point de débarquement, puis ils
saisissent leurs avirons et nous passent en biais, uti-
lisant la formidable dérive que leur impose le cou-
rant.
. J-
228 EN SIBERIE
La prison d'Alexandrovsk est aux bagnes ordi-
naires ce qu'une ferme-école est à une exploitation
villageoise. C'est un bagne-école^ un bibelot sculpté,
que Ton montre avec complaisance, et qui, en réalité,
est fort beau. Il serait téméraire, sans doute, d'en tirer
la moindre conclusion sur les autres bagnes sibériens;
je me garderai donc de le faire : la question, d'ailleurs,
n'est pas de ma compétence, et la Sibérie vivante
m'intéresse infiniment plus que la Sibérie qui meurt
derrière les colossales palissades des prisons. Il faut
louer, du moins, fût-ce à titre d'exception, l'exem-
plaire propreté qui règne dans les chambrées qu'on
nous fait voir; sans doute, tout cela se ressent de la
visite prochaine du Ministre de la Justice; mais, à
certains détails, on reconnaît de très heureuses inno-
vations. Les fers, par exemple, ne sont pas employés
ici — peut-être parce qu'Alexandrovsk n'est qu'un
purgatoire du crime, où l'on n'accepte pas les forçats
impénitents. En outre, les prisonniers sont assortis
par âge et par crime : on évite de mettre ensemble
des jeunes gens et des hommes faits, des faussaires
et des assassins. Pour les Orientaux, il existe une salle
spéciale : en faire partie est la récompense enviée
d'une bonne conduite : on les voit là, Tatars, Kirghizes,
Tcherkesses, aux visages bronzés, aux yeux blancs.
Ailleurs, voici l'infirmerie, un véritable modèle d'aéra-
tion méthodique; voici des ateliers, une école. Le
bagne d'Alexandrovsk a ceci de particulier qu'il est
dirigé par un homme intelligent et bon. C'est un
exilé politique venu en Sibérie il ya quarante ans.
Persuadé qu'on peut obtenir par la justice et la fer-
meté bien plus de résultats que par une aveugle sévé-
rité, il songe plutôt à améliorer ses hommes qu'à les
.■SVP'
LA SIBÉRIE SOURIANTE 229
punir. Ses ateliers, non seulement sont un heureux
ferment de relèvement moral, mais encore, procurent
des bénëfices. J'ai donc emporté de ce bagne une
impression douce et calmante. Toutefois, on m'y a fait
un certain nombre d'affirmations dont j'ai reconnu
l'inexactitude par une enquête personnelle et en par-
courant un livre publié à Irkoutsk. Cela m'a fâché.
Mais, pourquoi, aussi, suis-je si sensible à une affir-
mation erronée, moi qui counais la Sibérie! Est-ce
mon amour-propre qui se révolte à me voir ainsi pris
pour un naïf; est-ce plutôt mon habitude de la fran-
chise européenne qui me fait éprouver un malaise
devant ces grosses roueries? Je ne sais trop *.
Un cocher à figure épanouie, qui me promène à
travers le bourg habité surtout par des libérés, me
raconte qu'il expie, par douze ans de bagne, le meurtre
de sa femme surprise par lui avec un jeune homme :
« J'avais un peu bu, explique-t-il, je n'étais plus
maître de moi, je l'ai tuée. » Voici un portier qui, lui,
est innocent de tout crime. Dans son village, on avait
lynché un paysan voleur de chevaux : il fallait que la
justice trouvât, sinon le coupable, du moins un cou-
1. On nous montra 231 délenus. H y en avait 100, ce matin-là,
ce qui est peu, puisque la prison a été construite pour en con-
tenir 1000 normalement. Pourquoi, cependant, me dit-on, qu'il
n'y avait plus personne, alors que je n'avais vu que le tiers de
la population? En outre, je demande : « Vous avez parfois une
grande pressé? — Jamais! » répond l'inspecteur avec un sourire :
or, quelqu'un de la maison m'avait dit auparavant : « Nous avons
parfois ici jusqu'à trois mille hommes. » En outre, le livre auquel
je fais allusion : Desoiplion des mœurs de la population du
gouvernement d^lrkouls/c, parle d'effrayantes accumulations de
détenus, p. 157 et 1d9. Le fait est donc indéniable. Ce sont des
détails sans importance, dira-t-on. — Soit, mais pourquoi me
faire tant de menues cachotteries, à moi qui ne demande qu'à
admirer ce bagne modèle, et qui l'admire malgré tout!
•230 EN SIBERIE
pable; le conseil du village se réunit, et notre homme
^ s offrit à se charger du crime, à condition que la com-
munauté prît soin de sa famille et lui donnât, è lui,
cent roubles (300 fr.) pour la route! Le -directeur,
rinspecteur, tout le monde, s'accorde à louer le carac-
tère et la conduite de ce forçat volontaire. Ne
^mesure-t-on pas là, pourtant, la distance qui sépare
de la nôtre une flexible civilisation comme celle-ci,
OÙ un paysan passe au bagne par misère ou insou-
ciance, mais volontairement, et, surtout, y reste tel,
aussi honnête qu'il était dans la vie ordinaire, où,
sans effort d'ailleurs, il rentrera, une fois son temps
accompli!...
Vers le soir, enfin, parti en avant, dans mon impa-
tience d'arriver, j'aperçois tout à coup, du haut d'une
montagne boisée qui domine la plaine, les délicieuses
bordures d'Irkoutsk, la ville blanche. Cette impres-
sion de blanc sur l'horizon, au crépuscule de juin,
est délicate et charmante. Il faut encore une grande
heure de descente vertigineuse, 'puis de course dans la
poussière, pour atteindre les premières maisQns des
faubourgs; voici maintenant des rues droites, des
maisons de belle apparence : mon tarentass s'arrête
en face de l'hôtel où mon ami m'a précédé.
Irkoutsk-la-Blanche.
J" juillet, — Il y a un mois et demi que j'ai quitté
Tomsk, et depuis ce jour, je n'ai guère cessé de
flotter ou de rouler vers Test. J'ai cueilli de merveil-
leuses impressions et réuni des notes importantes :
je crois bien, maintenant, tenir ma Sibérie occidentale.
Mais, avant de m'engager plus avant, et d'aborder la
Sibérie transbaïkalienne et amourienne, il me semble
bon de faire station à Irkoutsk pour me reposer,
et surtout pour m*initier aux questions nouvelles que
je vais étudier sur place : l'or, le thé, les rapports
russo-chinois, l'émigration officielle dans la province
du Littoral. D'abord, je lirai à loisir le paquet de let-
tres qui m'attendait : c'est, on le croira sans peîne,
une joie douce que de recevoir une liasse de corres-
pondances vieilles, il est vrai, de plus de deux mois,
pour la plupart, mais qui vous apportent un écho du
pays. C'est le repos moral dans le repos physique,
c'est le retour nécessaire aux préoccupations natio;
nales, bien mesquines parfois, mais utiles, cependant,
à qui ne veut pas se laisser envahir, annihiler par
une civilisation étrangère.
232 EN' SIDKHIK
Je suis installé à TlKilel que l'on cor
le premier de la ville, l'hùlel Ueko. Ver
y sont maîtres. On m'a donné, au prem
très vaste chambre avec deux alcôve
i'uiic pour le lit, l'autre pour le vestiairt
je paye deux roubles et demi (exacte
par jour. Les deux énormes fenêtres d
rue : si, par miracle, je parviens à en
pénètre chez moi des Ilots de poussière
de chambre se garde bien d'essuyer. Il
ou bien suffoquer de chaleur, ou bien é
poussière. Les fenêtres n'ont ni volet,, ...
opaques, el, durant plusieurs heures, le soleil y
donne en plein. Les meubles sont boiteux, sales,
tachés d'encre el de graisse, el pour comble, telle-
ment remplis de vermine, qu'il suffit, pour se débar-
rasser d'un importun, de le faire asseoir dix minutes
sur ccrlain fauteuil ou sur le sofa.
Pour toilette, je possède l'instrument ordinaire des
familles pauvres en Russie : un vase en cuivre percé
à sa partie inférieure d'un orifice où passe une tige
terminée par une boule. La boule s'adapte à l'orilicc
et empêche — ou à peu près — l'eau de s'écouler
lorsque l'appareil est au repos. Mais, si l'on vient à
soulever la boule en la renfonçant dans le vase, l'eau
trouve un passage, el s'écoule comme elle peut le
long de la lige. Pour se laver, la manœuvre est simple :
on commence par les mains. Soulevant discrètement
la tige, on utilise le lilel d'eau qui s'écoule pour faire
mous.ser le savon. L'eau salie retombe où elle peut,
le plus généralement, d'ailleurs, dans un bassin de
cuivre, large el plat, d'où elle rejaillit à loisir. Les
mains une fois lavées, on les joint en forme d'écuelle.
— '-T
IRKOUTSK-LA-BLANCHE 233
et on les présente au filet d'eau qui coule le long de
la tige soulevée; on les porte ensuite vivement à sa
figure. On recommence, selon l'humeur, deux ou trois
fois ce manège. Il ne reste plus alors qu'à s'essuyer
les mains et le visage avec une serviette. C'est écono-
mique et rapide. Tel est l'instrument que j'ai à ma
disposition : j'en sais, d'ailleurs, l'usage depuis bien
des années, et ne m'en trouve pas trop incommodé.
En face du vestiaire-toilette, se trouve le réduit
tendu de rideaux, où est installé mon lit. Sur ces
rideaux, on voit, avec un peu d'attention, caracoler
des punaises. Le lit est en fer — fort heureusement I
La muraille est nue; le crépi en a été peint d'une
teinte bleuâtre : çà et là, des trous y font tache noire :
on reconnaît la trace de la bougie homicide dont un
de mes prédécesseurs a poursuivi les insectes dans
ce3 retraites profondes. En outre, les voyageurs qui
m'ont précédé dans cette belle chambre ne se sont
pas gênés pour cracher sur le mur, tandis qu'ils étaient
au lit, ou pour se moucher dans la même direction.
C'est abominable. Vous vous demandez comment je
puis dormir dans ce taudis? Je prends soin, chaque
soir, de semer autour de mon lit une petite barrière
d'insecticide, et de me coucher dans de la poudre à
punaises : je trouve encore, cependant, le matin, des
hôtes imprévus nichés dans les replis de mon drap...
Et l'hôtel Deko est le premier d'Irkoutsk!... Et j'y
vais passer un mois!... Et je trouverai, à mon retour
en France, des gens au teint fleuri pour me dire :
« Ah! comme vous êtes heureux de voyager! »...
Trkoutskest la résidence du Gouverneur général de
la Sibérie orientale, un des trois vice-rois de la colonie.
•234 EN SIBERIE
C'est le général Gorémykine qui remplit actuelle-
ment ces fonctions. C'est un soldat, dans se& qualités
comme dans ses défauts : il est, s'accorde-t-on à'dire,
à la fois, rude et bon. 11 adore la paperasserie, est
capable de colères terribles, et de sensiblerie à la
Sterne. On cite de lui plusieurs traits d'arbitraire,
mais, d'un commun accord, tous ceux qui l'appro-
chent ou le connaissent de longue date, apprécient
en lui une nature honnête et droite. On l'a vu sou-
tenir par pitié des fonctionnaires qui avaient failli;
mais on ne dit pas qu'il ait jamais sciemment perdu un
honnête homme. Il a, dit-on, refusé de laisser établir
ici une blanchisserie à vapeur, mais c'était par crainte
de ruiner « ces pauvres blanchisseuses ». Il me reste
de tous ces on-dit et d'autres renseignements, d'ail-
leurs plus sérieux, l'impression d'un brave homme,
un peu brusque et excessivement formaliste. J'ai
diautant plus de liberté pour faire cet éloge, que je
n'ai causé avec le général que trois minutes environ,
et d'une façon beaucoup plus officielle que cordiale.
2 juillet. — J'ai déjà fait ici des connaissances, et j'ai
accepté un déjeuner chez Piolre Pétrovitch, un jeune
fonctionnaire de haute intelligence, que, depuis l'an
dernier, on m'avait recommandé de voir à Irkoutsk.
Nous avons beaucoup causé de l'émigration, et peu
à peu, j'ai compris quel genre de questions nouvelles
ce problème soulevait en cette contrée envahie par la
forêt vierge ou occupée par des colons bouriates.
Quinze cents kilomètres, en ce pays, ne semblent pas
une longue distance; pourtant, ils mettent entre deux
villes comme Tomsk et Irkoutsk une différence extrê-
mement sensible. Non seulement le caractère du sol
se mocfifie, mais surtout, les conditions de la vie
IRKOUTSK-LA-BLANCHE 23r)
«
deviennent tout autres, et il faut quelque effort d'at-
tention pour saisir nettement cette transformation.
A Irkoutsk, nous nous trouvons sur le bord extrême
de 'la Sibérie russe. Toute la région située au delà
n'est guère exploitée que temporairement par les cher-
cheurs d'or, et est surtout colonisée par des étrangers,
des paysans d'origine mongole, des Bouriates. Durant
tout le voyage à travers la Sibérie, on avance paral-
lèlen^ent à la frontière chinoise ; mais nulle part encore
je n'avais vu comme ici le& traces d'unç pénétration
jaune. Voilà précisément ce qui complique l'étude
sérieuse de ce bizarre chaos de races qu'est l'Asie
russe. Les touristes n'y voient qu'une exposition variée
de types curieux : moujiks, Kirghizes, Ostiaks, Toun-
gouzes, Bouriates, Chinois, Japonais, Ghiliaks, etc. ;
ils passent sans s'y attarder. Mais, pour qui rêverait
autre chose qu'une description superficielle, que -de
problèmes, insolubles pour la plupart, présenterait
ce kaléidoscope de races!. Du moins, pour ne pas
s'égarer ici, faut-il un plan net; j'ai résolu, pour ma
part, d'étudier quelque chose de l'infiltration slave
dans cette partie de l'Asie que Ton croit à tort, chez
nous, déserte et morte. Il me faut donc ici, d'une part
résumer les observations que j'ai recueillies depuis
l'Oural, et d'autre part, m'armer de renseignements
sur les allogènes que je vais, dans la suite de mon
voyage, rencontrer à chaque pas, mêlés au flot mon-
tant de l'émigration russe. Un mois suffira-t-il à ce
travail ?. . .
Ce soir, le bruit s'est répandu que l'on a, en cours
de route, volé au Ministre de la Justice, qui vient ici
pour inaugurer le nouveau code, une malle contenant,
entre autres effets, son grand uniforme chamarré d'or.
236 EN SIBÉRIE
Le cas est amusant : si cela pouvait seulement servir
de leçon et apprendre à un grand personnage que les
routes ne sont pas sûres ici pour les modestes voya-
geurs!
• 3 juillet. — Je vais faire visite, sur la rive gauche
de r Angara, dans la verte banlieue de Glascovsr, à un
jeune homme, M. Pétrof, fort au courant des ques-
tions qui m'intéressent. C'est samedi, aujourd'hui, et
dans toute la ville, c'est comme un flux lent de femmes
et d'hommes armés de petits balais en bouleau, et
chargés de paquets . A mesure que mon fiacre
approche du coude de la rivière, les passants
deviennent plus nombreux; me voici enfin devant la
maison blanche des Bains, et jd vois qu'elle est le
centre de tout ce mouvement de fourmilière. Sur un
banc, devant une des portes, un chapelet de moujiks
et de soldats, décrassés à neuf, les cheveux un peu
humides encore, devisent et rient. Qu'ils ont l'air
heureux, dans ce pays, après la lessive hebdomadaire
du corps!
Un pont de bateaux relie à Irkoutsk le faubourg de
Glascow, où sont logées les villas, et où le chemin de
fer va passer. L'Angara, transparente et rapide, roule
au bord de la berge montagneuse, et forme un cou-
rant d'air si froid qu'on est forcé de se couvrir ou de
se boutonner en traversant le pont.
M. Pétrof est un tout jeune homme aux yeux noirs
très vifs, aux traits fins, au profil romain. Il est —
c'est une trouvaille pour moi ! — un vrai Sibérien de
Sibérie. Que d'anecdotes il a recueillies, que d'expé-
rience il a pu amasser durant ses courses et ses sta-
tions dans les villages ! A la veille de la grande enquête
territoriale à laquelle M. Koulomzine va procéder
IRKOUTSK-L A-BLANCHE 237
dans la Transbaïkalie, pour tâcher de faire une place
aux colons russes parmi les envahissants Bouriates,
M. Pétrof me montre, d'un côté la résignation assez
facile des paysans sibériens détenteurs du sol, devant
les empiétements des colons, et d'autre part, la téna-
cité rusée des Bouriates : ceux-ci sont toujours prêts
à soutenir leurs droits par la discussion, par le procès :
ils n'occupent pas un lopin de terre sans prétendre
avoir des actes qui les y autorisent.
4 juillet, — Quelqu'un me parlait des difficultés
d'application de la loi forestière. Jadis les paysans
coupaient le bois à leur fantaisie, et saccageaient les
forêts. Une fois la loi protectrice promulguée, ils se
trouvèrent aux prises avec les forestiers, qui ne mon-
trèrent pas toujours le tact désirable. Pour couper du
bois dans la forêt prochaine, il fallait venir chercher
un billet à Irkoutsk : le voyage était trop long parfois.
C'est ainsi que tel village fut réduit à se chauffer avec
le bois de ses ponts, faute de pouvoir, à temps, faire
les démarches exigées par l'administration. Cela, sans
doute, explique certains de ces incendies de forêts
dont les paysans, par vengeance, se rendent coupa-
bles. Cela montre aussi que la Russie flexible est
parfois aussi malheureuse dans l'application des lois
nouvelles, que l'est quotidiennement notre pauvre
chère France routinière et administrative...
Quand un voyageur pénètre à Irkoutsk, il a sûre-
ment en poche l'adresse de Dmitri Ivanovitch Per-
chine, l'homme le plus affable, le plus obligeant, le
plus accueillant et le plus modeste de toute la Sibérie.
Nous avons, ce matin, lui et moi, fait connaissance à
son bureau des contributions indirectes. C'est un gros
homme qui, du premier coup d'œil, vous apparaît
•238 EN SIBERIE
comme pétri de bonté. Il m'accueille fraternellement,
il m'enveloppe de sa conversation allègre et amu-
sante, de ses avis précieux (c'est à lui que je dois le
choix d'une partie de mon itinéraire ultérieur) ; en un
mot, il me conquiert. Aussitôt qu'il est libre, il m'em-
mène visiter le très beau Musée historique et ethno-
graphique que possède la Société de géographie *. Il
est lui-môme mongolisant, aussi se trouve-t-il mieux
que personne en état de me faire apprécier les collec-
tions ethnographiques bouriales ou mongoles que
possède le Musée. Il m'explique en détailles rapports
du bouddhisme et du lamaïsme, et me décrit, en me
montrant les objets du culte, la fameuse cérémonie
du Tsame^ qui a lieu chaque année au temple bouriate
du Lac des Oies. Ensuite, il cède la parole à l'un de
ses collaborateurs, qui me montre des collections
iakoutes : des yourtes en peaux, des 7iarty ou traî-
neaux légers qui permettent aux indigènes du cercle
polaire, de transporter, durant l'été, des fardeaux à la
surface de la toundra^ l'immense marécage, gelé neuf
mois sur douze, qui recouvre tout le nord de l'Asie.
Voici des berceaux que l'on prendrait pour des chaises
de malade ; une petite gouttière, ménagée dans le bois,
permet à la maman de ne pas changer son nourrisson
plus souvent que son mari ne change la litière de ses
botes. Voici des ustensiles de cuisine ; on me décrit
les cent manières de mourir de faim inventées par les
pauvres sauvages, qui cherchent couramment, dans
les feuilles ou dans le liber des arbres, des succédanés
du pain ! Bref, cette visite de plusieurs heures dans
le Musée me fournit mille détails intéressants et m'ins-
1. Le Musée, d'ailleurs, est bien connu des voyageurs français :
telle collection parisienne y a été préparée de toute"^ pièces.
ï
T.TîTï-tfT^'
IRKOUTSK-L A-BLANCHE 23^
pire le désir de revenir souvent examiner par le menu
certaines vitrines.
5 juillet, — Aperçu, en passant dans une rue, cette
suggestive enseigne : « Malles et cercueils, tout faits
et sur commande. »
A Irkoutsk, par Tétouffante chaleur, ce n'est pas,
comme on pourrait croire, le côté de l'ombre que
recherchent les passants, mais le côté abrité du vent,
car la poussière est telle qu'on n'y voit goutte si elle
vous enveloppe.
J'entre, en habit, chez un coiffeur. Pour soustraire
mon frac au douteux contact de ses serviettes imbi-
bées de schampoing, je veux me mettre en bras de che-
mise. Horreur I le patron s'y oppose : w Ne faites pas
cela! monsieur. S'il entrait une dame! » J'oubliais
qu'en Russie, un homme en bras de chemise paraît
beaucoup plus indécent que celui qui laisse flotter
sa chemise sur son pantalon, et découvre le haut de
sa poitrine. J'ai d'ailleurs fait observer à mon coiffeur
que, cinquante mètres au delà de sa boutique, les
, pudibondes Sibériennes voyaient journellement, en
traversant le pont, des messieurs qui se baignent dans
Tappareil le plus paradisiaque. Le patron m'a trouvé
fort inconvenant de discuter ses raisons; j'ai pensé,
une fois de plus, que le sentiment de la pudeur est
chose vraiment relative et toute de définition!
La ville est vid^, endormie sous le soleil qui la
couve; tout le monde est à la campagne. Mais, en
vérité, je n'ai jamais nulle part, fût-ce à Tomsk ou à
Bordeaux, vu autant de flâneurs et de désœuvrés. De
plus, ici, quand on ne travaille pas, on s'enivre. La
populace est d'aspect rébarbatif, antipathique.
J'ai passé l'après-midi avec Dmitri Ivanovitch ; nous
240 EN SIBÉRIE
sommes allés faire une promenade à pied sur la
rive gauche de l'Angara, et nous avons gravi la mon-
tagne. De là-haut, le coup d'œil est féerique : on dis-
tingue tous les détails dans le panorama de la ville
blanche qui sourit aux derniers rayons du couchant.
Voici une église jaunâtre, puis une cathédrale café au
lait, des toits verts et des toits gris, se détachant sur
la blancheur des murailles, et, tout au fond, des mon-
tagnes bleues qui s'étagent dans la brume. Le fleuve
glauque, la divine Angara, semble enserrer amoureu-
sement la ville dans une large boucle, avant d'aller
se perdre aux verdures du lointain. Je ne puis me
lasser de cette merveilleuse contemplation.
d juillet. — Devant moi, quelqu'un racontait la vie
que l'on mène sur les confins de l'Asie, à Sredné-
Kolymsk, le dernier cercle, et le plus terrible, de
l'enfer sibérien. Ce sont surtout des exilés politiques
qui sont envoyés là-bas * : il faut trois mois pour par-
venir de Iakoutsk au village de déportation. Les habi-
tants de Sredné-Kolymsk, au nombre de quatre cents
environ, sont des Cosaques dégénérés, rongés par une
maladie terrible, et par l'ivrognerie, incapables d'ail-
leurs de travail sérieux. Les exilés s'occupent à leur
guise, les uns de poche ou de chasse, d'autres, d'écri-
tures, de lecture, de rêve. Ce désert glacé exerce sur
eux une impression déprimante qui va parfois jusqu'à
la folie. Plusieurs s'abandonnent, comme n'étant plus
du monde, ne se coupent plus ni les cheveux ni la
barbe, et ne se lavent même plus. La poste n'arrive
que trois fois par an : alors, on arrache les sacs, on
les vide sur le plancher, et, fiévreusement, on fait le
1. Le Calendrier sibérien de 1896 fournit de fort intéressants
détails sur cette contrée.
IR KOUTSK-L A-BLANCHE 541
triage des correspondances et des imprimés passés au
crible d'une triple censure. Quatre mois de journaux
à lire! Quelques-uns les dévorent au hasard, nuit et
jour : d'autres, plus rares, les lisent méthodiquement,
dans l'ordre des dates, pour repasser ainsi par les
mômes émotions que les gens de là-bas, de là-bas où
Ton vit...
On parlait aussi de l'évasion tentée, il y a une quin-
zaine d'années, par un écrivain aujourd'hui fort
connu comme romancier et comme ethnographe, et
par quelques compagnons parmi lesquels se trouvait
un Français (?). Ils descendirent en barque la rivière
lana, tributaire de l'Océan Glacial; mais, pendant une
estale, le Français s'égara en chassant, et ses compa-
gnons, qui voulurent l'attendre, furent repris. C'est
à cette époque que l'Américain Melvil, parti à la
recherche de la Jeannette^ se trouva en détresse sur la
côte d'Asie, et, par un indigène, envoya une demande
de secours aux autorités russes. L'autorité, là-bas, est
représentée par un officier de police, Vispravtiîk : or,
Vispravnik ne savait pas l'anglais. Melvil eût été perdu
peut-être, sans un des exilés qui traduisit sa lettre, et
put, avec ses amis, agir sur l'officier de police pour
le déterminer à envoyer des secours. Melvil, sauvé,
vint à Sredné-Kolymsk, et, plus tard,. dans son livre,
décrivit par le menu ce qu'il y avait vu et entendu.
Après avoir manifesté l'étonnement qu'il avait éprouvé
à se voir invité à dîner par des déportés politiques qui
mangeaient sans assiettes et sans couverts, à même
la table et avec leurs doigts, il fit un tel récit de leurs
conversations, que plusieurs d'entre eux virent, de ce
chef, leur peine augmentée de quelques années'...
l. Je ne me porte nullement garant de cette anecdote :
EN SIBÉRIE. 16
■2^^
•242 EN SIBÉRIE
7 juillet. — J'ai fait connaissance avec le maire dlr-
koutsk, Vladimir Platonovitch Soukatchof. C'est un
homme qui use noblement de sa grande fortune, et ne
se lasse pas de contribuer à des fondations généreuses.
Bien des Parisiens connaissent cet élégant Sibérien
du boulevard ; mais bien peu, sans doute, ont visité
la gracieuse villa où il abrite une des rares galeries
de tableaux que possède la Sibérie. Cette galerie a
été pour moi une joyeuse surprise, car lorsqu'on
voyage dans un pays neuf, les émotions d'art sont
rares. La galerie Soukatchof est presque entièrement
russe : c'est la preuve d'un patriotisme que j'apprécie
fort. Elle se compose surtout de paysages, de marines,
et de vues de la Crimée, le pays charmant qui attire
toujours ceux qui, en Russie, délayent des couleurs.
L'impression dominante est celle d'une grande dou-
ceur de touche, de contours volontiers un peu flous,
un peu embrumés, facilitant ces envolées de rêve
auxquelles se livre si souvent l'habitant des grandes
steppes ou de la forêt morne.
Nous visitons ensuite l'école que M. Soukatchof a
construite dans un coin de son parc : c'est une
coquette école de filles, admirablement propre (qua-
lité rare en ce pays), ornée, çà et là, de tableaux, de
dessins et de gravures. Elle peut contenir cent qua-
rante enfants. Celles qui ont terminé leurs classes
y trouvent toujours des livres mis à leur disposition
dans la bibliothèque, et celles qui veulent continuer
leurs applications de couture fine, trouvent là une
d'abord parce que je n'ai pas eu entre les mains le livre de
Melvil, puis parce que je n'ai pu rien contrôler auprès des inté-
ressés. Vraie ou fausse, l'anecdote circule à Irkoutsk : ne fîit-ce
qu'à ce titre, je l'aurais recueillie.
^_— n,-— -,,
-jl-' - — . - --..
IRKOUTSli-LA-BLANCHE 243
salJe et des maîtresses. Comme tout cela est pratique!
On se rend bien compte de l'influence que peut
exercer sur tout un quartier d'une ville occupée de
gains et de plaisirs grossiers, cet essaim de jeunes
filles instruites modestement et pratiquement...
Cet après-midi, j'étais en visite dans une maison
intelligente, et j'y ai pris le thé. L'aimable compa-
gnon qui m'avait amené me montrait, me faisait
valoir, déclarait mon goût pour le thé léger, empê-
chait qu'jôn ne me mît du sucre, se rejouissait de me
voir servir un verre d'eau h peine teintée, et, comme je
protestais en souriant, disant que, décidément, c'était
un peu trop faible, il insistait : « Prenez, prenez, ne
vous gênez pas! » Et il ajoutait, se tournant. vers les
hôtes : « Vous allez devoir : il va boire Rwecpiikouska
(un morceau de sucre aux dents, à la moujik). » Bref,
on rie montre pas plus soigneusement un chien savant.
La maîtresse de la maison, intelligente et gaie, me
regardait comme on regarde un objet rare dans un
musée, et m^interrogeait comme on fait un Papou à
travers les grilles du Jardin d'acclimatation. Elle ne
.pouvait lever les yeux sur moi sans avoir un sourire
un peu inquiet et ce regard interrogateur qui semble
dire aux voisins : « Il ne mord pas, au moins? » — Je
n'ai pas mordu î
8 juillet . — M. Soukatchof est venu me prendre ce
matin pour me conduire à l'École d'Arts et Métiers.
Cette institution a eu des débuts difficiles. Fondée
par initiative privée, avec une subvention de la ville,
elle fut presque entièrement détruite par le grand
incendie de 1879. Après de laborieuses négociations,
rÉtat promit son obole, si les particuliers s'inscri-
vaient pour 130000 roubles. C*est alors que la tante du
V
244 EN SIBÉRIE
maire actuel donna 150000 roubles, et M. Soukatchof
lui-même, 50000 (400000 francs d'une part et 135000
d'autre part); l'École fut reconstruite sur une base
plus large, et complétée peu après par l'adjonction
d'une- classe supérieure faite aux frais du Ministère.
L'Ecole compte, en moyenne, deux cents élèves
répartis en neuf classes : l'âge fixé pour l'admission est
de dix à treize ans. Parmi les quinze ou seize élèves
qui, chaque année, terminent leurs études avec le
diplôme, la moitié environ essaient, au grand déses-
poir du directeur, d'entrer dans un Institut technolo-
gique (Ecole centrale) à Pétersbourg ou à Kharkof :
ils sortent de là ingénieurs, alors qu'à Irkoutsk, ils
n'étaient que techniciens, La Sibérie a besoin des uns
comme des autres, des seconds plus peut-être que des
premiers, car, dans ce pays tout neuf, où l'on se trouve
aux prises avec la nature brutale, l'homme pratique
est plus précieux que le savant. Mais, comment empê-
cher, ici comme ailleurs, la poussée des jeunes gens
vers la haute instruction? Ce que l'on appelle chez
nous la crise du prolétariat intellectuel se retrouve en
somme jusqu'en Sibérie. Comment, en effet, dire à
l'enfant qu'on a instruit : « Tu n'iras pas plus loin!
désormais, tu fermeras Ion esprit à la science pure
pour entrer dans la pratique? »
Je note ce fait assez curieux que, dans cette école
d'Arts et Métiers, fraternisent des enfants nés dans
des conditions très différentes : on voit ici, côte à côte,
les fils d'un Gouverneur général, d'un millionnaire,
d'un simple artisan, et.;, d'un ancien galérien* Aussi
bien les Russes, avec leurs très nombreuses familles,
n'ont-ils pas autant que nous la superstition des
études classiques.
IRKOUTSK-LA-BLANCHE 24b
En somme, on le voit, une telle école est de pre-
mière utilité pour la Sibérie; cependant, l'équilibre
de son budget est difficile à maintenir, et la vente des
travaux des élèves, fort recherchés dans ce pays qui
manque d'artisans, est nécessaire pour qu'on puisse
joindre les deux bouts. On trouve ici la preuve de
l'abandon où l'État avait jusqu'ici laissé la belle
colonie sibérienne. Qu'importait, jadis, aux hommes
de Saint-Pétersbourg, que la ville d'Irkoutsk eût ou
non des ouvriers d'art et de ces « techniciens » dont
elle avait tant besoin pour transformer le riche, mais
rude pays où elle régnait? On y envoyait des con-
damnés, et on en rapportait de l'or : on ne voyait
guère plus loin. Aussi, lorsque la Russie étonnée s'est
aperçue' de la vitalité de la Sibérie, a-t-elle compris
que, de toutes parts, il fallait créer, organiser, soute-
nir des enseignements nouveaux, et qu'elle avait tout
à faire dans ce pays abandonné inhumainement à son
climat de misère et à ses ferments de vice et de crime.
Une transformation de cette sorte ne s'efTectue mal-
heureusement pas en quelques coups de baguette...
m
Je suis monté, cet après-midi, à l'observatoire
magnétique, où j'ai reçu un charmant accueil de M.
et M™'' Voznécensky. Les observatoires du genre de
celui-ci sont d'autant plus curieux à visiter que,
instruits par les Allemands, les Russes apportent à
leur installation un soin méticuleux que nous ne con-
naissons guère en pareil cas. Nos résultats, paraît-il,
sont à peu près aussi bons, et cela me console. Aussi
bien les variations magnétiques ont-elles, en ce point
de la Sibérie, une fréquence et une intensité vrai-
ment surprenantes. La déclinaison locale de l'aiguille
2i6 EN SIBEKIE
aimantée subit des écarts énormes à quelques lieues
(le distance.
Après que nous eûmes contemplé, du haut de la
tourelle, le merveilleux panorama d'Irkoutsk, avec ses
blancheurs éclatant parmi la verdure, et la nappe unie
de l'Angara enflammée par le couchant, tout là-bas,
une dame rappela devant moi ses souvenirs du grand
incendie de 1879 qui a dévoré toute la ville. Le feu
éclata sur plusieurs points à la fois, ce qui semble bien
prouver qu'il avait été allumé volontairement. Gomme
toutes les maisons étaient construites en bois, Tin-
cendie se propagea avec une rapidité inouïe. Les habi-
tants n'eurent que le temps de saisir quelques effets
et de s'enfuir. Par centaines, les familles se réunirent
dans les cimetières, pour camper, en attendant qu'on
pût rentrer dans la ville en cendres. Là, sans- autres
provisions qu'un peu de thé, souffrant de faim et de
froid, navrés de la ruine subite, tous durei;t attendre
que le feu eût consumé le dernier hangar. La situation
de la plupart était affreuse, dans cette ville isolée,
placée si loin des centres de production. Aussi n'a-
t-on pas de peine à comprendre la réaction qui suivit.
Irkoutsk avait été, avant l'incendie, une ville où Ton
faisait la fête, dépensant l'or à pleines mains, buvant
du Champagne à quarante-cinq francs la bouteille,
envoyant à Pétersbourg du linge à blanchir. Après le
sinistre, ce fut pis encore. Un grand nombre de per-
sonnes avaient touché des primes d'assurances; avec
cette rage de jouissance qui succède aux grandes
émotions, on se rua sur les plaisirs. Ce fut, pendant
quelques semaines, dans les rares édifices encore
debout parmi les cendres fumantes, une délirante
orgie.
1
mKOUTSK-LA-BLANCHE 247
Il paraît que, de temps à autre, lorsque la populace
est mécontente du Gouverneur général, ce fonction-
naire reçoit des lettres qui le menacent d'un nouvel
incendie. L'an dernier, même, ces bruits avaient si
bien reçu créance, que plus d'une famille faisait
camper des hommes sur le toit plat de sa maison, avec
des tonneaux pleins d'eau, et que d'autres tenaient,
jour et nuit, des chevaux attelés, pour être prêts à fuir
à la première alerte. Vraie ou fausse, l'anecdote est
bien typique et donne une impression singulièrement
vive de la propagation foudroyante, terrifiante de l'in-
cendie dans ces villes de bois.
9 juillet. — Dès onze heures du matin, je traversais
en habit la ville empoussiérée sous le soleil brûlant,
et, en compagnie du maire qui était venu me prendre
dans sa voiture, j'allais, au delà de l'Ouchakovka,
mince filet d'eau tout grouillant de baigneurs, assister
à la distribution des prix de l'école professionnelle de
Trapeznikof. Cette école a été installée grâce à un
legs vraiment royal fait à la Ville par un de ses plus
généreux millionnaires. Elle n'a pas encore son plein
développement, à cause des procès et des compéti-
tions soulevées par un héritage énorme. Mais, bientôt,
elle sera reconstruite, le litige étant écarté, et pourra
devenir un des centres les plus utiles pour la prépara-
tion méthodique de jeunes ouvriers serruriers, ébé-
nistes, menuisiers, etc. Pour cette année, onze jeunes
gens seulement reçoivent leur diplôme de sortie.
On compte bientôt doubler, tripler ce chiffre, car
les jeunes « sous-maîtres » trouvent à se placer
avantageusement dès que leur apprentissage est ter-
miné.
Nous passons ensuite à l'orphelinat de M"'' Med-
H
248 • EN SIBÉRIE
viednikof. Cette institution, qui fut fondée, il y a une
soixantaine d'années, avec une banque, d'abord très
modeste, destinée à subvenir à ses dépenses, s'est peu
à peu développée, grâce au succès de cette banque,
devenue une des plus importantes de la région.
Aujourd'hui, je ne saurais la comparer qu'à une bril-
lante maison d'éducation française. Les bâtiments
s'élèvent au milieu d'un parc et de jardins potagers. La
propreté la plus stricte, et la plus coquette simplicité
régnent partout, dans les dortoirs, les réfectoires, les
salles d'étude, les salles de travaux manuels, les salles
de récréation, etc. Deux cent cinquante jeunes filles,
en uniforme clair, s'abritent dans cette maison de
campagne (elles ont, en ville, une maison d'hiver), et
tous ces visages gais et frais, penchés sur les cahiel's
ou sur la broderie, produisent une charmante impres-
sion. L'éducation que reçoivent ici les élèves a un
caractère surtout pratique, ainsi qu'il convient à des
femmes : ménage, cuisine,^ couture, broderie, jardi-
nage, tout cela les occupe tour à tour. Le grand prin-
cipe est de les habituer à ne reculer devant aucune
besogne désagréable, à passer, sans transition et sans
humeur, du tambour de la broderie, au balai du gros
nettoyage. L'instruction n'est pas non plus oubliée,
et, lorsque les jeunes filles sortent de l'Institut,
elles sont vraiment accomplies en leur genre... Il fait
grand soleil, il fait bon sous les arbres, au milieu de
cette envolée de robes blanches... et je pose indiscrè-
tement une question : Que deviennent ces jeunes
filles, lorsque leur temps est fini?
— D'abord, un grand nombre se marient.
— Très bien, mais les autres? Elles n'ont pas un
sou dé fortune, puisque c'est la condition d'entrée :
TFT-
IKKOUTSK-LA~BLANCHE 249
elles n ont plus de parents; que vont-elles devenir sur
le pavé de la ville?
— Mon Dieu ! elles entrent en service. Elles soijt
fort recherchées comme domestiques.
— On le serait à moins. Mais, croyez-vous que la
transition ne soit pas cruelle, entre le charmant Ins-
titut et les rudesses d'un service de bonne ou de
femme de chambre? Des maîtres bourrus, souvent
inintelligents, jamais affectueux; la femme revôche,
et, souvent, jalouse d'une domestique plus affinée,
plus adroite qu'elle-même ; le mari aimable à l'occa-
sion, trop aimable môme...
— Sans doute, sans doute. Mais enfin, l'Institut
fait ce qu'il peut-: il fait beaucoup déjà...
Il fait beaucoup, certes, mais ne nous trouvons-
nous pas ici en face d'un des problèmes essentiels de
la charité, celui qui cherche à en déterminer la mesure
et l'à-ppopos? Je me demande si, au lieu d'aider ces
jeunes filles à sortir de la misère et du vice, on ne les
y précipite pas plus sûrement en les déclassant. Je me
demande si la charité, au lieu d'être uniformément
prodigue, ne doit pas être essentiellement relative,
appropriée rigoureusement aux besoins et aux habi-
tudes de ceux qui en sont l'objet. Je me croirais cou-
pable si je prenais un pauvre homme, et, pendant un
mois, le comblais de bonne chère et de bon vin, pour
le laisser ensuite retomber dans la vie. — Et pourquoi,
dira-t-on, les déshérités n'auraient-ils pas droit aux
mêmes jouissances que vous-même? -— Parce que le
bonheur est tout relatif et que c'est augmenter leur
soufïrance que de leur révéler des joies inconnues
d'où, demain, naîtront autant de regrets. De ces
orphelines sans ressources, vous faites des jeunes
•250 EN SIBÉRIE
filles instruites comme si elles devaient entrer de plain-
pied dans des familles riches. Ne feur préparez-vous
pas là un avenir de souffrance et de désillusion?
N'avez-vous pas considéré votre œuvre charitable
comme une broderie que Ton fignole pour elle-même,
sans se préoccuper de savoir si elle pourra servir?
N'avez-vous pas, hélas! justifié ce mot cruel d'un de
mes amis : « Heureusement que nous avons, à Irkoutsk, '
à côté de l'Orphelinat Medviednikof, l'iîospice d'en-
fants trouvés de M'"'' Bazanof... »
Nous avons accepté, pour finir la journée sur cette
rive droite, ombreuse et fraîche, de l'Ouchakovka, de
dîner chez un médecin, Victor Nicolaévitch D., qui
passe ici, à la campagne, les mois d'été. Nombreuse "
famille, des enfants gais et remuants, avec lesquels,
de suite, je noue une camaraderie. Ce sont des bonds,
des courses, des expéditions dans le parc et sur la
mince rivière, des confidences de petits bonshommes,
des espiègleries de petites filles, des caresses d'une
troupe de chiens. Les enfants simples n'ont pas le
sentiment du grotesque : je ne suis donc pas gêné
dans mes ébats par mon habit noir que je porte
depuis le matin. Quel repos, après les visites, les dis-
tributions de prix, les conversations techniques! Je
trouve même là une compatriote, professeur de fran-
çais de tout ce petit monde turbulent : c'est une
femme charmante et calme, adorée de tous, dans la
paix indulgente de ses cheveux gris : je laisse à penser
la joie qu'elle éprouve à parler de France avec un
Français!... Lorsque, le soir, dans la fraîcheur
piquante, après l'extinction d'un grand feu de joie que
les enfants avaient allumé dans le parc, je suis parti
sous le ciel blanc d'étoiles, je me sentais comme
1
IRKOUTSK-LA-BLANCHE 2ol
imprégné de^ce calme simple dont les familles russes
savent si bien faire profiter les étrangers, et dont nous
sommes si friands, nous autres Français, bien que
nous ne sachions guère le répandre sur nos hôtes.
iO juillet. — Victor JNicolaévitch vient me faire
aujourd'hui visite : qu'ils sont charmants, ces Russes
de Sibérie! Vous dînez chez eux : vite, le lendemain
ou le surlendemain, ils viennent vous rendre visite.
Gomme cela fait bien ressortir la grossièreté de notre
coutume de la visite de « digestion » ! Mon hôte d'hier
se réjouit lui aussi, lui millionième, de l'introduction
d'un nouveau régime j udiciaire en Sibérie, et il m'énu-
mère les réformes qu'il en attend comme médecin...
Mais, que vont-ils être, ces juges de qui tout un
peuple espère tant de bienfaits? Ont-ils conscience
d'être les Messies attendus, et de ce qu'il y a de
splendide dans leur rôle de distributeurs de cette jus-
tice dont tout ce peuple a soif? J'en ai vu quelques-
uns, en passant. Les difficultés de la route les ont
exaspérés : ils ont vu passer devant eux de minces
fonctionnaires, des sous-lieutenants, des policiers,
qui ont pris à leur barbe les chevaux des relais ; ils
sont mécontents, désenchantés. Ils viennent, en outre,
de s'apercevoir que, au prix où sont les vivres à
Irkoutsk, leurs traitements seront insuffisants pour
leur permettre de vivre honnêtement. Leur faudra-t-il
donc vendre des acquittements, ou tendre la main,
comme le faisaient avant eux tant de ces policiers qu'ils
remplacent? Conscients, pour la plupart, de la beauté
de leur mission, ils apportaient ici quelques idées
nobles. Voici que la réalité leur apparaît tout autre :
on serait triste avec moins de raisons. Cependant, le
peuple espère en eux; il espère, ce peuple calme, qui
252 EN SIBÉRIE
recourt à la justice contre l'arbitraire, qui, ayant de-
puis si longtemps sous les yeux des exemples de véna-
lité dans les arrêts, rêve encore, cependant, Téquité
absolue, et compte l'obtenir demain! Il espère...
/ / juillet, — M. Perchine racontait aujourd'hui
quelques souvenirs de cette république d'aventuriers
chercheurs d'or, forçats russes échappés, et bandits
chinois, qui s'était formée, il y a dix ou quinze ans, sur
un point delà frontière sibéro-chinoise: la Jeltchoukha.
Le lavage du sable leur fournissait de l'or en quantité
considérable, et le temps se passait pour eux en orgies
de vodka et en nuits occupées à battre les cartes, avec
des tas de sable d'or pour enjeux. A la fin, le Gou-
vernement chinois envoya, à la requête du Gouverne-
ment russe, des soldats contre la « république » : les
chercheui^ d'or furent cernés et criblés de balles ; on
écartela, on empala, on tortura du mieux qu'on put
ceux que l'on prit vivants, et les soldats chinois, fiers
d'un si bel exploit, s'en retournèrent...
i 2 juillet. — Une heure charmante passée à con-
templer l'Angara derrière le monastère. La berge,
très calme, est peuplée de flâneurs et d'ivrognes : au
loin, sur des chantiers, quelques taches rouges qui
remuent : ce sont des ouvriers. L'eau de la rivière est
pure comme celle d'une source, et rappelle certains
petits lacs de Suisse. Elle a des teintes sombre^ qui se
glacent de moires, au-dessus- des remous que forme
le courant terrible. Cette délicieuse eau glacée qui
court si vite avec une puissance incomparable, m'im-
pressionne; je comprends l'affection tendre que lui
vouent ses riverains *.
•
1. L'énorme rivière Angara unit le lac Baïkal à l'Yen isséye :
IRKOUTSK-L A-BLANCHE 283
... Un propriétaire de mines d'or m'a expliqué la
crise que subisseht ici les petites et les moyennes
exploitations. 11 se plaint surtout du manque de capi-
taux et du manque de bras. Les capitaux russes sont
engagés ailleurs qu'en Sibérie, ou bien affluent aux
grandes compagnies ; quant aux ouvriers, c'est l'admi-
nistration du Transsibérien qui les accapare. Les frais
d'extraction du sable aurifère sont tellement considé-
rables que l'on doit abandonner, comme insuffisam-
ment rémunérateurs, des placers qui, dans tout autre
pays, donneraient une fortune. D'ailleurs, comme on
sait, le travail ne dure guère ici que quatre mois et
demi : durant l'hiver, on creuse des galeries, d'où l'on
extrait du sable dont otf essaie chaque jour quelques
échantillons : il faut attendre le dégel printanier pour
en faire le lavage définitif.
En face de ces doléances fort sincères d'un proprié-
taire de mines d'or, j'ai plaisir à noter quelques ren-
seignements que m'a donnés une personne qui con-
naît les mines de fort près. Il est toujours, en effet,
extrêmement difficile de savoir ce qui s'y passe : si
Ton s'adresse aux directeurs, on ne peut s'étonner
d'être trompé; si l'on interroge Vispravnik (officier de
police), il n'a garde de vous renseigner sur des irré-
gularités qui lui rapportent un traitement de
70 000 francs * ; si, enfin, l'on s'adresse aux employés
son cours est long de 1800 kilomètres; à sa naissance, elle est
déjà un cours d'eau imposant où se précipitent les eaux du lac.
1. Exactement 24 000 roubles, qui se répartissent en 6 000 rou-
bles payes par l'Etat et 18 000 payés par les propriétaires de
mines, c'est-à-dire par les administrés de Vispravnik\ Je dois
ajouter d'ailleurs que, en raison du nouveau régime judiciaire,
qui lui enlève l'instruction des affaires criminelles, son traite-
ment officiel et officieux ne s'élèvera plus qu'à 18 500 roubles
(exactement 50 000 francs). C'est encore assez coquet.
254 EN SIBÉRIE
subalternes, ils mentent par crainte d'être découverts.
Ajoutons enfin que les mines d'or sont, le plus souvent,
situées dans des pays perdus que Ton ne peut guère
visiter sans l'assentiment et sans l'aide des proprié-
taires eux-mêmes. Comment alors savoir la vérité? —
On ne la sait pas. Pourtant, il se passe bien des irré-
gularités, bien des horreurs, dans la profondeur de la
tàiga gonflée de pépites. Les ouvriers sont liés par
un contrat qu'ils ne sauraient rompre sous peine de
prison : ils sont réduits à un état de servitude totale.
Nul n'est là pour recevoir leurs réclamations, puisque
tout se ligue contre eux, l'intérêt de leurs patrons et
celui de la police. Mais, d'autre part, il ne faut pas
ajouter foi à toutes leurs doléances : ils sont fort
remuants, exigeants comme des enfants, insouciants
de la parole donnée, incapables de résister seuls à
l'attrait du renouveau qui les appelle dans la taiga
fleurie. Souvent ils volent : quelques-uns commettent
des meurtres. C'est un peuple difficile à tenir, et il
faut se garder de mettre a priori tous les torts sur le
compte des propriétaires de mines, bien que la cupi-
dité de la plupart de ces derniers n'inspire à personne
la moindre confiance ni la moindre sympathie.
On ne saurait, d'ailleurs, imaginer la variété des
moyens qu'inventent les propriétaires pour gagner
sur leurs ouvriers. Il y a bien des lois fort sévères qui
régissent les placers; m^is, au fond de la forêt vierge,
il est aisé de tourner la loi. Voici un exemple entre
cent. Un propriétaire de mines d'or me disait, il y a
deux ou trois mois, ceci : « La loi nous oblige à
fournir à nos ouvriers, pour leur entretien, une quan-
tité déterminée de pain, de viande, dégraisse, etc. Or,
qu'arrivait-il? Les ouvriers, trop grassement nourris^
IRKOUTSK-LA-BLANCHE 255
gaspillaient leur ordinaire et jetaient une partie de ce
pain qui nous coûte si cher là-bas. Nous avons, dans
leur intérêt^ voulu remédier à cette imprévoyance. A
la place des vivres, nous leur en donnons le prix, cal-
culé sur les tarifs officiels affichés dans les boutiques
d'approvisionnement qui entourent la mine. De la
sorte, ils n'achètent plus que le strict nécessaire et ne
gaspillent plus rien. » J'avais ici flairé un mensonge :
le bon patron, soucieux de l'épargne de ses ouvriers,
est trop rare en Sibérie pour qu'on ne se défie pas
tout d'abord. Or, voici en réalité ce qui se passe : les
ouvriers peuvent bien officiellement exiger qu'on leur
vende les vivres au prix du tarif, mais rien ne déter-
mine la qualité des vivres que doit contenir la bou-
tique; c'est donc telle qualité qu'on leur vendrait à
tel prix : par malheur, on n'a plus cette qualité; en
revanche, on en a une autre^ qui est seulement un peu
plus chère : l'ouvrier doit donc prendre ce qu'on lui
offre, et payer plus cher. En outre, les ouvriers, grands
enfants sans volonté, sont incapables de garder l'ar-
gent qui leur est remis d'avance, ou de ménager le
crédit qu'on leur ouvre. Ils dépensent, jusqu'au der-
nier sou et au delà, leur maigre provision, avant de
songer à se nourrir solidement : c'est tout profit pour
le propriétaire, qui possède la boutique en même
temps que la mine, et encaisse d'un côté l'argent qu'il
a dépensé de l'autre. D'ailleurs, si les ouvriers avaient,
dans le cas présent, jeté du pain, ce n'était pas par
insouciance, mais pour protester contre je ne sais
plus quelle mesure arbitraire de leur patron. Autre
exemple. Jadis, les ouvriers n'avaient droit qu'à deux
jours de repos par mois : une loi nouvelle leur en
accorda quatre. Que firent alors les propriétaires? Ils
«-a;
456 EN SIBÉRIE
refusèrent de nourrir leurs hommes durant ces quatre
jours, réalisant, de ce chef, une sérieuse économie,
et imposant des dépenses fort sensibles à ceux que la
loi avait voulu protéger.
On citerait à Tinfini des exemples de cette nature ;
mais on risquerait, en s'y complaisant trop, de ne pas
laisser voir, en regard, les risques et les dépenses
qu'occasionne aux patrons l'extraction de l'or. Sans
doute, en effet, 'il est parmi eux des geijs tarés,
méprisables, usant sans ménagement les forces de
leurs ouvriers; sans doute, il est des propriétaires
pour qui l'exploitation d'un placer n'est qu'un pré-
texte à ouvrii' là-Bas des boutiques où ils écoulent à
dés prix fantastiques tous les manques et tous les
invendus du commerce urbain; mais, en revanche, il
est aussi, parmi eux, des hommes qui exploitent nor-
malement, et, sinon avec une générosité sentimen-
tale, du moins avec sérieux et avec équité, les im-
menses champs d'or de l'Asie septentrionale.
C'est chez un propriétaire de ce dernier type que
vivait l'employé qui me raconta un jour l'anecdote
suivante. On sait que, aux yeux des ouvriers, l'or
trouvé dans la terre appartient à qui le trouve : ils se
font difficilement à l'idée qu'il faut le remettre au
patron : voilà pourquoi les plus honnêtes d'entre eux
volent des pépites quand ils le peuvent : ils ne sont
pas les seuls. Les vols sont perpétuels sur les placers.
Pour éviter la soustraction des pépites trouvées par
les hommes en piochant, l'administration leur alloue
un droit assez élevé, proportionnel au poids brut de
ces pépites. Une caisse spéciale reçoit l'or ainsi re-
cueilli. Or, dans la mine dont je vais parler, les deux
employés chargés de cette petite caisse qui échappe
.jViSL
IRKOUTSK-LA-BLANCHE 257
te
au contrôle officiel de la laverie, avaient laissé s'y
accumuler 23 livres d'or (9 kilog. 407 grammes), au lieu
de le verser, livre par livre, à la caisse centrale. Un
beau jour, tous deux s'absentèrent pour assister à une
fête; le soir, le trésor avait disparu. L'intendant, pré-
venu, accusa ses employés de négligence coupable,
congédia l'un d'entre eux et envoya l'autre servir sur
un placer éloigné. Vers la fin de l'hiver, un homme
vint trouver à la ville, le représentant de la compa-
gnie, et offrit, contre récompense, de faire retrouver
l'or soustrait : on lui promit le tiers prévu par la loi
en pareil cas, et il raconta que le trésor était caché
• ' près de la mine (à 1 000 kilomètres de la ville), dans
le creux d'un arbre fraîchement coupé, où il reposait
dans une enveloppe de cuir et dans une natte. « Le
voleur, ajouta-t-il, est un vieillard qui va, en compa-
gnie de ses deux neveux, faire partie cet hiver d'un
convoi qui transporte là-bas du poisson ; arrivé sur les
lieux, il s'embauchera sur le placer. » A ce moment,
la neige couvrait le sol, on ne pouvait faire de recher-
ches. On attendit le printemps et le convoi de poisson.
Les hommes indiqués arrivèrent et s'embauchèrent
en effet dans l'équipe de la mine désignée d'avance.
On plaça des gardes, on fit des fouilles; mais on
s'apergut alors que le trésor avait disparu du creux
de l'arbre. Était-ce parce que le Cosaque chargé de
la surveillance, était de connivence avec les voleurs?
On né savait. Au bout de quelque temps, le vieil
ouvrier, simulant une maladie, voulut faire régler son
compte. L'intendant lui dit alors : « Tu as raison,
va-t'en au diable, nous.n'avons que faire de voleursl »
Alors, le vieux, d'une voix brisée, s'écrie : « Ainsi,
c'est donc toi qui l'as pris? » Interrogé après cet aveu
EN SIBÉRIE. (7
:2:>8 EN SIBERIE
indirect, il avoua que l'or avait été primitivement volé
par un des employés, qui lavait enterré à un endroit
qu'il désigna (on y retrouva en eflet la boîte). Quel-
ques ouvriers avaient vu l'opération : ils déterrèrent le
trésor et l'enfouirent dans un arbre pour le voler à la
saison prochaine. L'un d'eux, alors, voulant s'assurer
sans peine le tiers légal, dénonça ses complices : il
est probable qu'un troisième larron, plus gourmand
encore, s'empara du trésor avant l'arrivée du convoi
qui amenait les co-partageants.
On devine, à ces anecdotes, que, au fond de la
laiga^ une vie étrange, anormale^ se développe, dans
le conflit des intérêts et des cupidités sauvages. La
surveillance complète est impossible, avec la meil-
leure volonté du monde, et l'on me citait l'exemple
de ce caissier d'une grande compagnie minière, qui
retenait aux ouvriers les centimes, et ne leur payait
leurs gages qu'en chiffres ronds. Qu'importait au
moujik, qui recevait plusieurs centaines ou milliers
de francs, qu'on lui donnât ou non les 10, 20, 30, 50
copecks supplémentaires? Quand l'indélicatesse de
l'employé fut découverte, elle se poursuivait depuis
trois ans et lui rapportait, bon an, mal an , une douzaine
de mille francs !
En outre, il se manifeste, au cours de ce dur
métier, une véritable déviation psychologique de ces
esprits mal équilibrés que sont tant d'ouvriers. Par-
fois, sous l'influence d'une heure d'ennui, d'un
regret, d'un rien^ tel d'entre eux commet un crime.
Un jour, deux ouvriers, marchant en sens inverse, se
heurtèrent : « Je songeais, raconta ensuite le premier ;
je pensais au pays. L'autre me cogne en passant :
inconsciemment, je souris. Il me frappe alors, et
IRKOUtSK-L A-BLANCHE 259
moi, je saisis mon couteau et le lui plonge dans le
ventre. »
Ce qui surtout, au dire des personnes bien au cou-
rant, est fréquent aux mines d'or, c'est le déclasse-
ment. L'extraction et le contact du métal précieux
rendent les ouvriers et les employés inaptes à tout
autre métier : sur les premiers s'exerce directement la
fascination de l'or; quant aux seconds, habitués à être
défrayés de tout, ayant perdu la notion exacte de ce
que vaut l'argent, dans ce milieu où l'on remue des
centaines de mille francs gagnés sans peine, ils
deviennent incapables, de leur aveu même, de se
remettre à une vie régulière où il faut s'observer et
équilibrer son budget. Puis, sans doute, l'amour de
la forêt vierge se développe chez les uns comme chez
les autres : qu'y a-t-il, en effet, de plus séduisant
pour une de ces âmes slaves, indécises et inquiètes du
plus loin, que le sourire printanier de la tàigal Aussi
dit-on couramment en Sibérie, et c'est une amère
vérité : « Quiconque a touché aux placers y retour-
nera : c'est un homme perdu pour la charrue. »
i4 juillet, -^ C'est aujourd'hui, par un grand
soleil, que le Ministre de la Justice, M. Mouraviof, a
inauguré le nouveau code qui va régir la Sibérie;
Toute la ville officielle était en mouvement depuis le
matin. Que d'uniformes, grand Dieul La salle des
fêtes était trop petite pour tout ce monde. Sur ces
uniformes, il y a en général trop d'or, et, de plus, on
sent trop que ceux qui les ont revêtus ne sont pas
habitués à leurs entournures. Il manque à toutes ces
tenues, un peu de cachet. Beaucoup de dames : la
plupart, hélas! sont en blanc, plusieurs avec des robes
â traîne. Le blanc ne va guère aux grosses personnes
""^
260 EN SIBÉRIE
qui approchent de la quarantaine, et il y a beaucoup
de grosses personnes dans ce cas, à Irkoùtsk. On le
devine : bien des maris ont trop joué, et puis, les
bonnes faiseuses sont trop loin...
On commence par des actions de grâces. Le mi-
nistre esquisse de petits signes de croix discrets qui
révèlent le* courtisan; à ses côtés, le Gouverneur
général, raide dans son uniforme, se signe sans
relâche, avec une bonne grosse dévotion, à grands
coups de poing. Si Ton tentait, en Russie, la psy-
chologie du signe de croix, que de découvertes on
y ferait! Les discours commencèrent ensuite. Le
Ministre de la Justice déclara : « Que, jusqu'à pré-
sent, la Sibérie était en proie au régime de Tarbi-
traire, et qu'on y voyait des exemples de révx)Uante
iniquité. » Pour qu'un ministre tienne ce langage, il
faut en vérité que le pays ait bien souffert. M. Mou-
raviof a ajouté que tout allait changer, et, sans par-
tager de tous points sa confiance, j'ai, pourtant, senti
frémir autour de moi, et surtout parmi la foule silen-
cieuse massée en bas sur la place, cette espérance en
la justice vraie qui soulève toute la Sibérie.
i 5 juillet, — La ville a offert au ministre un grand
banquet, et, comme on m'a fait l'honneur de m'y
convier, je suis arrivé, comme l'indiquait ma carte
d'invitation, une heure à l'avance. Presque tous les
convives sont en habit, chose rare, dans ce i>ays où
tous les fonctionnaires civils ont un uniforme. La
salle, très vaste, est ornée de branches de sapins
entremêlées de 'drapeaux tricolores i. L*'atlente est
longue. Le ministre arrive enfln, et passe entre les
1. On sait que le drapeau jaune avec l'aigle est celui du tars.
En Russie, on pavoise bleu, rouge, blanc.
IRKOUTSK-L A-BLANCHE 261
deux longues tables avec des saluts et des poignées
de mains. L'archevêque l'avait précédé, vêtu de sa
soutane en velours (?) bleu, et cette bonne figure de
Monseigneur Tikhon, avec ses cheveux blancs, me
rappelle d'une façon frappante M. Himly, le doyen de
la Faculté des Lettres de Paris. Le rapprochement,
• certes, est imprévu ; mais M. Himly n'a pas gagné à
se revêtir d'une soutane bleue : l'archevêque a une
expression naïve que l'on chercherait en vain dans
lesyeux du malicieux doyen. J'observe le manège des
salutations. Ceux qui connaissent Monseigneur
s'approchent de lui, lui baisent la main, échangent
avec lui trois baisers sur le coin des lèvres, et lui
baisent la main une dernière fois. Gela se fait vite et
proprement. C'est d'un curieux effet.
On sait "que tout dîner russe bien servi commence
. par des hors-d'œuvre , que l'on consomme debout
devant un buffet. Au signal donné, cette foule de
deux cents personnes se précipite dans des salles
adjacentes à celle du banquet, et, dans une cohue
indescriptible, chacun cherche à s'emparer, qui d'une,
sardine, qui d'un morceau de hareng ou d'une tar-
tine de caviar que l'on arrose de vodka. Cela ne peut
.s'appeler rompre la glace : c'est plutôt la briser. Plus
que jamais j'aurais ici souhaité des dames, pour
mettre un peu d'ordre et de tenue dans ces appétits.
' • A table, on ne cause pas entre voisins,' à moins de se
connaître d'avance. Le menu est fort beau, le Cham-
pagne n'est pas épargné, mais, ce que j'apprécie sur-
tout, c'est l'attention de Piotre Pétrovitch, le fin, le
discret ami, qui m'a fait placer à son côté, et me
permet ainsi de passer une bonne soirée.
L'heure des toasts et des discours a sonné enfin :
26*2 EN SIBÉRIE
Dieu ! que d'éloquence! A son tour, le ministre prend
la parole ; quand il vient à prononcer le nom du sou-
verain, il a un élancement, une extase, un ravisse-
ment, un épanouissement de toute sa face illuminée,
uji haussement de toute sa personne ; il en soupire ;
pour un peu, il tomberait en pûmoison. Cela fait très
bien...
Le soir, les rues sont illuminées de lampions :
c'est la première fois qu'à Irkoulsk je puis circuler
sans tàter mon chemin avec une canne î
i 7 juillet, — Irkoutsk, malgré ses voies larges et
ses constructions de bois, est la ville de Sibérie qui
m'a le moins paru avoir le' cachet russe : on y entend,
sur les trottoirs en bois, parler toutes les langues de
l'Europe et une bonne partie des langues de l'Asie. ^
Les Bouriates et les Chinois les plus laids et les plus
invraisemblables peuvent circuler dans les rues sans
faire môme retourner un passant.
Il me semble, en revanche, que l'on observe ici
plus nettement que dans les villes de l'ouest, le type
sibérien ou bien, pour mieux dire, une sorte de type
sibérien. Cela tient sans doute à ce que l'afflux d'une
récente population a été moins rapide que dans les
villes où pénètre déjà le Transsibérien. Les traits
généraux qui me font reconnaître un Sibérien sont
les sourcils froncés, l'air dur, la démarche dandi-
nante, avec un port droit, hardi, et une expression du
visage volontiers effrontée ou ironique. D'ailleurs, je
ne prétends pas établir par là les signes infaillibles
d'un type ethnique. Je ne crois pas me tromper une
fois sur cent quand je désigne un Sibérien natif;
cependant, mes remarques sont tout empiriques. Le
costume des paysans ou des ouvriers est également
IRKOUTSK-L A-BLANCHE 263
typique : la chemise-blouse [roubajka] se porte ici
très longue; elle tombe jusqu'aux genoux, et, au
lieu de la serrer coquettement à la ceinture, comme
font les moujiks russes, les Sibériens la laissent
flotter comme un ample chiffon, par-dessus leurs
larges pantalons à plis : cela est affreux. Comme coif-
fure, ils portent un chapeau de feutre rond, à larges
bords.
Irkoutsk, avec ses 250000 roubles (700000 francs)
de budget, ne possède ni éclairage, ni pavage, ni
canalisation d'eau. Il n'y a, en tout, que 600 lanternes
à pétrole, bien que la ville soit très large et compte
environ 50 000 habitants : encore n'allume-t-on pas,
les soirs de lune et durant les nuits que Ton juge
devoir être courtes. Les rues sont donc des casse-cou,
avant d'être des coupe-gorge. D'ailleurs, la société
intelligente est unanime ici pour déplorer l'ignorance
épaisse d'un certain nombre de gros marchands qui
forment la majorité dans le conseil municipal, et qui
paralysent les efforts des quelques hommes intelli-
gents et généreux qui défendent l'intérêt public.
C'est de haute lutte qu'on a emporté l'autorisation
d'établir sur l'Angara ce pont de bateaux si commode
qui unit la ville à son élégant faubourg de Glascow
et à la grande route de Sibérie. Pour l'éclairage
électrique, pour les tramways, ils ne veulent rien
faire, ces gros conseillers, incapables de s'élever au-
dessus de leurs petits intérêts de marchands, et ter-
rorisés par l'approche de ces instruments de progrès
qui les empêcheront, à bref délai, de faire leurs béné-
fices habituels de 150 à 200 pour 100.
On retrouve ainsi à Irkoutsk quelques vestiges de
l'ancienne Sibérie, ignorante et gavée, que le Trans-
•264 EN SIBÉRIE
sibérien balaye sur son passage. La ville mériterait
mieux : elle est si jolie, si. bien douée de la nature,
si souriante, dans Tamoureux repli dont Tentoure
son fleuve charmant, l'Angara! Pourtant, elle subira
sans doute, lorsque les rails l'atteindront, une rude
concurrence, du côté du grand bourg de Toulouna,
qui commande le marché de la Lena et de la région
des mines d'or.
i 8 piillet, — Je déjeunais, vers midi, au restaurant
de l'hôtel; tous les rideaux baissés, fraîcheur relative,
essaim.de mouches. La dame du buffet, une excel-
lente personne très brune, qui a un peu l'air d'un
homme déguisé, va et vient, et verse aux clients des
petits verres sur son comptoir, tout en fumant sa
cigarette. Un familier de la maison, un géant à l'air
hébété, un corps énorme que secoue de temps à autre
un rire qui ressemble à un hoquet d'éléphant, dévore
son déjeuner, gloutonnement. Devant lui, un mon-
sieur maigre casse une croûte, et, tous deux, très
haut, causent en polonais. Je déjeune, moi aussi, en
lisant un journal russe ouvert devant moi : on m'a
servi une soupe froide, une akrochka^ faite de mor-
ceaux de viande, de concombres et de toutes sortes
de légumes; puis une gelinotte avec une salade à la
crème (oh! tout cela n'est pas fameux !), et un sorbet.
Entre un petit homme que je vois assez souvent ici.
Il est vêtu, car c'est, je crois, dimanche, d'un complet
fait d'une étoffe exactement copiée sur la classique
toile à matelas : ses cheveux gris, qu'il porte longs,
sont peignés à la photographe, et, j'en demajide bien
pardon à la confrérie, il a, en effet, vaguement l'air
d'un photographe, bien qu'il soit en réalité comptable.
Il porte une de ces chemises non empesées qui sont,
1
IRKOUTSK-LA-BLANCHE 2G3
depufs quelques années, à la mode en Russie. Cette
chemise est jaune soufre; elle est munie d'un col
rabattu de dimensions colossales, un vrai col de co-
médie; et les bords de ce col, ainsi que ceux des
manches, sont tuyautés au fer. En guise de cravate,
le petit homme porte une cordelière de laine rose
tendre. Cette apparition est si puissamment drôle que
je ris de joie derrière mon journal : c'est une appari-
tion qu'on jurerait tirée des contes d'Hoffmann; et,
comme pour compléter la vraisemblance, le petit
homme hoffmannesque parle l'allemand...
j20 juillet. — J'ai fait visite à l'inspecteur des prisons
du département d'Irkoulsk, M. Sipiaguine, auquel
j'avais été présenté à Alexandrovsk. Il m'a reçu avec
sa politesse plaisante et son ordinaire affectation de
taquinerie. Il est difficile d'amener à une conversa-
tion sérieuse cet excellent apôtre pénitentiaire qui,
à certains moments, a des larmes dans les yeux quand
il parle de ses chers forçats. îl semble se défier
extrêmement de moi, sans doute parce qu'il a deviné
que je vérifierais dans des publications officielles
quelques chiffres inexacts qu'il m'a donnés. Il a raison,
car j'ai vérifié. Je lis dans les yeux du bon vieillard
ceci : « Vous croyez, vous autres, étrangers, que
nous sommes des barbares et que nous torturons
nos forçats! Eh bien, il ferait beau voir comparer
mon ancien domaine d'Alexandrovsk avec une colonie
pénitentiaire européenne! » En réalité, je n'ai pas
d'idées sur les bagnes sibériens, puisque je n'ai pas
étudié la question; je crois d'ailleurs les Russes
beaucoup plus humains avec leurs forçats qu'on ne
pense-d'ordinaire ; il suffit de lire, pour s'en convaincre,
les Souvenirs de la Maison des Morts. Mais M. Sipia-
266 EN SIBKHIE
guioe no pourrait croire sans doute qu'un étranger,
assez avisé pour discuter des faits non prouvés, soit
capable de dire franchement sa pensée, et il ne croit
pas un mot de mes protestations. Il amène tout natu-
rellement la conversation sur la Nouvelle Calédonie,
et, comme j avoue ne pas la connaître, il me prête
Tarticle qu'un criminaliste russe éminent, M. Driil, a
consacré à notre bagne *.
J'ai lu cet article. Des détails que j'y ai trouvés
sobrement, mais cruellement rapprochés, sans un
mot de blâme ou de louange, il ressort une impres-
sion affreuse. Sous l'apparence d'un compte rendu
impersonnel, c'est une impitoyable condamnation de
notre système pénitentiaire. A-t-on lu cet article, chez
nous, Ta-t-on lu entier, bien traduit? Certes, M. Drill
y donne l'impression d'une parfaite sincérité; mais ce
n'est pas ce qu'il dit qui me fait mal, c'est ce qu'il
laisse entendre, ou plutôt, ce que ses lecteurs russes
ne peuvent manquer de sous-entendre : cette idée
que nous témoignons une cruauté foncière à l'égard
de ceux qui ont failli. C'est si bien d'ailleurs l'opi-
nion russe! Un de mes amis les plus chers ne me
disait-il pas un jour, là-bas : « Chez nous, les femmes
des villages traversés par les forçats vont porter des
vivres à ces « malheureux », comme elles disent; chez
vous, au contraire, du temps de la « chaîne », les
paysans lançaient des injures, et, si c'était possible,
des coups aux forçats qui passaient. » D'où pouvait-il
tenir cet abominable mensonge, que réfutent les sou-
venirs de tous les vieillards qui, chez nous, ont vu
passer la « chaîne »? Je ne sais. En tout cas, c'est
1, Revue dq Ministère de la justice, 1897, en russe.
IHKOUTSK-LA-BLANCHE 267
une impression analogue qui ressort de Tarticle de
M. Drill, et il est bon de ne pas cacher ces choses.
Je le répète, je ne me suis jamais occupé de crimi-
nologie, et je ne suis pas venu en Sibérie pour étu-
dier un système pénitentiaire que je ne pourrais com-
parer avec aucun de ceux des nations européennes.
Voici, cependant, les réflexions qui me sont venues à
la lecture de cet article, et que je communiquerai à
M. Sipiaguine. M. Drill, sans le dire expressément,
montre bien que, pour la majorité des Français, le
criminel est un être à part, un tombé qui ne se relè-
vera plus, et pour qui il n'est guère utile de faire
des frais d'éducation. Notre société moyenne a bien
en effet, ce me semble, une opinion de ce genre. Les
Russes veulent y voir le signe d'une grande dureté
de cœur : ils se trompent. En réalité, cette opinion
que nous avons des forçats tient à deux causes
sociales : d'une part, la spécialisation à outrance de
chacun de nous a pour effet de nous rendre indif-
férents à toutes les classes sociales en dehors de la
nôtre; d'autre part, le degré élevé de notre civilisa-
tion fait que l'homme tombé par le vice ou par le
crime est (ou paraît) beaucoup plus éloigné de
l'homme normal et honnête que ce n'est le cas en
Russie; il est donc (ou paraît) beaucoup plus irré-
médiablement incorrigible. Cela ne veut pas dire
que le niveau de la moralité soit plus élevé en France
qu'il ne l'est en Russie, mais cela signifie que la
dignité morale et que le sentiment de la responsa-
bilité sont infiniment plus développés chez nous, dans
les classes moyennes et profondes, que dans les cou-
ches correspondantes de la société russe. Ce qui
fournit à M. Sipiaguine ce contingent de forçats cor-
C^l^lj-
2G8 EN SIBÉRIE
rigibles dont il est si fier, ce sont surtout les classes
inférieures de la société, les classes rurales ou celles
du petit commerce, qui, restées, faute d'instruction,
très près encore de la nature, commettent souvent
des crimes que, chez nous, elles n'auraient pas
commis. La plupart de ces bons forçats russes que
l'on nous montre avec orgueil, n'auraient pas, chez
nous, commis leur crime, ou bien, tout au moins,
la loi Bérenger ou le jury le leur eussent presque
pardonné : mon cocher d'Alexandrovsk, qui avait
tué sa femme coupable, eût été, en France, acquitté
à l'unanimité.
D'a-utre part, les Russes n'ont-ils pas, eux aussi,
leurs forçats désespérés, leurs récidivistes, leurs bêtes
brutes, contre lesquelles sévissent Sakhaline et les
horreurs du cercle de Kolymsk? Il y a trois ans, on a
exécuté à Irkoutsk huit forçats : étaient-ils donc des
agneaux égarés, ces hommes que, dans un pays qui
n'a plus la peine de mort, sauf en matière politique, on
est cependant obligé de supprimer par la corde, parce
qu'aucune prison n'arrête leurs fureurs? Certes, je
ne défends pas le bagne français que je n'ai jamais
vu, et qui,- probablement (j'ai entière confiance en la
véracité de M. DrilP), est soumis à un dur régime,
mais je soutiens que ceux qui le peuplent ne seraient,
pour la plupart, guère plus amendés par les Russes
qu'ils ne le sont par nous. Je conclus que notre sévé-
rité, qui semble ici à notre honte, ne- prouve rien sur
nos sentiments, et que, tout au contraire, le puissant
4. M. Drill traite aussi durement Sakhaline. Je liens à rendre
lionimage à sa haute impartialité et à rassurer que je ne le
rend* pas responsable de toutes les méchancetés que le public
russe lit volontiers dans les pages qu'il nous a consacrées.
IRROITSK-LV-BLANCHE 2C9
contingent des forçats russes corrigibles prouve Tinfé-
riorité de la culture dans un pays où tant de braves
gens se laissent glisser au crime.
22 juillet. — M. Soukatchof m'a fait visiter un
hôpital d'enfants installé 'dans son voisinage par la
libéralité de M"*® Bazanof. C'est un édifice coquet et
pratique qui abrite en ce moment trente lits, mais
pourrait certainement en contenir bien davantage.
Le caractère qui me semble y dominer, c'est la pro-
preté blanche, et, de plus, la douceur, l'air pas
hôpital. L'aimable directeur, le D'' Goubkine, me fait
visiter les salles en grand détail, et partout, au lieu de
cette impression de boîte à mort que m'ont laissée
tous les hôpitaux français que j'ai vus, je trouve ici
l'impression d'une série de chambres de convales-
cence. Pas d'odeurs, pas de tristesses. En outre, les
enfants disposent d'un arsenal de jouets, on leur
montre la lanterne magique, et de temps à autre, on
monte pour eux une boîte à musique. En ce moment,
la plupart des petits malades jouent dans le jardin,
à l'ombre. Qui donc, chez nous, aurait ainsi l'idée
de dépouiller un hôpital de son air sinistre, pour y
semer la gaîté du sourire et des fleurs? Dans un
pavillon séparé, je vois un petit lépreux avec un
visage hideux où brillent deux bons yeux fidèles. On
voit qu'habitué aux bons traitements, jamais rudoyé
par les médecins ni par les infirmières, il n'a pas
conscience de sa hideur. Cela aussi est touchant.
26 juillet. — Je vais me séparer ici de Gavril Pétro-
vitch avec qui je viens encore, côte à côte, de passer
ce mois à Irkoutsk, à qui je dois, ici comme partout, J
tant de renseignements, d'encouragements, de bons
offices de sympathie affectueuse. Chaque jour, chez
4
.^ -„^^ ^-^ ,.,-, ^^,^,-_, — ,^^^,,.„^^
270 EN SIBERIE
lui OU chez moi, nous avons pris le thé du matin, et,
presque chaque soir, nous nous sommes retrouvés
pour partager, reviser, passer au crible les impres-
sions et les renseignements recueillis. Une telle amitié
m'a fortifié. Aujourd'hui, pourtant, il nous faut nous
séparer : le temps me presse, car j'ai encore à visiter
Kiakhta et des mines d'or, avant d'atteindre le fleuve
Amour. Gavril Pétrovitch m'a procuré un tarentass
léger : deux haridelles y sont attelées, mes bagages
y sont descendus; il est trois heures après midi : il
faut partir. Nous nous reverrons sans doute à Tchita.
De nouveau je suis seul sur la grande route de
Sibérie.
..-' '•*ifti
■^--rv?T*VT'r«7' •
.^^--^- ...
VI
Le royaume du thé.
LÉ LAC BAÏKAL. — KL\KHTA. — LA FRONTIERE
CHINOISE* — UNE MINE D'OR.
Après avoir roulé, durant sept ou huit heures, au
trot résigné de deux chevaux maigres, sur une route
fraîche qui côtoie l'Angara j j'atteignis à la tombée de
la nuit Tendroit où l'immense rivière prend naissance
dans le lac Baïkal. Le chemin, depuis Irkoutsk, avait
été un peu monotone ; mais, lorsque le jour déclina^
le paysage sembla grandir en se parant d'ombre et de
brouillard. Bientôt, devant moi apparurent de mys*-
térieuses montagnes noyées dans une brume que
la lune argentait, et l'eau d'opale, subitement gon^
fiée, sembla reculer vers la gauche jusqu'à l'horizon
vague. C'était le lac Baïkal, « la Mer », comme le
peuple le nomme ici, et j'arrivais sur la grève où
les lames, à peine bercées par une brise insensible,
déferlaient avec un clapotis rude et fréquent, comme
essoufflées. J'eus grand peine à trouver un gîte
pour ma voiture et pour moi; j'y parvins cependant,
et, m'entourant de mes bagages, je m'endormis sur
le plancher d'une chambrette nue, où j'avais allongé
ma pelisse.
.WT-^'
272 EN SIBÉRIE
Le village de Listvinnitchnaya, où je venais d'ar-
river, doit son importance au lac Baïkal; ses habitants
vivent du poisson qu'ils y pochent et des gains que
leur rapporte le passage des voyageurs et des mar-
chandises. C'est en effet ici que l'on s'embarque pour
traverser le lac, et même, depuis quelques années,
c'est ici qu'a été transporté le bureau de douane des-
tiné à molester les voyageurs qui arrivent de l'est. Ce
bureau douanier est assez curieux : au sortir du
grand village, il est embusqué sur un côté de la route,
qu'il barre au moyen d'un arbre mobile. Les voyageurs
qui viennent de traverser le lac sont arrêtés à cet
endroit : ils voient leurs bagages fouillés, retournés,'
bouleversés, par des mains grossières, et ils ont l'in-
signe déplaisir de retrouver, au fond du désert sibé-
rien, cette vilaine formalité douanière qui empoisonne
tant les voyages, et dont savent .si bien se dispenser
les gens qui réellement se livrent à une large contre-
bande. Il va sans dire, en effet, que tous ceux qui ont
intérêt à transporter en Sibérie une charge de thé, de
tabac ou de soieries, se gardent bien de passer ici par
la grande route. Certains se glissent tout simplement,
la nuit, par un sentier qui contourne la douane;
d'autres, et ce sont les plus nombreux, passent en
barque, par les nuits brumeuses, à la barbe des
douaniers qui sont embusqués aux bouches de la
rivière, large, à cet endroit, de cinq ou six cents
mètres. Il est même quelques intrépides qui passent
par des sentiers de montagne; mais, ceux-là sont •
simplement des amateurs de sport, car tant de pré-
cautions sont superflues, et rien n'est, paraît-il, aisé
comme la contrebande par le Baïkal. Comme je tiens
ces détails d'un excellent douanier, on ne pourra
LE ROYAUME DU THÉ 273
soupçonner que je serve d'écho à la vantardise d'un
paysan *.
J'avais une journée à passer au village : je l'ai
employée à diverses excursions. La première me con-
duisit de nouveau sur la route que j'avais suivie la
veille; elle était maintenant éclairée par un soleil
radieux, et je pus jouir enfin de ce merveilleux pay-
sage que la nuit m'avait seulement permis de deviner.
La route côtoie constamment la rive droite de la
rivière, et offre sur la rive gauche, abrupte et boisée,
un coup d'œil admirable : on y reconnaît la voie du
chemin de fer en construction, cette voie mince qui
se faufile, comme un ruban, le long de la pente qu'elle
incise à peine, et qui semble suspendue au-dessus de
la rivière glaciale. Je songe, en la contemplant, aux
futurs voyageurs qui passeront par ici en wagon, et
qui, après avoir vu, sans interruption, défiler sous
leurs yeux les infinis paysages de la steppe, puis la
tàiga robuste, arriveront ici aux Alpes baïkaliennes :
auront- ils encore, après ce long voyage, la force
d'admirer ce sublime horizon?... Car le lac est, en
vérité, l'un des plus beaux que je connaisse au monde.
Ses rives, fort escarpées déjà sur la côte occiden-
tale, où nous sommes, sont constituées à l'est, par
de colossales murailles rocheuses qui tombent à pic
sur ses eaux et ne s'ouvrent que de temps à autre
pour livrer passage à quelque rivière. Au delà de
cette ligne grandiose, se dressent des montagnes
couvertes de neige, dont on voit d'ici scintiller les
pics. Dans l'intervalle, l'eau bleue qui moutonne à
1. Il paraît que le Ministère veut reporter la douane à Kiakhta
ou à Troïtskosavsk : ce serait une faute insigne, car la contre-
bande est encore plus aisée là*bas que sur le Baïkal.
EN SIBÉRIE. lo
ciT ^, —» - r - - ,-7 ^r ■'^JtXTT^'^F^^
^
•274 EN SIBERIE
perle de vue m'a donné, à certains moments, des
impressions analogues à celles de la Méditerranée.
Mais, surtout, à chaque nouveau tournant, et comme
involontairement, mes yeux se reportaient à l'horizon
vaporeux, à celle brumeuse dentelle, à cet ébou-
riCfement grisâtre des montagnes qui, vers Test,
encerclent cette mer intérieure de TAsie.
Jusqu'à l'an dernier, le lac Baikal était mal connu.
Le Gouvernement a envoyé pour l'explorer une expé-
dition hydrographique commandée par un officier de
marine aussi aimable qu'intelligent, Féodor Kirillo-
vitch Drijenko. J'avais eu la bonne fortune de le ren-
contrer à Irkoutsk : aussi mon désappointement fut-il
sensible, lorsque j'appris qu'il n'en était pas revenu,
et dus reconnaître qu'à bord de son vapeur, Ylnno-
kenhj, personne ne pouvait ou ne voulait se mettre à
ma disposition pour compléter les renseignements
dont j'avais besoin. Il y avait là un officier de marine
trop occupé de la récente capture d'un jeune cygne,
pour pouvoir causer sérieusement.
L'expédition hydrographique a d'abord pris pour
tâche de tracer la carte du Lac. On s'est aperçu que
les cartes précédentes, tout en lui conservant ses
contours généraux, le faisaient s'allonger d'environ
trois quarts de degré dans la direction du nord-est.
On a ensuite entrepris des sondages sur différents
points, et, notamment, sur la ligne où passent les
paquebots, entre Listvinnitchnaya et Mouisovaya. Ces
sondages ont révélé l'existence, au fond du lac, d'une
véritable chaîne de montagnes qui se détache brus-
quement de profondeurs énormes, car, en plusieurs
endroits, la sonde est descendue à environ 2000 mè-
tres, sans pouvoir trouver le fond. Cette année,
LE ROYAUME DU THÉ 275
rinnokenty , après une croisière vers le nord, va
explorer la partie méridionale du Baïkal. Il s'agit, en
effet, de savoir si la muraille rocheuse qui forme la
rive, tombe brusquement sur de grands fonds d'eau,
ou bien si, au contraire, elle permet rétablissement,
soit à flanc de rocher, soit sur un remblai, d'une
voie de chemin de fer. On ne sait pas encore de quelle
façon le Transsibérien passera d'Irkoutsk en Trans-
baïkalie. Le plus simple serait de lui faire gagner
directement, depuis Irkoutsk, la pointe méridionale
du lac ; mais ce tracé nécessiterait plusieurs travaux
d'art, des tunnels surtout, dont le coût serait assez
élevé; les ingénieurs de cette ligne semblent d'ail-
leurs vouloir à tout prix éviter la montagne. Un
autre projet consiste à faire passer les trains au tra-
vers du Baïkal au moyen d'un ferry-boat ; mais ,
comme on ne sait pas quel sera le résultat de cette
hardie tentative, on a cru bon de présenter, à tout
hasard, un troisième projet, celui de diriger la ligne
le long de la rive du lac, depuis Listvinnitchnaya jus-
qu'à Mouisovaya. Ce dernier projet, que vont éclairer
les études de l'expédition Drijenko, est celui qui,
certes, présente les plus grandes chances de succès,
si la rive se prête à l'établissement d'une voie.
Le fameux ferry-boat^ dont on a tant parlé, et que la
presse européenne considère déjà comme à peu près
terminé, se construit à trois ou quatre kilomètres de
mon auberge, à l'autre bout du village. Grâce à l'obli-
geante conduite d'un des ingénieurs, j'ai pu en visiter
les chantiers. Tout d'abord, on ne voit qu'un amas
extraordinaire de poutres assemblées sur plusieurs
rangs parallèles. Puis, peu à peu, on découvre dans
la cour des pièces de métal, des ailes d'hélice, des
yi^-
^■WS
276 EN SIBÉRIE
arbresNde couche, et Ton apprend que ces tourelles en
poutres énormes sont la base même du ferry-boat. Ce
bateau qui doit mesurer, si j'ai bonne mémoire, 70 ou
80 mètres de long, sur 26 mètres de large, se cons-
truit en plusieurs sections. Tout l'effort des ingénieurs
porte sur la lutte qu'il faudra soutenir contre l'hiver :
le feiry-boat devra briser la glace, lorsqu'il en sera
besoin, non pas en la fendant au moyen d'une étrave,
mais en l'écrasant par son propre poids. A cet effet,
il contiendra des réservoirs qui, selon les besoins de
la marche, pourront être remplis d'eau ou bien vidés.
Quant à la machine, elle a été commandée en Angle-
terre. Outre les hélices destinées à la propulsion, elle
sera munie de deux hélices latérales disposées per-
pendiculairement à l'axe de la marche. Ces hélices
auront pour but de retirer l'eau de dessous la glace,
tandis que le bateau soulevé fera pression sur cette
môme glace privée de son élastique appui. Je ne sais
si mon explication est très exacte, car je n'ai pas vu
les plans du bateau; je puis dire, du moins, que les
constructeurs ne doutent pas un instant du succès.
Il est bon d'ajouter qu'en Sibérie, ils sont, à ma con-
naissance, les seuls à partager cette confiance. C'est
qu'en etTet le Baïkal est, durant sept mois, emprisonné
sous une énorme croûte de glace. Les défenseurs du
ferry-boat affirment que le chenal sera toujours libre,
en raison du fréquent passage des bateaux porte-
trains. Ils oublient que, si la' glace n'a pas le temps
de se reformer bien épaisse sur ce chenal de trente
mètres, du moins, sous l'influence des vents et de la
dilatation, cette trouée éphémère sera, en quelques
secondes, obstruée par les glaçons avoisinants. Ce
chenal, ni plus ni moins qu'une de ces crevasses qui
a"
LE ROYAt^ME DU THE 27*
sillonnent le lac durant l'hiver^ se bouchera ou s'en-
tr 'ouvrira à l'improviste. Malheur au train qu'une
banquise de plusieurs centaines de kilomètres saisira
dans son colossal étau ! Souhaitons tout au moins
de nous tromper; mais, avant de nous réjouir, atten-
dons les premières expériences...
.28 juillet. — Au matin, je m'installe sur un vapeur
qui doit me transporter sur la rive orientale du lac,
où je remonterai dans ma voiture, qui m'accompagne,
amarrée sur le pont. Le public des premières est fort
peu nombreux : quelques dames, un ingénieur qui
regagne Tchita, et prend plaisir à soutenir dans le
salon des paradoxes opiniâtres, et enfin, un marchand
d'Irkoutsk, avec lequel je cause longuement de ce
pays qu'il connaît bien. Je tiens de lui une anecdote
assez caractéristique. Un jour, deux commerçants de
la ville, les frères X., furent accusés d'avoir com-
mencé, sans l'autorisation légale, à exploiter une
mine d'or. Ils furent condamnés : comme ils se trou-
m
vaient déjà en Sibérie orientale, on ne les exila pas
très loin, mais seulement dans un village perdu,
afin qu'ils ne pussent ni commercer, ni faire ins-
truire leurs enfants. Au bout de deux années, les
pauvres gens obtinrent la permission de rentrer à
Irkoutsk. Ils y vivaient depuis quelques mois, lorsque
le général Gorémykine s'aperçut de leur présence :
il n'en pouvait croire ses yeux. Comment, lui qui
aime tant la paperasserie, il avait pu laisser passer,
et signer sans la lire, une supplique des condamnés?
Non! c'était impossible; il y avait, pensa-t-il, quelque
intrigue sous cette affaire. Qu'eussiez-vous fait à la
place du Gouverneur général? Il avait deux partis
logiques à prendre : ou bien fermer les yeux, ou bien
278 EN SIBÉRIE
faire une enquête et punir, s'il y avait lieu, le fonc-
tionnaire qui l'avait trompé. Le général ne ferma pas
les yeux et ne fît pas d'enquête : il prit un troisième
parti! Admettant, sans discussion, qu'il y avait fraude,
il se garda bien de s'en prendre aux vrais coupables :
il exila de nouveau les malheureux marchands :
« Cela leur apprendra, dit-il, à corrompre mes fonc-
tionnaires! » Où trouver une plus vive peinture de ce
caractère candide et fantasque, très bon au fond,
mais si rude dans la forme? Il est bon d'ajouter que
les frères X. furent acquittés parle Sénat...
L'eau du lac Baïkal, comme celle de l'Angara, est
d'une incroyable transparence. On y voit les cailloux
du fond par quinze mètres d'eau et plus. Cette pureté
de ses eaux a si bien frappé les riverains du lac qu'ils
l'ont enjolivée de légendes : ils affirment que le
Baïkal ne peut supporter aucune impureté, et que,
lorsque, par exemple, un homme ou un animal vient '
à s'y noyer; il rejette bien vite le cadavre sur la rive la
plus prochaine. Pour ma part, l'eau si merveilleuse- *
ment pure, à travers laquelle on ne voit pas un pois-
son \ cette eau glaciale et vierge, ne m'est pas sym-
pathique, elle me semble morte, à moi qui aime
tant la mer.... Pour la troisième ou la quatrième fois,
je dois subir, en contemplant le lac par-dessus le
bordage, l'histoire du « marchand avare ». Le pauvre
homme, ayant payé passage pour sa voiture et ce
qu'elle contenait, refusa de prendre pour lui-même
un billet, affirmant qu'il ne devait rien, à condition
de ne pas quitter son tarentass. La discussion prit
* . ' "
1. Le Baïkal, sans être très poissonneux, alimente cependant
des pêcheries. Uomoule, que l'on y -capture, est fort prisée et
remplace le hareng des zakouskis russes.
•V"
LE ROYAUME DU THÉ 279
un caractère aigre-doux, mais le marchand conserva
le dernier. Or, il arriva par malheur que,, dans un
formidable coup de* roulis, la voiture, mal calée,
glissa dans Teau, et s'y enfonça avec son propriétaire.
Je suppose, entre nous, que c'est la compagnie de
navigation qui fait circuler cette édifiante histoire,
pour effrayer les passagers trop économes I
Sur Tavant du bateau, des prisonniers sont parqués,
gardés par des soldats plus sales qu'eux-mêmes :
.ce sont des forçats que l'on conduit au bagnel Les
hommes ont la moitié de la tête rasée, et les jambes
entravées par les kandaly^ des chaînes qui relient
leurs chevilles à une ceinture de fer. Les femmes
sont libres; mais, comme les hommes, elles portent
la houppelande du bagne, en grossier drap gris, avec
un losange découpé dans le dos, et remplacé par du
drap jaune. Une toute jeune fille est là, jolie en
vérité : quel crime ont donc commis ses yeux qui
semblent maintenant voilés d'indifférence? Une femme
d'un type oriental, une Caucasienne,. qui accompagne
son mari au bagne, pleure silencieusement, en regar-
dant cette « Mer » qui la sépare si bien, pour si long-
temps, de là-bas. Une autre femme soigne avec une
touchante sollicitude ses deux enfants, un garçon et
une fillette de cinq et sept ans tout au plus : elle les
enveloppe dans son châle, car il fait frais, et elle leur
partage un morceau de pain blanc qu'un passager
vient de lui tendre. Une dame lui demande, en mon-
trant les enfants : « Ils suivent leur papa? » Et la
femme répond avec une simplicité grosse de regret
pénitent et résigné : « Non! c'est moi qir*ils suivent»...
Ce spectacle est bien triste.
Longtemps, un épais brouillard nous emprisonne,
1
280 EN SIBÉRIE
mais enfin, il se dissipe et nous permet d'apercevoir
la côte ; nous avons parcouru une soixantaine de
kilomètres, et nous arrivons à la station de Mouiso-
vaya. Sifflets, coups de cloche; enfin nous accostons
la jetée au milieu d'un grand brouhaha de voitures
remuées, de chevaux qui piétinent le bois et font
tinter leurs clochettes, d'hommes qui causent et qui
s'interpellent. Nous sommes en Transbaïkalie, et il
fait très chaud.
Pour me rendre à Kiakhta, j'ai le choix entre deux
routes : l'une suit la vallée de la Sélenga, en contour-
nant la pointe orientale des monts Khamar Dabane
qui la séparent du lac; l'autre s'engage directement
dans la montagne : cette dernière est plus courte et
plus pittoresque; c'est, naturellement, celle que je
choisis. Cette route qu'on appelle le « tract des mar-
chands » a été construite par les marchands de thé
de Kiakhta, désireux de gagner cent ou cent cin-
quante kilomètres en évitant à leurs rouliers le détour
de Verkhné-Oudinsk : elle est charmante, et elle
repose des monotonies de la steppe occidentale. Les
hauteurs entre lesquelles monte la piste poussié-
reuse, sont couvertes de pins, de cèdres et d'arbres
à feuillage ; elles sont extrêmement riches en minerai
de fer, et voici que déjà une usine s'y installe. A nos
côtés roule un gave écumant et joyeux, et les éboulis
de rochers sur lesquels il sautille, les pins accrochés
sur la pente," l'horizon qui, peu à peu, se dégage sur
des lointains violets, tout cela me donne des impres-
sions de vallée pyrénéenne. Nous montons toujours;
la route, patiemment, s'élève le long des cimes en
les contournant, et, malgré l'accablante chaleur,
j'éprouve une surprise joyeuse à me retrouver, si
"y^^
LE ROYAUME DU THÉ 281
loin, comme dans un paysage connu, presque fami-
lier. Le lac, un instant, apparaît, bleu pâle, dans
une buée, puis tout à coup, Teau bondissante, qui
depuis quelque temps nous avait quittés, se montre
de nouveau, et je m'aperçois qu'elle glisse sur un
autre versant. Sur les sommets que la route côtoie,
j'aperçois, à certaines clairières, des buissons où les
passants bouriates ont, en guise de prière, attaché
aux menues brindilles des chiffons multicolores. Une
descente, au soleil déclinant, vers la vallée qui
s'assombrit dans la fraîcheur croissante, une descente
au grand trot, au grand galop, folle par endroits, une
descente délicieuse et grisante, m'amène à la station
d'Oudounga où je me décide à passer la nuit, afin de
ne pas arriver trop tôt chez un riche Bouriate auquel
je dois rendre visite demain. Le maîtrade poste lui-
même me conseille de ne pas m'étendre sur un banc
de sa maison : (^ Il y a tant de vermine, dit-il, que
nous avons failli en perdre notre petit enfant, dont le
corps n'est qu'une plaie! » Reconnaissant du conseil,
je passe la nuit dans ma voiture, ma bonne petite
voiture tapissée de foin.
^9 juillet, — Une journée pénible, occupée à de
lentes pérégrinations, par une atroce chaleur, à tra-
vers des oulousses ou campements bouriates. Ces
rusés indigènes profitent de mon ignorance de la
langue mongole pour me jouer, pour m'exploiter, et
pour modifier contre mon gré mon itinéraire. Ils
conduisent lentement mon tarentass, de village en
village, à travers une longue vallée sans arbres et
sans eau. Aux stations, je pénètre çà et là dans leurs
demeures, et j'y trouve chaque fois, dans la pièce
d'apparat, l'étagère sacrée où reposent les statuettes
•282 EN SIBERIE
des dieux, quelques livres sainls, des amulettes,
et une dizaine de coupes contenant des céréales. Ces
Bouriates me font parfois une sinistre impression.
Je vois encore un vieillard énorme, nii jusqu'à la
ceinture; à mon arrivée, il ricanait sur le pas de sa
porte en causant avec deux ou trois compatriotes
accroupis sur leurs jarrets, et je crus un instant me
trouver en face d'un conciliabule de sauvages.
Le soir enfin, mon tarenlass pénétrait dans une
sorte de vaste plaine entourée de montagnes, et toute
tapissée de plantes aquatiques, comme si elle consti-
tuait le fond d'un lac récemment desséché : bientôt
j'apercevais le fameux lac des Oies, et faisais mon
entrée dans le village sacré qui s'étale sur ses rives
plates.
Le grand prêtre, ou Khairibo lama^ du monastère
bouriate {Dalzane) du lac des Oies, met à la disposi-
tion des visiteurs une grande maison, espèce d'hôtel-
lerie confortable à la russe. Deux aspirants lamas
m'en ouvrent les portes et transportent mes bagages
dans la salle à manger, qui doit me servir de cliambre,
tandis que le salon est réservé au Prince Oukhtomski,
attendu dans quelques heures. Le prince revient de
Chine, où il a porté au Fils du Ciel les présents du
Tsar. A peine installé, je vois entrer chez moi un
lama très obséquieux, très sale et très corpulent : il
parle russe et m'annonce qu'il est envoyé parle grand
prêtre, dont il est le secrétaire, pour régler les détails
de la visite que je dois lui faire demain. L'excellent
homme est bavard : comme, aux frais de son" maître,
on m'offre un dîner précédé de vodka, je lui aban-
donne mon apéritif, et, de suite, nous sommes les
meilleurs amis du monde. Il me donne sur tout^ la
. --> -
LE ROYAUME DU THÉ 283
société de copieux détails, et quand il mè quitte, je
suis au courant de la vie qu'on mène dans la sainte
bourgade.
Le lendemain, levé dès l'aube, je fais toilette, et
j'attends la visite du Chérétoiiï. Le grand prêtre est en
effet absent; malade, il se repose dans un couvent
moins assiégé de visiteurs que n'est celui-ci. C'est le
Chérètoui qui le remplace : or, pour des raisons que.
j'ignore, prpbablement à cause des préparatifs néces-
sités par l'arrivée du prince Oukhlomski^ il préfère
me rendre visite à l'hôtel, plutôt que de me recevoir
dans ses appartements. Vers neuf heures, le cortège
fait son entrée. Le Chérètoui, Baldajiichi Djordjiévitch
Djorjief, est un petit vieux, un peu voûté, au visage
très large, avec un nez écrasé, et des yeux si minces
qu'ils se réduisent à une ligne transversale. De toute
sa petite personne saluante et souriante se dégage une
impression de bonhomie futée. Bien qu'il soit, après
le grand prêtre, le plus haut dignitaire de la confrérie,
je ne distingue guère dans son vêtement les signes
de ses fonctions élevées : il est vêtu, comme tous les
lamas de sa suite, d'une robe en soie jaune où sont
brochées des images du Bouddha. En bandoulière, il
porte, comme eux, une sorte d'écharpe libre en soie
rouge, très longue et très large, drapée comme une
toge : c'est le symbole des vœux monastiques. Il
ignore, ou bien feint d'ignorer le russe, et nous cau-
sons par l'intermédiaire d'un lama qui écorche. misé-
rablement cette langue. La conversation est peu
animée, on le comprend. Nous échangeons des poli-
tesses, des souhaits, quelques questions. Les petits
yeux du Chérètoui observent sur ma figure l'effet de
ses paroles tandis qu'on me les traduit, et, dans ce
3»)4' EN SIBKHI
regard souriant et inquisiteur
ne sais trop ce qui domine le
moquerie ou l'astuce. J'ohtien
de visiter les curiosités du tem
rons après avoir échangé det
une pièce légère d'argenterie r
grande écharpc en soie bleue
images du Bouddha, et une pc
de Çakia-Mouni. Nous som
l'autre.
Le temple, que je m'empres!
fice en bois, constitué par troi
vont en diminuant, et qui se te
angles retroussés, à la chinois
bas est tout encombrée de col
d'innombrables bandes d'étoff»
très haut, et s'agitent au mo
sont perpendiculaires à la r
s'ouvre la porte d'entrée; en
taine de fidèles psalmodient d
donnée par un gong, et dans
plus rapide qui finit par deven
face de l'entrée, an fond de la
trade, derrière laquelle sont d<
contiennent des statues de di<
dieu de la fécondation, des dit
paisibles, puis enfin, une stati
tant une déesse, Nohon Hédé
avec une taille mince, une poitr
et une attitude paisiblement hi
prendre et'permet d'accepter s
sième œil qu'elle porte perpend
du front. Je ne sais si c'est ui
^ V^ ,* - ' .^^ - ^^^
LE ROYAUME DU THÉ 285
sculpté celte œuvre : en tout cas, pour posséder une
telle connaissance de la femme, il a dû prendre son
temps, avant de prononcer ses vœux monastiques.
Au premier étage, nouvelle salle et nouvelles
armoires, avec de nouveaux dieux plus sombres, plus
terribles. C'est là aussi que l'on conserve les ori-
peaux, les déguisements grotesques et les masques
hideux qui servent aux lamas pour célébrer la grande
fête du TsamCj avec ses danses et ses processions
symboliques.
Enfin, une dernière échelle de bois m'amène au
deuxième étage, où, dans deux petits réduits qui se
font face, reposent, à droile, un dieu clair, à gauche,
un dieu sombre, monstre horrible et terrifiant. Les
Bouriates n'ont pas multiplié dans leur temple les
figures de dieux, mais ils les ont soigneusement choi-
sies!... Une petite échelle encore à grimper en com-
pagnie de mon lama empêtré de sa robe jaune, et
je débouche sur la terrasse qui domine le templç.
Les dieux dorés et les dieux noirs s'oublient brus-
quement dans cette lumière splendide. A nos pieds
s'étalent les toits symétriques du village saint, habité
uniquement par des lamas et par des aspirants à
cette fonction; c'est une bourgade tranquille, toute
en bois, avec des clôtures de planches enfermant des
cours nues. Du gazon pousse dans les rues, où se
promènent lentement, pieusement, en robes multi-
colores, les prêtres bouddhiques. Sur la gauche, on
aperçoit des coUines pierreuses, dénudées, désolées;
mais, dès que le regard s'en détache, il erre librement
sur le lac bleu, dont les rives sont si basses, et l'eau
si paisible, qu'on ne distingue plus, par endroits, la
ligne qui les sépare. Je reste longtemps à regarder
286 EN SIBERIE
ce petit village de planches écrasé par la chaleur, sur
la plaine sablonneuse et nue, et mon guide ne sait
trop pourquoi je prolonge ainsi ma méditation. Je
songe que les Russes, si jeunes encore de civilisa'
tion, ont instinctivement trouvé le moyen de s'as-
similer les peuples. Si nous avions la Mecque en notre
possession, nous y enverrions des képis galonnés, des
pantalons rouges, quelques bouteilles d'absinthe, et
toute une série de fonctionnaires : les Russes, dans
cette Mecque en miniature,- n'ont pas un tehinovnik:
leur seul représentant ici, est, il est vrai, un rusé com-
père, mais il n'est que Toueur de chevaux, et ne fait
pas de propagande...
Je continue à visiter des temples. L'un deux n'est
qu'une sorte d'énorme hangar dans lequel loge k
l'ombre et au sec une gigantesque slaUie de Bouddha.
On me fait ensuite visiler l'imprimerie rudimentaire
où l'on tire à la main des épreuves sur planches en
bois gravées. Enfin, ma promenade se termine chez
un vieux prêtre, frère de l'ancien Kkambo-lama : par-
tout, dans les appartements meublés seulement de
nattes épaisses et de rares étagères sacrées, partout
règne la propreté scrupuleuse à laquelle tient ^i
opiniâtrement une partie de l'Extrême-Orient. On
m'offre du thé préparé à la façon bouriate : du thé
en briques bouilli, cuisiné avec du lait aigre et divers
ingrédients.
Cependant, tout le monastère est en émoi. Le
prince Oukhtomski, que l'on attendait le matin, ne
doit arriver que dans l'après-midi, et l'on se prépare
à le recevoir. Tous les lamas de distinction ont revêtu
leurs plus belles robes d'apparat, et, depuis une heure,
ils sont debout dans la cour de l'hôtel, tandis que
LE ROYAUME DU THE 287
des guetteurs, perchés au haut du temple, scrutent
llhorizon. Deux fois, tout ce monde est sorti comme
appelé par une alerte; mais, pourvud'une jumelle à
prismes extrêmement puissante, je les ai détrompés.
Le soleil, impitoyablement, nous grille. De ma fenêtre,
je puis examiner à loisir les costumes qu'ont revêtus
mes hôtes. Les uns sont en robes jaunes^ les autres en
grenat, et je ne puis m'empêcher de les comparer à
une assemblée de professeurs de Faculté. Mais les
coiffures bizarres des lamas déconcertent quelque
peu mon imagination : les uns portent de grands
panaches jaunes, les autres des bonnets jaunes, de
forme pyramidale, agrémentés de rubans verts;
d'autres, enfin, ont la tête couverte d'une coiffure
énorme, toute plate, jaune, bien entendu, qui jure
singulièrement avec les hautains couvre-chefs de
leurs collègues. Tous ces hommes bizarrement accou-
trés se promènent de long en large en plein soleil,
interrogent l'horizon, échangent entre eux des
réflexions que je ne comprends pas, puis des rires
brefs... Lassé d'attendre, je pars enfin.
3i juillet. — Je suis arrivé vers midi, par une
chaleur abominable, dans la bourgade de Kiakhta,
but de mon excursion, et je bénis le ciel qui me
délivre pour quelques jours des tortures du voyage
par les traîtresses ornières de la plaine sablonneuse,
ou sur les bords infestés de moustiques de la rivière
Sélenga. Je suis arrivé muni seulement de trois
lignes de recommandation pour une famille qui, de
suite, s'est ouverte à moi, et, depuis une demi-heure,
je suis l'hôte de MM. Touflef et Voronine, que je ne
connaissais pas ce matin !
J'ai fait aujourd'hui visite à Maïmatchine, la
288 EN SIBÉRIE
ville chinoise. Sa muraille d'enceinte n'est pas éloi-
gnée de cent mètres de la dernière maison de Kiakhta.
Les deux villes se touchent pour ainsi dire, malgré
le poteau qui indique entre elles la ligne de la
frontière russo-chinoise. Le mur d'enceinte est fait
de terre glaise, de paille hachée et de lattes en bois
léger : elle s'écaille par endroits, ailleurs, elle s'effrite
à son sommet : elle est pour moi, dès le premier
coup d'œil, comme un symbole de la Chine qui se
désagrège. A l'entrée des poternes sont postés des
flâneurs en haillons; et, quand on pénètre dans la rue
qu'ils semblent garder, on est d'abord incommodé
par les senteurs qui s'en dégagent : des mauvaises
odeurs de toute sorte, provenant des négligences
de la voirie, et, par-dessus tout, une odeur indéfi-
nissable, fade et pénétrante, écœurante au premier
abord, l'odeur du Chinois. Les rues sont extrêmement
étroites : c'est tout juste si l'on a de quoi s'y ranger
d'un chariot qui passe : elles sont vaguement pavées
de dalles et de pierres disjointes. Chose étrange, les
vastes portes cochères des magasins entre lesquels
on circule, sont en général propres, bien soignées,
ornées d'un auvent festonné et gaufré. Lorsqu'on
pénètre dans les cours ainsi défendues, et qu'on par-
vient à faire taire les petits chiens à nez camus qui
se jettent à votre rencontre, on est surpris du con-
traste que présente avec la rue bruyante et sale,
l'intérieur des maisons de commerce. La cour est
en général égayée d'étagères où sont posés des pots
de fleurs joliment soignées : on y voit des lauriers-
roses, des géraniums, des fleurettes de toute sorte.
Puis encore on aperçoit, pendues aux murs de la
cour, de petites cages rondes contenant des oiseaux
iï»-*^-
LE ROYAUME DU THÉ 289
du genre des cailles. Le magasin s'ouvre mystérieu-
sement devant vous, et vous pénétrez dans une pièce
sombre, fraîche, soigneusement tenue. Le fond du
magasin est généralement occupé par une espèce
d'estrade basse, qui recouvre la caisse d'un grand
poêle : c'est là que les personnages principaux de
la maison s'allongent, côte à côte, perpendiculai-
remeiit à la cloison, comme des soldats dans un
corps de garde, sur des feutres épais enveloppés
d'étoffes multicolores. La paroi qui ouvre sur la cour
est constituée par des châssis mobiles en baguettes
de bambou offrant des dessins capricieux ; les vitres
y sont rares : on les remplace le plus souvent par du
papier huilé ou par de J'étoffe. Tout est si iien rangé,
si propre, dans cette pièce, que l'on a peine à croire
que la rue chinoise soit si proche. Les meubles, sans
être des pièces de musée, sont cependant, pour la
plupart, élégants; ils sont en bois verni agrémenté de
quelques cuivres. Voici, par exemple, une haute ar-
moire en bois de couleur sombre, sans une corniche,
sans une ciselure, mais avec quatre petites pièces de
cuivre incrustées : cela est d'un goût sévère, d'un goût
sûr qui me fait plaisir. Je m'enquiers de la destination
de ce joli meuble : un jeune garçon s'avance, saisit
des poignées dissimulées dans les cuivres, et ouvre les
deux battants : l'armoire est tout simplement destinée
à cacher un minuscule escalier qui sert à atteindre,
au haut de la pièce, l'ouverture où se loge le cou-
vercle du calorifère ! Le fond de la pièce est occupé
par des vitrines. Les marchands, avec de bienveil-
lants sourires, sortent de là cent bibelots : de la
faïence commune, de menus ustensiles de ménage,
des bouliers-compteurs, des baguettes à manger, des
EN SIBERIE. *^
290 EN SIBÉRIE
tasses à Ihé avec leur couvercle, des soucoupes en
mêlai, en forme de fleur épanouie, des aiguières en
Oiétal pour verser le vin bouillant, des godets de
faïence destinés à recevoir ce vin, en un mot les mille
petites choses nécessaires à la vie courante. Puis,
voici que du fond de placards sombres, on sort
devant nous des paquets enveloppés de papier de soie
et ficelés avec soin : un à un, avec une adresse et
une prestesse singulière de leurs longs doigts effilés,
les commis ouvrent ces paquets, en font voir le con-
tenu, puis, en un tour de mains, les ficellent de nou-
veau ; cette fois, ce sont des bibelots rares : des dieux
en bronze doré, des soieries, des foulards, des pièces
d'étoffe, des mouchoirs brodés en couleur, des thés,
des livres de prière et des livres obscènes, des images.. .
Les maîtres de la maison se montrent très aimables,
très accessibles à ma curiosité d'Européen. Ils^se
laissent questionner sur mille détails, et annoncent
leurs prix tranquillement, sans faire l'article.
Toutefois, le magasin n'absorbe pas la maison tout
entière. On aperçoit des pièces dans lesquelles nul ne
vous invite à pénétrer, des pièces intimes, je pense,
avec un autel domestique. Ailleurs, voici des ateliers.
Près d'une fenêtre, un artiste accroupi grave patiem-
ment des caractères sur une planche. Plus loin, des
commis, leurs larges manches retroussées, comptent
de l'argent russe, des billets, qu'ils feuillettent de
leurs doigts maigres. D'autres causent et rient à tout
instant, subitement, sans qu'un sourire préalable
m'ait fait deviner qu'ils plaisantaient. Un grave
Chinois, étendu sur un banc, lit un livre imprimé de
haut en bas; près de lui, deux jeunes garçons
s'exercent à écrire : le regard attentif, la main droit
- LE ROYAUME DU THÉ â9i
à demi tendue, et les doigts recourbés en dedans,
ils tiennent le pinceau fin et s'exercent à des pleins et
à des déliés savants. Il fait si frais, dans ces maisons
chinoises, jalousement closes, que ce doit être, par
cette chaleur, une vraie joie que d'y travailler...
L'escorte mongole' qui a eu mission d'accompagner
depuis Ourga jusqu'à' la frontière russe le prince
Oukhtomski et sa suite, est encore arrêtée aux
portes de Maïmatchine. C'est une rare occasion pour
moi d'observer un campement exotique. Mes hôtes
m'y ont conduit, après dîner, à la fraîcheur. Les
tentes sont dressées sur un épaulement de terrain
auquel la ville s'appuie vers le sud-ouest. En ce
moment, tout ce monde dîne ou cuisine. Les soldats
mongols n'ont pas des figures bien rassurantes : je
préférerais, ce me semble, voyager seul plutôt que de
les avoir à mes trousses. Ils sont vêtus de misérables
chemises de coton, et chaussés de bottes lâches. L'un
d'eux, qui passe près de nous complètement nu, me
fait involontairement reculer, comme un sauvage de
mes souvenirs d'enfant. Dans des trous creusés en
terre, les feux sont allumés; les poêles sont posées
sur le gazon qui leur sert de trépied, et les cuisi-
niers y font frire, dans une huile abominable, des
choses sans nom; j'aperçois pourtant des crêpes : le
Vatel chinois les retourne en les saisissant, à même
la poêle, de ses longs doigts, et il les remue de cette
même fourchette naturelle, dont la trace y reste
imprimée en noir. Assis sur un tabouret, devant un
petit banc, un officier chinois, gras et jovial, fait la
dînette avec ses deux baguettes en os. Il absorbe
prestement le contenu des petits bols qu'on lui pré-
sente, et, quand il a fini, il eiitre avec nous en con-
â9-3 EN SIBÉRIe.
versalion, au moyen de ce sabir russo-chinois qui
sert ici aux relations de frontière. Il est tout heureux
de nous faire voir une montre en argent qu'il a reçue
en cadeau du prince Oukhtomski, tandis qu'un de
ses collègues mongols, un vieux à bonne figure
bronzée, cherche à nous vendre un cendrier en
forme de tête de chien qui lui a été offert à la même
occasion, et dont il n'a que faire, bien entendu, dans
la steppe. Un soldat, arrêté près de nous, écoute, la
bouche entr'ouverte, celte conversation à laquelle il
n'entend rien, et continue machinalement à gratter,
comme ferait un singe, son corps nu jusqu'à la cein-
ture. Ces hommes sont accueillants, familiers sans
transition, et, dans leur misère et leur saleté, contents
sans doute de leur vie vagabonde; ils n'ont pas l'air
trop malheureux.
Pour revenir à Kiakhta, nous sommes passés près
des jardins que cultivent les maraîchers de Maïma-
tchine. Les légumes de toute espèce s'y pressent
comme chez un jardinier de nos pays : la terre, dans
ces petits enclos, semble d'une fertilité remarquable;
on en comprend la raison, lorsque l'odoral vous
avertit du genre d'engrais que l'on y emploie. Ces
maraîchers produisent à très bas prix des légumes de
première qualité, dont se nourrissent presque exclu-
sivement leurs compatriotes, et que leurs colporteurs
vont offrir de maison en maison, sur leur longue
balance, à Kiakhta et à Troïtskosavsk, En vérité, rien
n'est plus frappant que la différence que l'on observe
des deux côtés de cette frontière : ici, le Russe dont
la maison s'étale largement, avec des cours, des han-
gars, des dépendances, un terrain énorme perdu en
pure perte, sans profit pour lui-même ni pour son
^.''^T'^''
',-« •*-'
LE ROYAUME DU THÉ 293
exploitation; là-bas, au contraire, le Chinois éco-
nome et industrieux, content de peu, patient et
tenace, qui, sur un espace de terre grand comme la
main, entasse du travail et des produits utiles. Il
semblerait, à première vue, que le grand voisin, qui
aime ses aises et vit au large, soit bien près de
devenir tributaire du patient Asiatique : est-ce par
un singulier caprice que l'histoire a décidé que le
contraire seul se réaliserait de nos jours? Ou bien
faut-il voir la raison de cette apparente anomalie
dans ce fait que, dans la Russie moderne qui prend
son essor, la volonté ferme et la hardiesse d'entre-
prise sont surtout ^n haut et dirigent un peuple
docile et malléable — tandis que, dans cette Chine
qui se désagrège, le labeur patient, la volonté de
lutter se retrouvent seulement dans les couches
moyennes de la population, et qu'un gouvernement
faible et incertain ne sait pas les utiliser?
^ août. — J'ai passé une partie de la journée à visi-
ter le Oastinny dvor; c'est l'hôtel des thés de Kiakhta.
C'est dans cet énorme bâtiment blanc que passent et
séjournent tous les ballots de thé qui traversent la
Mongolie pour venir en Russie. Depuis que la Russie
possède les grands paquebots de la Flotte volontaire
qui établissent des communications directes entre
les ports de l'Extrême-Orient et ceux de la Mer Noire,
la plus grande partie du thé qu'elle consomme lui
est apportée directement par mer de Han-K'éou
à Odessa. Ce mode de transport est naturellement
beaucoup moins dispendieux que le traînage ou le
roulage par les routes et par les déserts du conti-
nent asiatique. Aussi le thé ne prendrait-il plus ce
dernier chemin, si, d'une part, l'on n'avait établi
^ - - -- -m - _ ^v^H
294 EN SIBÉRIE
une douane différentielle grâce à laquelle les thés
de Kiakhta ne payent que 325 francs par 100 kilo-
grammes, tandis que ceux d'Odessa payent 525 francs,
et si, d'autre part, la Sibérie n'avait elle-même
besoin de thé. C'est, en réalité, cette dernière raison
qui prévaut : la Sibérie^ en effet, ne consomme
guère de ce thé en feuilles que nous connaissons,
mais beaucoup plutôt du thé en briques, presque
inconnu en Europe. C'est surtout celui-ci qui pénètre
à Kiakhta et dont s'occupe le Gastinny Dvor^. Aussi
bien le thé en feuilles ou bàikhovy ne donne-t-il ici
que peu de souci. Comme il est de qualité supé-
rieure, les expéditeurs russes oy chinois se donnent
la peine de l'empaqueter avec grand soin. On se con-
tente ici de vérifier le contenu de quelques caisses
prises au hasard dans chaque envoi : c'est cette
vérification qui sert de base à la déclaration doua-
nière. La douane d'Irkoutsk se contente, elle aussi,
de faire ouvrir trois caisses prises au hasard, et éta-
blit, sur la moyenne du poids constaté, le bordereau
de paiement.
Les briques de thé donnent beaucoup plus de
travail. Qu'est-ce, d'abord, qu'une brique de thé?
Elle présente l'aspect d'une tablette en bois noirâtre,
longue de 0,25 à 0,35 centimètres, large de 0,18 et
épaisse de 0,2 centimètres. On la fabrique en sou-
mettant à une forte pression les feuilles de thé pré-
parées d'une façon spéciale. Pour remployer, on en
casse un morceau, que Ton met infuser comme du
thé ordinaire : tous les indigènes de la Sibérie, et
tous les paysans, se contentent de ce thé en briques,
•
1. Le thé en briques paye 525 fr. de douane par 100 kilog. à
Odessa, et 62 fr, 50 seulement à Irkoutsk.
19* *' „-. ^ - .
LE ROYAUME DU THÉ 295
très bon marché, peu encombrant et facile à trans-
porter. En raison même de leur relatif bon marché,
les briqués sont emballées avec peu de soin : elles
arrivent à Kiakhta dans des corbeilles en nattes tres-
sées, et formées de deux moitiés égales qui s'em-
boitent l'une dans Taùtre. Chaque briqué, marquée
au nom du fabritant, est enveloppée de papier, et la
corbeille qui les contient est elle-même empaquetée
dans une espèce de tapis de laine rude; mais ces
précautions sont loin d'être suffisantes, et les caisses
parviennent à Kiakhta dans un état lamentable. Trans-
portées en. barques, à dos de chameau, et sur des
chariots traînés par des bœufs, manipulées par cent
^ mains différentes, toutes plus grossières les unes que
les autres, oubliées dans des coins, abandonnées sans
abri, à même la terre' et sotis la pluie, jetées bruta-
lement les unes comtre les autres dans les transbor-
dements, soumises, en un mot, à toutes les aventures
et à tous les dangers d'un voyagé de plusieurs mois
à travers la Chine et le désert mongol, ces caisses
présentent, à leur arrivée ici, un bien piteux aspect.
Souvent aussi Tintérieur en est gâté comme l'exté-
rieur : des bciques sont cassées, effritées, mouillées;
d'autres manquent à l'appel. Il faut donc constater
toutes ces différences et remédier à tous ces dégâts
dont, il faut l'ajouter, les charretiers mongols sont
responsables. Ce sont eux, en effet, qui volent ou
laissent voler le contenu des caisses, et qui, sur-
tout, enlèvent les tapis d'enveloppe et les cordes,
ces dernières de préférence, car elles sont un des
objets d'échange le plus courant dans la steppe
de Mongolie. Quand, par exemple, un charretier
veut, à Ourga,. se procurer du pain, il donne au
rs«^
396 EN SIBÉRIE
boulanger quelques-unes des cordes qui se trou-
vent dans son chargement, et laisse ensuite, sans
murmurer, le marchand de Kiakhta déduire de son
salaire la valeur de ce précieux article '. Grâce à
tous ces désordres, les dégâts causés par le transport
sont si considérables que j'ai pu voir un envoi de
150 caisses dont 130 étaient avariées.
Les briques, une fois parvenues dans le Gastinny
Dvoi\ sont reprises une à une, brossées avec soin et
triées. On forme alors, avec les vieux emballages, de
nouvelles caisses que Ton transporte au cousage.
Le cousage est une spécialité de Kiakhta 1 il s'ap-
plique également au thé en briques et en feuilles. Le
thé, en effet, tant qu'il n'a pas acquitté les droits de
douane, est une marchandise de valeur moyenne :
les avaries qu'il peut subir sont des pertes, sans doute,
mais des pertes peu considérables, en regard de
celles que constitue l'avarie d'une caisse lorsqu'elle
a franchi la frontière douanière. Or, les risques du
transport à travers la Sibérie sont considérables, —
ou l'étaient, du moins, avant l'établissement du
chemin de fer. Lentement, sur des chariots décou-
verts, les transports s'acheminent en .longues files
vers le port fluvial le plus prochain : ce sont des mil-
liers de kilomètres qu'il faut franchir au pas, dans la
boue, dans les fondrières, dans la neige, sous la pluie
qui fait rage, et à travers une humidité que ne con-
naît pas la Mongolie. Des mois et des mois s'écoulent,
avant que le thé parvienne à destination : il faut, de
toute nécessité, l'assurer contre les dangers de ce
voyage. Pour y parvenir, on coud les caisses dans
1. Son salaire lui est payé en grosses briques de thé de qualité
nférieure.
LE ROYAUME DU THÉ .297
des peaux de bœuf préalablement désinfectées au
moyen d'un bain chimique, d'où elles sortent aussi
molles que de la peau de chamois. Les couseurs entrent
alors en scène. Ce sont des ouvriers adroits qui reçoi-
vent 20 copecs (0 fr. 55) par caisse, et sont capables
d'en coudre de quinze à vingt par jour. Ils sont armés
d'une aiguille de quinze centimètres environ, légère-
ment recourbée, plate, mais munie, près de la pointe,
d'une palette dont les côtés sont tranchants. Avec
cet instrument sans apparence, ils sont capables de
fendre une peau dans toute sa longueur. Voici com-
ment ils travaillent : la peau une fois étendue par
terre, poil en dedans, l'ouvrier y mesure la largeur
de la caisse, et fend rapidement ce qui dépasse à
droite et à gauche. Il réunit les deux extrémités
par un surjet fait avec une lanière molle. Il se sert
ensuite des débris de peau pour couvrir les deux
côtés restés libres. Ces ouvriers travaillent avec une
rapidité fébrile : incessamment, les débris volent
autour d'eux, tranchés par la palette de leur aiguille,
et la caisse, en un tour de main, se trouve recou-
verte de la peau qui, en séchant, l'étreindra et lui
servira d'imperméable bouclier. Désormais, on pourra
la manier brutalement ou l'oublier sous la pluie, elle
ne craint plus rien : son emballage la rend à la fois
élastique, et insensible aux intempéries. Malheureuse-
ment, la couture des caisses de thé revient assez
cher : on en estime les frais à 2 rb. 35 en moyenne
pour le thé en briques, et à 3 rb. 25 pour le thé en
feuilles (6 fr. 35 et 8 fr. 75), et ces frais ne sont rendus
nécessaires que par le transport lent usité en Sibérie;
dès qu'il sera possible d'utiliser le chemin de fer ou
des paquebots, le cousage deviendra inutile, et la
différence sera sensible |
(|ui expédient, bon en ma
100000 caisses de thé!
Une fois cousues, les
entrepreneur qui se cha
jusqu'à leur beu de desl
vent Nijni-Novgorod, ou
mois de février, la grand'
Toutefois, avant de qui
caisse de thé est soumise
pour le thé en briques,
thé en feuilles, à 3S -4- ;
akcidensia, est employé,
entreprises d'utilité publi
supplémentaires vont ai
féale, et à l'école munii
fonds, il serl, par exemp
et c'est en partie grâce à
le tract dn marchands.
En somme on le \oit \
I.Au mois (te septembre 18
Irkoutsk les conditions «le ti
L'adminislration Tait aim mar
avantageuses 2 r il partout/
Dès lors, il suffira de faire tra
Irkoutsk (par eau, par terre, <
saison, coûte de 2 à 4 roubles,
M. Koukbtérine se chargera se
pulalion des caisses durant 1
cuter les chargements et les
sérieuse diminution des frais
tempï, une accélération consii
Qu'arrivera-l-il alors? le Gouvt
droits de la douane d'irkoutsk, et, une fois de plus, dans celte
Siliérie colossale qui sert de champ d'expérience à toutes les
fanUisies de ses ministres, il tuera une industrie qui allait
renaître en se modifiant.
■
LE ROYAUME DU THÉ 299
remédier au mode défectueux du transport des thés
à travers la Chine et la Mongolie; le cousage, lui
aussi, n'est nécessaire que pour remédier aux dangers
du transport sibérien. Le cousage sera peut-être aban-
donné demain; quant à Kiakhta, son avenir ne semble
pas non plus très brillant. Les transports directs et à
bonne vitesse rendront inutiles les travaux qu'on
exécute dans son entrepôt : elle ne sera plus alors
qu'une station frontière sur la route des caravanes...
Par le soleil brûlant, je suis retourné à Maïma-
tchine. J'ai passé quelque temps à bavarder chez
le brave Syn-taï-loun. Il nous a offert, dans sa bou-
tique fraîche, du thé et cent petites friandises nou-
velles pour moi : des fruits secs dont le noyau est
sucré, des bonbons au poivre, des lamelles de pommes
séchées, une espèce de flan à base de confitures
sèches; et enfin même, une pipe et un narghilé. La
pipe minuscule se fume en deux bouff'ées; quant au
narghilé tout petit, tout mince et gracieux, sa fumée
fraîche n'est pas désagréable.
En continuant ma promenade, j'ai vu la prison,
un petit bâtiment en terre glaise et en lattes, bas, sor-
dide, funèbre : l'intérieur, vide en ce moment, en est
meublé de poêles et de planches de corps de garde.
Près de là, dans un coin, voici la potence. Un groupe
de Chinois pauvres et de Mongols, accroupis sur
leurs talons, causent et rient bruyamment. L'un d'eux
a prié un Qamarade de lui gratter le dos, et, pour que
l'opération soit plus efficace, l'obligeant ami a relevé
la robe pour atteindre la peau nue... et il gratte... je
me revois au palais des singes!...
Le temple de Maïmatchine fait, du dehors, une jolie
impression. Il est logé au fond d'une vaste cour toute
300 EN SIBÉRIE
ornée de fleurs et d'arbustes en caisses, et dont la
partie antérieure est occupée par un théâtre. A Tinté-
rieur, c'est à peine si Ton peut circuler, tant est
grand Tencombrement des statues. C'est une salle très
orivée, très sombre, avec des vases, des sculptures, et
d'énormes statues de dieux ventrus et hideux, dont
quelques-uns sont revêtus de robes de soie.
Hors des portes de la ville, sous le soleil et dans la
poussière, s'étale un marché grouillant d'Asiatiques :
Mongols, Chinois et Bouriates, de toutes les formes
et de toutes les couleurs, depuis le blanc jusqu'au
noir, en passant par le jaune citron et le bronze
clair; avec cela, les costumes et les coiffures les plus
variés, les plus disparates : guerriers en robe jaune et
en bonnet conique à bords retroussés ; Chinois en robe
bleue; portefaix en haillons indéfinissables, coiffés d'un
chapeau champignon tout blanc, avec un gland rouge ;
désœuvrés de toute espèce; mendiants, acheteurs.
Ceux-ci errent en flânant d'étalage en étalage; ceux-
là font la cuisine en plein vent; un troisième, accroupi
devant un petit banc, déjeune à grands coups de
baguettes. Un flâneur qui, sous un auvent en toile,
allongé par terre, cause avec un marchand, a relevé,
pour avoir plus frais, sa robe bleue jusqu'aux épaules.
Qui donc, d'ailleurs, s'offenserait de la nudité qu'il
étale, puisque les femmes n'ont pas le droit de s'appro-
cher de la frontière? Des marchands, accroupis devant
des étalages de bric-à-brac ou de produits alimen-
taires, attendent paisiblement la pratique; des arti-
sans patients travaillent à leur métier, presque dans la
rue; des hommes empoussiérés conduisent de longues
files de chariots attelés de bœufs trapus; de temps à
autre, un baquet bien propre débouche de la ville au
ME DU THE 301
leox Chinois rieurs et bien
lenus y sont assis; où vont-ilsî A Ourga, la ville
sainte, ou bien à Oulane Boui^asse, le village où l'on
s'amuse?...Puis, enfin, des cavaliers mongols, presque
debout sur leurs petits chevaux vifs et trotle-menu,
passent à toute vitesse, faisant écarter la foule par de
gutturales exclamations. C'est un remue-ménage, un'
grouillement, un brouhaha, une saleté, une infection,
un imprévu vraiment extraordinaires, sous ce soleil
aveuglant et brûlant, et parmi cette poussière...
3 août. — M. Sidorof, qui, l'autre jour, m'a invité à
la campagne, m'a fait inviter aujourd'hui à un diner
chinois. Lui et mes hôtes ont déjà expédié chez Ta'
tchouan-hue, marchand de thé, deux canards, deux
poulets, un cochon de lait, du sel et du vin. Le reste
des victuailles nous sera offert par le marchand lui-
même. J'avoue qu'à l'avance ma curiosité est si
fort excitée, que je me sens nerveux comme à l'ap-
proche d'un grave événement. Depuis quelques jours,
je m'exerce à tenir entre le pouce, l'index et le médium
les deux baguettes chinoises, et à les manier sans
contrainte. C'est aujourd'hui qu'aura lieu l'examen :
serai-je capable de me tirer d'affaire, ou bien aurai- je
la honte de recourir à une fourchette?
... Nous sommes enfin au complet dans la belle
salle de notre amphitryon : nous nous asseyons, une
dizaine de Russes et moi. Les Chinois ne se mettent
pas à table avec nous : ils se contentent de surveiller
le service et de donner des ordres, tout en plaisan-
tant avec nous, tandis qu'une nuée de commis trans-
formés en maîtres d'hôtel s'empressent autour de
nous.
La table est littéralement couverte de faïences,
302 EN SIL„
soucoupes ou tasses, dont les plus grandes, qui ser-
vent de soupières, sont des bols, et les plus petites,
qui sont les verres à liqueur, ont la taille d'une demi-
noix. Devant chacun de nous est placée une soucoupe
contenant du vinaigre de soya, très épais et très noir.
Les Chinois d'ici y trempent infailliblement la moindre
'de leurs bouchées. Ajoutons deux baguettes en bois
noir (car nous sommes chez des gens simples, et les
baguettes d'ivoire sont un luxe qu'ils -ne connaissent
pas) et, enfin, des cuillères minuscules en faïence.
Les hors-d'oeuvre encombrent la table : il' m'est
impossible, tant ils sont nombreux, tant on les change
vite, et tant je suis occupé de mes baguettes, de les
noter tous au passage. Cependant, je reliens : des
espèces de crevettes (ou de vers) très croquantes; —
des lamelles de chou de mer mélangées à des lamelles
de concombres; — des oreilles de porc mélangées à
des lamelles de concombres; — des oreilles de porc
débitées en lamelles; — des lamelles de viande; —
des œufs durs tout noirs débités en petits ronds
comme du saucisson, et servis avec de la gelée; —
quelques autres végétaux mal définis.
Nous sommes, je le répète, chez des gens simples,
représentants de grandes maisons de commerce chi-
noises. On nous sert donc sans cérémonie : nous
avons un bol pour doux ou pour trois. Nous y
péchons à lour de rôle, qui avec sa fourchette, qui
avec ses baguettes, et nous trempons dans notre
soucoupe de vinaigre la bouchée ainsi obtenue. Mon
attention est fortement captivée par le décor nouveau;
néanmoins, je mange, "sans sourciller, de tous les
mets.
Paraissent ensuite des potages. Chacun de nous
-îr7r-**T;
LE ROVAUME DU THE 303
prend un peu de vinaigre dans le creux de sa cuillère
en faïence, et puise au bol commun. Je distingue :
une soupe aux herbes vertes émincées ; — une soupe
végétale faite avec une herbe odoriférante; — une
soupe au poulet; — une soupe inconnue.
yoici encore (d'ailleurs je ne garantis pas Tordre
d'apparition des mets) des haricots verts émincés et
des choux en lanières dans une espèce de sauce; —
des cubes de graisse de mouton {sa-râ-na) qui, positi-
vement, fondent dans la bouche ; — des boulettes de
hachis, grosses comme des noix, et fortement risso-
lées; — une espèce de sauce ou de soupe où nagent
des morceaux d'ail sauvage ; — de petits morceaux
rissolés d'excellente viande de mouton ; — du Kou-chô
ou espèce de galette épaisse, large comme la paume
de la main, et faite à base d'ail sauvage : à la grande
joie de nos amphitryons, mes compagnons s'en réga-
lent et en redemandent...
Puis encore : une soupe au canard ; — une soupe
d^holothuries ; — un melon farci; — une soupe de
graisse de porc ; — une soupe de graisse de mouton ; —
des boulettes de hachis bouillies ; — du hachis enve-
loppé dans de la pâte fade (analogue aux pêle-mêne
russes) ; — une soupe au macaroni transparent ; — un
cochon de lait fendu par le milieu, aplati comme une
galette, et fortement rissolé dans cette position : c'est
un des triomphes des cuisiniers de Maïmatchine ; —
puis encore, un vase en cuivre, analogue à un samo-
var sans robinet, et dans lequel bouillent, mélangés
ensemble sans distinction, des restes de tous les plats
qui ont paru sur la table ; c'est assez fade ; — enfin,
pour clôturer, un bol de riz sans sel et sans eau, indi-
(]uant la fin du repas. L'hôte veut marquer par là que.
304 EN SIBÉRIE
après avoir épuisé Louies les ressources de son cuisi-
nier, il n'a plus à offrir à ses invités que le mets le
plus vulgaire, le riz ; les invités doivent répondre à
cette politesse en refusant le riz, pour marquer qu'ils
n'ont plus faim. Malheureusement, tous les Européens
ne sont pas au courant de ce symbole, et, soit par
politesse, soit par goût, ils dévorent sou vent le riz final,
au grand désespoir de l'amphitryon *. En sortant de
table, on nous offre, enfin, du thé et des fruits secs.
N'oublions pas que, durant tout le déjeuner, on nous
servait, dans les minuscules tasses de poupée, une
espèce d'alcool de riz, appelé mai-go4on : on le verse
brûlant et il faut le boire immédiatement d'un trait; si
j'ajoute que, la tassette à peine vide, on vous la rem-
plit de nouveau, et que cet alcool monte très vite à la
tête, on comprendra que j'aie dû commettre l'impo-
litesse de le laisser fréquemment refroidir, pour de-
meurer en état de noter le menu !
On fume beaucoup d'opium à Maïmatchine : cela
s'explique par la vie anormale que l'on y mène. La
loi refuse en effet aux femmes chinoises le droit de
séjourner près de la frontière : les habitants de Maï-
matchine sont donc célibataires, ou, du moins, ils sont
momentanément séparés de leur famille. En général,
les commis s'engagent pour trois ans. Durant ce laps
de temps, il leur est impossible de mener la vie de
famille, et les passagères distractions qu'ils peuvent
trouver à Troïtskosavsk ou à Oulane-Bourgasse ne
sont pas suffisantes pour adoucir leur exil. De là vient
1. Pai dîné chez un autre Chinois, Si-fâ-youn; il fît servir,
avant le riz final sans assaiéortnement, un bol de riz sucré et
mélangé de raisin de Gorinthe : il avait souvent affaire à des
Européens et sauvait ainsi la situation. D'ailleurs, son dîner,
assez court, était sensiblement moins chinois que le premier.
Vue générale d'une mine d'or (p. 311)
Un ciuivoi 1.1e (-ûnJrirnjieB dans la sleppe, pris de Tehita (p. 319)
'.WF^y^fr-'''
•^-Tf^.-
LE ROYAUME DU THÉ 305
sans doiite.que presque tous ceux qui en ont le moyen
fument de l'opium. A ma: prière, on me donna
l'adresse d'un fumeur émérite, et j'allai lui rendre
visité. Très aimable, le Chinois se prête à là démons-
tration. Il sort d'un placard la longue pipe à fourneau
énorme, puis, sur une aiguillé, il prend une boulette
d'opium qu'il présente à une flamme : la boulette se
gonfle, durcit, cuit : il la manie de ses longs doigts, et
enfin, il la pose suf le fourneau de sa pipe : « Voulez-
vous goûter? » me dit-il en souriant. La tentation
est forte, je l'avoue, mais je suis rétenu au dernier
moment par la crainte des nausées consécutives à
rexpérieiice. Le Chinois ne fait aucune difficulté pour
aspirer les délicieuses vapeurs : il s'étend sur le côté,
et, à CQups précipités, fume, fumé... « Cela est très
boni » conclut-il, lorsque je prends congé.
4 août, — Mes hôtes m'ont mené, en voiture, à
Oulane Bourgasse ; c'est une sorte de Yochiwarà
mongol à l'usage des Chinois, un lieu de plaisir où les
Célestes se rendent en cachette du préfet de Maïma-
tchine, très sévère gardien de la vertu de ses admi-
nistrés. Nous filons au grand trot sur la piste inégalé
qui coupe la steppe mongole : une herbe touffue
recouvre le sable, et çà et là, des ruminants y paissent.
'A l'horizon, bleuissent dés montagnes, et dans tout
l'intervalle, si loin que la vue s'étende, tout est nu et
.désolé. A mi-cheinini nous nous arrêtons pour photo-
graphier une yourte de Mongols pauvres, et l'on nous
invite à y prendre le thé. La yourte est formée de
feutres tendus sur un bâti de branches : des hommes
y sont accroupis, et, quand nous y arrivons, à notre
rencontre s'avance un enfant tout nu, et chaussé de
grandes bottes. Là maîtresse du logis est fort accueil-:
EN SIB^^RTE. 30
306 EN SIBÉRIE
lanle : assez jeune encore, elle n'est point laide, mais
sa coiffure est bizarre : ses cheveux, collés comme
une coque de Japonaise, s'écartent de sa tête en l'en-
cadrant de deux gigantesques oreilles. Au centre de
la yourte est un fourneau surmonté d'un chaudron
où bout un liquide noirâtre; on nous le sert comme
du thé, dans des tasses en bois, après l'avoir filtré
tant bien que mal au moyen d'un petit balai de bou-
leau, et y avoir mélangé du lait aigre.
Nous arrivons enfin à Oulane Bourgasse. C'est un
village de yourtes mongoles, aussi mal habité que
mal fréquenté. En nous y promenant, malgré les
efforts de quelques indigènes pour nous écarter, nous
apercevons... la voiture peinte, à carreaux multico-
lores, dont se sert le Tjur-gou-tchèye, le préfet de
Maïmatchine! Le vertueux fonctionnaire est plus
sévère pour ses administrés que pour lui-môme... Des
femmes en robes de soie de couleurs éclatantes
apparaissent de temps à autre, sous la conduite d'un
domestique sordide : en nous voyant, elles se hâtent,
et détournent leur visage peinturluré, qu'encadrent
les coques monumentales de leur coiffure. Partout,
on voit des vieilles femmes ridées, ratatinées, des
Mongols malpropres, des enfants et des chiens : c'est
un bien laid village, un village sinistre de yourtes
basses.
7 août, — J'ai quitté avant-hier la petite ville, et
après trente kilomètres de voiture par les lentes ondu-
lations de la steppe mongole, je suis arrivé chez un des
grands marchands de thé de Kiakhta, A. M. Louch-
nikof. Nous sommes à Oust-Kérane, une petite loca-
lité où, à grands frais, les principaux marchands de
Kiakhta se sont créé, porte à porte, de belles mai-
LE ROYAUME DU THÉ 307
sons de campagne. On éprouve une grande surprise à
voir surgir de la steppe nue une oasis de verdure.; j'en
ai éprouvé une plus grande encore à trouver réunie »
dans une maison aussi confortable une société aussi
nombreuse et aussi brillante. Alexis Mikhaïlovitch,
qui souffre de rhumatismes, ne quitte pas son fau-
teuil roulant; c'est un homme d'une rare intelli-
gence, et la maladie, qu'il supporte stoïquement, sans
une plainte, sans une allusion, comme s'il l'ignorait,
n'a pas éteint la vivacité de son esprit, ni voilé la
malice de sa conversation de pince-sans-rire. 11 a •
encore onze enfants vivants, six filles et cinq gar-
çons, partagés entre des occupations diverses, depuis
le commerce jusqu'aux arts plastiques, en passant
par le journalisme et l'armée. 11 aime la vie large, et,
condamné lui-même à l'immobilité, trouve sa joie
dans un mouvement incessant d'invités qui se pres-
sent dans sa maison. Je ne sais pas au juste combien
nous sommes ici : trente personnes, au bas mot. La
famille d'abord, non pas complète, certes, mais nom-
breuse pourtant, puis les invités des parents, les amis
des enfants, des visiteurs de passage que l'on voit
seulement à un repas, et qui disparaissent; d'autres,
au contraire, qui ont leur chambre et qui visiblement
— comme moi, je l'avoue — se plaisent et s'oublie^
raient volontiers dans cette fraîcheur et dans ce
milieu choisi.
Notre vie est des plus simples : le matin, un bain
glacé dans la petite rivière, puis des promenades à
pied dans la prairie, en voiture ou à cheval dans la
forêt lointaine, en canot sur la rivière bordée de
saules; le reste du temps, on cause, on lit, on travaille
à sa guise, avec la plus entière indépendance. Je me
308 EN SIBÉRIE
sens reposé, rafraîchi, par la sympathie rencontrée
partout dans cette hospitalière maison, par cette
accueillante sympathie qui vous enveloppe sans gêner
vos mouvements, et vous caresse sans minauderie.
C'est là une véritable hospitalité russe, et un véritable
accueil de braves gens. Toute cette société variée,
marchands, officiers, ingénieurs, littérateurs, flâneurs,
touristes, va et vient sans gêne autour du maître de
la maison cloué sur son fauteuil roulant. Alexis Mi-
khaïlovitch, qui joue volontiers avec sa chaîne de
• montre, une longue chaîne de cou, ornée d'un gros
diamant, fait rouler son fauteuil de groupe en groupe,
dissimulant sa souffrance, ne troublant pas par une* *
seule plainte cette jeunesse active, lançant à Tun et à
l'autre des remarques plaisantes ou caustiques, ani-
mant cette société qu'à lui seul il soutient par son
incessant labeur.
J'ai trouvé ici le directeur de l'excellent journal d'Ir-
koutsk, la Revue orientale [Vostotchnoyé Obozrèniyé) :
Ivan Ivanovitch Popof, gendre de M. Louchnikof.
C'est un homme tout jeune encore, fort intelligent,
d'un abord captivant; il est très au courant des
affaires de la Sibérie orientale, sur lesquelles son
journal est le mieux informé. C'est avec lui surtout
ou bien avec Véra Alexèevna, sa femnm, que je cause
longuement de ces questions sibériennes que je suis
venu étudier. Ils me mettent au courant de la vie
intime de leup journal, plus âgé, plus compact que le
Stepnoye Kraye d'Omsk, et de toutes les difficultés
qu'il leur faut surmonter pour lui conserver son
caractère de feuille honnête et courageuse. Ces braves
am'is me captivent, et les heures, en leur compagnie,
passent vite. Malheureusement, j'ai peu de temps à
■■ M^^li
LE ROYAUME DU THÉ 309
moi : les renseignements, d^ailleurs fort utiles, que
j'ai recueillis ici sur le commerce du thé ne justifient
pas un long séjour à Oust-Kèrane, et, d'autre part,
mon enquête précise est terminée à Kiakhta. J'étais,
jusqu'à ce soir, incertain encore de la routé que je
suivrais pour atteindre Tchita : reprendre le grand
tract en passant par. Verkhné-Oudinsk ne me souriait
guère; d'autre part, les renseignements directs que
l'on m'avait donnés ici m'avaient contraint à aban-
donner mon projet de passage par la vallée du Chilok-,
et de visite aux eaux de Yamarovka. Sur ces entre-
faites, sont arrivés^ici deux ingénieurs : l'un, Nicolaï
Siméonovitch Bogôlioubski , est directeur du district
minier du gouvernement d'Irkoutsk : il a le titre
d'Excellence, mais il est, malgré ce titre, parfaitement
simple et bon;* Une vi&ite rapide que je lui avais faite
à Irkoutsk in'àvait laissé cette impression qui s'est
bien vite confirmée ici. Avec lui voyagent : son fils,
Vikenti, un bavard et charmant bambin de onze ans,
et un ingénieur de district, Antonë Antoriovitch
Lévitzki, un homme d'apparence distraite, rêveuse,
timide. Or, voici qu'en causant, le général (c.-à.-d.
l'Excellence) m'a proposé d'aller, en sa compagnie,
visiter une petite mine d'or qu'il doit inspecter avant
de rentrer à la capitale. C'est pour moi un grand
détour, car il me faut, si j'accepte, revenir jusqu'au
sud du làc Baïkal ; mais l'occasion est trop belle pour
que je la refuse. Nous partons demain.
8 août. — J'ai grand peine à me séparer de mes
braves hôtes de Kiakhta et de toute cette société
accueillante. Cependant, je dois partir. Un dîner chi-
nois, chez Si-Fâ-youn, est offert à M. Bogôlioubski,
et la virtuosité que j'ai acquise dans le mamement
310 EN SIBÉRIE
des deux baguettes m'amuse assez pour me distraire
de ces pensées et de cet énervement du départ qui
sont une des tortures du grand voyage. Une dernière
tasse de thé exquis, et nous nous séparons. M. Tou-
flef tient à m'accompagner dans sa voiture jusqu'à
Troïtskosavsk, et de là, les ingénieurs et moi, nous
partons, chacun dans notre équipage. Mes pensées ne
sont pas gaies : je sens si bien que le temps presse!
Il ne me reste que trois mois de congé, et j'ai à tra-
verser des étendues immenses en Sibérie, avant d'at-
teindre le Japon, où je voudrais faire un pèlerinage
artistique, après tant d'impressions rudes.
9 août, — Nous roulons depuis trente heures, de
station en station ; nous avons traversé la Sélenga, la
nuit, dans des ténèbres profondes, avec du vent et
des appels incompréhensibles des bateliers sur le
bac; puis nous avons atteint la vallée de la Djida que
nous ne devons plus quitter. La plaine cultivée par
des Bouriates, s'est monotonement déroulée devant
nous : ce soir, enfin, énervés, lassés, maussades,
nous avons fait halte au village de Kharatsaïka, tant
pour laisser reposer Vikenti que pour aller aux infor-
mations.
iO août. — La route a atteint les montagnes, et ce
sont maintenant, de temps à autre, des défilés diffi-
ciles ou même dangereux, dont nous récompensent
seulement les échappées de vue sur les hauteurs
arrondies, sur l'horizon fin et les bleus délicats des
lointaines vallées. Des pentes effrayantes nous obli-
gent, sur l'invitation des cochers, à descendre de
voiture : des montées leur succèdent, qui sont si
escarpées, que l'on doit caler les tarentass avec une
barre de fer ad hoc, pour les empêcher de rouler en
■• "
LE ROYAUME DU THÉ 311
arrière et d'entraîner les chevaux. Les villages que
, nous traversons sont peuplés de Cosaques, et, je dois
le dire, je les ai abordés avec une prévention de sym-
pathie, réaction innocente contre tout le mal qu'on
dit des Cosaques en Sibérie. Mon indulgence a été
punie. Nulle part, en ce pays où l'homme est si
volontiers hostile à l'homme, je n'avais encore ren-
contré autant de grossièreté, d'impudence, de
paresse, de ruse cauteleuse, non pas envers moi
seul, puisque je ne suis rien ici, mais envers le per-
sonnage que j'accompagne. Les Cosaques de la
Djida méritent hautement la détestable réputation
qu'ont acquise leurs frères dans le reste de la Sibérie.
J'en suis au point de leur préférer jusqu'aux Bou-
riates!... Nous sommes enfin arrivés au village de
Tsékir, où nous laisserons nos équipages, pour
monter dans ceux que le propriétaire de la mine
d'or (un de nos voisins, à Oust-Kérahe) doit envoyer
à notre rencontre.
12 août, — La route de montagne qui mène au
placer est abominable : elle est tournante, capri-
cieuse, boueuse, creusée de fondrières, vaguement
réparée au moyen de troncs d'arbres non fixés, sur
lesquels les chevaux glissent et trébuchent, tandis
que la voiture bondit follement sur ses ressorts. Nous
mettons plus de quatre heures à franchir 25 verstes.
Mais tout a une fin : nous sommes parvenus sains et
saufs à la mine Glafirovski où l'intendant, en redin-
gote et cravate blanche, a reçu avec de grands saints
Son Excellence monsieur l'inspecteur, et, ce qui était
pour nous quatre infiniment louchant, nous a offert
un substantiel déjeuner. Après deux jours passés à
examiner, soit seul, soit en compagnie d'un ingénieur,
a 12 EN SIBÉRIE
les installations du placer et de la" mine voisine,
Nikolski, voici l'essentiel deceqiiej'ai vu de Texploi-
tation.
Les placers se trouvent à cinq ou six kilomètres de
la frontière chinoise, dans le fond de Vallées larges,
traversées par up mince filet d'eau. Ise sable aurifère
est ici presque à fleur de terre, et Ton comprend
combien cette circonstance est avantageuse : il est
transporté, sur de petits haqùets à un cheval, jusqu'au
bâtiment central auquel oh accède au naoyen d'un
plan incliné ; à une hauteur de 7 ou 8 mètres, se
trouve une plate-forme munie d'un trou béant dans
lequel on verse le contenu du baquet. Cette ouverture
communique avec un cylindre creux, percé de trous
de grandeur décroissante, traversé d'un courant d'eaii,
et animé d'un mouvement de rotation. La force cen-
trifuge chasse les. gros cailloux qui s'échappent (par-
fois en compagnie de grosses pépites) d'un côté, tandis
que les terres et les sables légers sont entraînés par
le courant d'eau, en cascade lente, sur un plan incliné
à échelles, muni de feutres, et se rétrécissant de plus
en plus. De la sorte, un premier jdépôt d'or impalpable
se fait sur les feutres ; quant à la boue, généralement
assez lourde, qui se retrouve tout en bas des échelles,
on la recueille précieusement, et on l'apporte sur un
autre tout petit plan incliné où coule un riiince filet
d'eau, et que surveille un grand Cosaque. Armé
d'une palette, le Cosaque délaie lentement la boue
dans l'eau glissante. Son œil exercé ne laisse échapper
qu'après examen les minces petites pierres et les
parcelles de terre. Peu à peu, la boue s'éclaircit, se
lave, diminue. Il ne reste plus qu'un tout petit tas
qui s'agite au fréinissement de l'eau. L'ouvrier y verse
1
LE ROYAUME DU THÉ 313
alors du mercure, et, après Tavoir agité quelques
minutes; il laisse échapper au fil de Feau tout ce que
le mercure n'a pas englobé. Il ne reste plus alors
qu'à verser, séance tenante, dans un creuset, Tamal-
game sans apparence que Ton a ainsi obtenu, et à
soumettre ce creuset à Faction de la chaleur. Le
mercure, vite évaporé, laisse derrière lui un métal
jaunâtre, poreux, laid, très lourd : c'est de l'or...
Mais, patience, cet or n'appartient pas encore au
propriétaire pour le compte duquel on l'a extrait. Il
faut que celui-ci vende sa récolte de métal précieux,
et qu'il la vende à l'État, Non seulement, il fait des
dépenses très importantes pour organiser son exploi-
tation, subit des tracasseries sans nombre, des impôts
directs énormes', et des impôts indirects considé-
rables; mais encore, il lui faut payer, nourrir tout
son personnel, et attendre lui-même, pour rentrer
dans ses fonds, que soient remplies les formalités
draconiennes qu'exige là loi russe...
J'ai visité avec intérêt les bâtiments annexes,
l'infirmerie, devant laquelle, enchaînée à un pieu, se
démène une louve, Maroussi^, folâtré et caressante,
malgré l'inconsciente menace de sa formidable mâ-
choire; les dortoirs enfin, ou casernes des ouvriers.
Ce sont des hangars noirs, humides, d'une saleté
indescriptible. Les hommes sont là, sales, déchirés,
fatigués. Certes, ils constituent, en leur gence, une
espèce d'écume de la population sibérienne, mais
comment oublier que ce sont des hommes, quand on.
sait que ces ouvriers sont esclaves d'un contrat qui
les.lie durement sans que, sous aucun prétexte, ils le
1. 5 0/0 sur une quantité de 1 à 3 pouds (16-48 kgr.); —
iÔ 0/0 de 4 à 5 pouds; — 15 0/0 à partir de 6 pouds (96 kgr.).
314 EN SIBERIE
puissent rompre? Certes, la loi russe a fait beaucoup
pour assurer leur bien-être; mais, quel est Vispravnik
qui assure dans les placers Texécution de la loi, quand
il se voit payé à la fois (et officiellement) par l'État et
parles propriétaires? Se plaindre? à qui les mineurs
se plaindraient-ils? Tous les intérêts sont ici ligués
contre eux, et, demain, quand ils seront libres, qui
donc à la ville, située à 1 000 ou 1 200 kilomètres de la
mine, qui donc se souciera de leur plainte? Certes,
ce que je dis ne s'applique pas spécialement aux
mines de la Djida : je parle en général (et sur la foi
de renseignements nombreux) des mines répandues
dans les profondeurs de la Sibérie. Je me dis, d'ail-
leurs, que ces tristesses sont inévitables. Le proprié-
taire d'un placer ne peut guère, autour de lui, semer
la charité ni créer le bien : le travail auquel il se livre
est hors de proportion avec ce qu'il en retire, gain
ou perte : c'est un jeu qui le peut ruiner, comme
aussi l'enrichir tout à coup : l'argent du jeu est rare-
ment bienfaisant. La besogne des chercheurs d'or a
quelque chose de fiévreux, d'anormal, qui en fera
toujours une exception funeste parmi les travaux de
la grande industrie.
i3 août, — Comblés de provisions et d'amabilités
par l'intendant, à qui le départ de l'inspecteur enle-
vait sans doute un grand poids, nous sommes repartis
par notre route épouvantable, à la fraîcheur du soleil
levant. La route, malgré ses invraisemblables cahots,
est fort jolie : elle traverse des forêts de cèdres et
de mélèzes de dimensions colossales, des verdures
étranges, çà et là rehaussées par l'argent des bou-
leaux, des ruisselets murmurants et limpides, des
vallées qui s'étalent, innocentes sous la rosée, mais
LE HOYAUME DL' THE 315
srbeux est plein d'or. De Tsékir, où
ris nos équipages, nous avons rel'ait
irlie de la roule qui, dans l'obscurité,
[1er, paru si périlleuse. La nuit arrivée,
nous est venu en aide, et c'est, cette
lion, que nous avons retraversé les
de la montagne. Tous les villages où
îpuis deux jours sont situés au milieu
montagnes boisées qui me font sou-
Vosges, et entre lesquelles, parmi des
et des éboulis de pierres coupantes,
iment, avec d'infinis méandres, se fau-
ant. Il y a là des sites admirables,
it, la vie leur manque, et ce perpétuel
Peu à peu, la vallée s'élargit et semble
e le fond d'un lac desséché, où les
étalés voient, à la moindre pluie, leurs
ies en marécages. Dans ces villages,
ar la rareté du verre à vitres : tantôt,
par du papier huilé ou par de rélolîe,
est composée d'une infmilé de petits
babilement soudés les uns aux autres
mdes en écorce de bouleau, qui, pla-
et en dehors, et cousues ensemble
ic, forment comme une rainure pro-
orceaux de verre, sur lesquels elles
retenus assez solidement. Ces bandes
vent les arêtes du verre cassé, arrivent
îssins capricieux que je recommande
eurs.
ous roulons, ce matin, au grand trot,
creusé en corniche au flanc de hautes
passe par des prés touffus semés d'une
., ^f ..'Tî^^
316 EN 9IBÉR1C:
floraison dont la riches^ie et la variété sont incompa-
rables. Je remarque d'étranges marguerites violet
pâle, au cœur jaune, les fleurs lilas de Tail sauvage,
les grosses boule* bleues des innombrables chardons,
des fleurettes blanches, jaunes, roses, et enfln, des
fleurs en étcri/es d'un bleu si foncé qu'on les croirait
teintes : qtfelle joie pour Tœil que ce sourire de la
Sibérie fude, au seuil même de l'automne qui la
guette 1
Nolfs repassons par les mêmes villages qu'à l'aller :
noUéf y trouvons les mêmes hôtesses, les mêmes œufs
dtifs, les mêmes concombres! Puis, au lieu de conti-
nuer notre route vers l'est, nous obliquons au nord-
est pour gagner Verkhné-Oudinsk. Cette fois, les
oulousses bouriales, où nous prenons des chevaux,
me font meilleure impression qu'il y a quinze jours :
le grade de M. Bogolioubski fait merveille parmi ces
Jaunes cauteleux. Il me reste même, au milieu de ma
fatigue, une délicate impression. Ce soir, nous nous
étions arrêtés, Antone Antonovilch et moi, pour
prendre le thé dans une yourte, tandis qu'on prépa-
rait nos chevaux. Une femme était là, accroupie sur
ses talons, devant le fourneau qui occupait lé centre
de la pièce : elle nous servit du thé bouriate dans des
tasses de bois, puis, consciente de l'admiration dis-
crète que nous inspiraient son délicieux visage
bronzé et ses formes pleines, elle resta près de nous,
à demi souriante, s'attifant ingénument d'un châle,
avec une coquetterie de sauvage cent fois plus
visible, mais plus charmante aussi, que celle d'une
civilisée.
15-16 août, — Me voici de nouveau sur le bord du
lac des Oies : de nouveau, je traverse les marécages
^1
LE ROYAUME DU THÉ . 317
OÙ s'ébftttent sans défiance grues, hérons, cigognes,
vanqeaux, canards; de nouveau, je gravis l'intermî-
nable montagne désolée qui mène à Sélenguisk, et rne
fait penser à la montagne des pierres parlantes dans
les Mille et une Nuits, Cet après-midi, enfin, j'ai pris
congé de M. Bogolioubski et de son charmant petit
garçon Vikenti. Mais, auparavant, nous avons visité
ensemble, au nord du lac des Oîes, les travaux de
prospection de la couche carbonifère. La houille est
ici partout, mais elle est de mauvaise qualité, circons-
tance fâcheuse, car elle eût été fort utile au chemin
de fer, dans ces parages où le bois fait défaut.
Je n'ai pas parlé encore d'Antone Antonovitch
Lévitzki; je n'ai pas dit combien il est bon et intelli-
gent. C'est un de ces hommes qu'on n'apprécie bien
qu'à la longue, à l'user. On pourrait passer à ses côtés
sans le remarquer, tant il s'efface, ou sans désirer le
connaître, tant il se renferme. Mais, quand on l'ap-
proche vraiment, quand il sent qu'il peut s'ouvrir,
être prévenant sans éveiller de défiance, et affectueux
sans provoquer d'indiscrétions, quel délicieux com-
pagnon de voyage, quel ami on trouve en lui! Hier
soir, à peine seuls, il m'a forcé à monter dans son
tarentass, tandis que le mien, avec mes bagages, filait
devant nous. J'ai passé à ses côtés, sur le matelas qui
tapisse son équipage, une nuit délicieuse. 11 faut dire
que je suis sensible à ce détail, car, depuis Kiakhta,
je n'ai jamais cessé de passer la nui^ dans ma voiture^
même quand nous avons fait station durant la huit.
Ce matin même, qu'aurais-je fait sans Antone Anto-
novitch? Lorsque nous sommes arrivés en face de
Verkhné-Oudinsk, sur la rive gauche de la Sélenga,
nous avons trouvé la grosse rivière débordée, comme
VU
*
Le bassin de l'Amour.
TCHITA. — EN RADEAr. — LE FLEUVE AMOUR. — KHABAROVSi:
VLADIVOSTOK
On peut croire que, succédant à cette grande
fatigue, Tchita qui m'apparaissait comme la déli-
vrance du tarentass, m'a fait dès Tabord une déli-
cieuse impression. 11 faut dire aussi que c'est une des
rares villes de Sibérie, je dirai même la seule, qui pos-
sède un hôtel digne de l'Europe par son élégance et
sa propreté, l'hôtel Badmayef. Il a été .construit par
un étrange aventurier bouriate dont l'histoire mérite
d'être contée, fût-ce brièvement. Badmayef avait
appris la médecine thibétaine : il eut l'idée géniale de
venir à Pétersbourg pour l'exercer ! Il avait un exté-
rieur agréable et infiniment d'aplomb: il réussit admi-
rablement dans le monde. De protectrice eti protec-
teur, il parvint jusqu'à Alexandre III, auquel il sut
faire valoir les services réels que rendrait à la Russie
l'action adroite que pourrait exercer sur sesr compa-
triotes un Bouriate dévouée la maison des Romanof.
Il représenta surtout au tsar les services qu'il pouvait
rendre, soit en aidant à la conversion des Bouriates,
soit en assurant, en cas de mobilisation, leur aide
^
I
LE BASSIN DE L'AMOUR 321
personnelle et leur concours en qualité de fournis-
seurs des troupes en campagne. L'empereur finit par
lui donner une somme considérable, pour cette œuvre
si utile, et aussi Tautorisation de fonder un journal
libre de toute censure : la Vie sur les confim orientaux^
et de correspondre directement avec lui, c'est-à-dire
en lui donnant une complète indépendance vis-à-vis
des autorités locales, Gouverneur et Gouverneur
général. Badmayef, sûr de sa force, dépensa sans
compter; il fonda un bel hôtel, une imprimerie, une
ferme modèle, que sais-je encore? et vécut largement
sur les'subsides impériaux. Mais, au lieu de ménager
les autorités locales, il les brava, ne les craignant pas :
elles minèrent sourdement son influence. Aujour-
d'hui, à la suite de différentes affaires très obscures
et très compliquées, auxquelles il a essayé de mêler la
Chine, son influence est ruinée. Son hôtel, par bon-
heur pour moi, subsiste encore!
Tchita, vue de loin, est fort jolie. Cette ville, âgée
à peine de cinquante ans, est logée au fond d'un
cirque de montagnes boisées : elle y rappelle un peu,
à distance, Stuttgart en plus sauvage, ou bien encore
un peu Zlatooust, en moins abrupt. De près, elle est
moins attrayante. Bâtie en échiquier, sur du sable,
elle est si large et si vide qu'on s'y sent mal à l'aise.
C'est en ce moment une ville morte, écrasée sous la
chaleur; ses innombrables chiens, assis sur le pas des
portes, s'ennuient et bâillent de n'avoir pas môme une
occasion d'aboyer aux passants : ils n'ont même plus
le passe-temps de mordre leurs puces, car il semble
bien qu'ils les aient toutes passées aux hommes.
En ce moment, une récente calamité publique,
l'inondation, ajoute encore à l'aspect désolé de
EN siaÉniE. 21
322 EX SIBERIE
Tchita. Toute la Transbaïkalie ei
d'une pluie inccssanle de plusi
taires supérieurs du fleuve Amoi
cl l'Argoun, se sont gonflés, et
a roulé, détruisant tout sur soi
qu'elle eût atteint le vaste fleuvt
Non seulement la route de T(
rendue impraticable en plusieu
ment l'inondation a causé d'ént
de la voie du cliemin de fer en
les ponts, engloutissant des mt
et à Strétensk, tordant les rail
ébouler ailleurs des remblais,
laines places les godets des fils té
encore, ici même, elle a enlevé
pour le flottage, et pour le chi
ainsi que toutes les meules de
les prairies. De mémoire d'hom
semblable inondation en ce pa
connaît en pareille matière. Le:
la province et pour la Russie en
va falloir, entre autres mesures i
la substructure du chemin de fi
laines de kilomètres, pour metti
pareils accidents. Plus spéciale!
de cette calamité est sensible poi
plus de foin, on est contraint de
beaucoup de chevaux, et où, i
préparé, on aura à peine le tei
mesure d'affronter l'hiver.
SO aoûl. — Avant de recucill
menls sur la province, j'ai teni
façon dont je continuerais mon
N DE L'AMOL'R 323
e de terre et la voie fluviale,
une el Tautre. La route de
)ar l'inondalion, et le service
uré qu'à grand peine : je suis
)'autre part, ringoda.arfluent
ui-méme de l'Amour, n'est pas
a : les paquebots ne dépassent
rares occasions où, par les
;nturent jusqu'à Mitrophane.
ire, on n'a donc que le choix
(1 radeau. Or, une barque est
;î, car les habitants de Tchila
ur leur usage. Le radeau est,
B locomotion le plus fréquem-
u"il oITce le double avantagîf
chandises, et de se vendre un
ik, où les belles poutres sont
t, l'inondation a enlevé tout ce
bords du fleuve : les poutres
prix à Tchita, et ont perdu
car, à Slrétensk,on"a repêché
i la dérive avait amenées. Ma
d'enviable, et je ne sais quel
uvé à l'hôtel deux ou trois
isse qui ont fait prix avec un
ir 130 roubles [400 fr.) leur a
ouvert de marchandises, une
e ils ont fait poser un parquet
il de l'eau, et une tente pour
tent demain matin, et je suis
ir installation.
it splendide qui se préparait,
lines, UD spectacle inattendu.
%
I
••!.•
324 EN SIBÉRIE
Sur la berge escarpée, tout humide encore de l'inon-
dation qui la couvrait hier, grouille une foule paisible.
Partout apparaissent des ballots, des femmes, des
enfants : des feux sont allumés, on soupe et Ton boit
du thé. Tous ces gens campent ici depuis deux jours,
attendant patiemment le départ du radeau sur lequel
ils passeront, les pieds presque dans Teau, quatre ou
cinq jours encore. Certes, la perspective de les imiter
et d'observer de près, lentement, les rives qu'on dit si
pittoresques de l'Ingoda et de la Chilka, me séduit
vivement; mais, d'autre part, les rhumatismes que je
risque à cette aventure me sourient moins. Nous des-
cendons, un de mes compagnons d'hôtel et moi, pour
visiter-ce radeau composé de trois trains de poutres.
Par malheur, trompé par l'obscurité, je mets le pied,
non pas sur les poutres qui font saillie, mais dans
l'intervalle qui sépare deux de ces trains : je m'en-
fonce dans l'eau glacée; cependant, je parviens à
saisir une poutre, à laquelle je reste suspendu, inca-
pable, à cause du poids de mes habits, de faire un
rétablissenient pour me sortir de l'eau. Une dizaine
de personnes sont témoins du fait : ah ! les bons Sibé-
riens, que ma situation leur paraît donc comique! de
quel cœur ils rient à voir mes efforts vains! Quelle
joie, sans doute, pour eux, de voir sans bourse délier
un homme qui pourra se noyer s'il faiblit et disparaît
sous le train, qui sera broyé entre les deux radeaux,
si le courant les déplace, ou bien qui, pour le moins,
souffrira longtemps de ce bain glacé! Oh! les bonnes
âmes! Nul ne bouge pour me tendre la main, et je
reste là jusqu'à ce que mon compagnon, un homme
excellent et gai, M. Elgasse, vienne me tirer d'affaire.
Vite en voiture, et, trois quarts d'heure après, j'étais
SIN l)E l'amour 325
Hel : une fois déshabillé, je me
l de vodka, avec l'aide de mon
m, et, la circulation rétablie,
je l'avoue, a un peu refroidi
ur les radeaux...
ips s'est passé en visites auprès
Ductionnaires. Les ingénieurs
t probable de la ligne de Mand-
eigné sur ce qu'ils savaient des
inondation. Il se trouve par
1 conformant pas exactement à
Saint-Pétersbourg, l'un d'entre
s élevée qu'on n'exigeait : il a
) de matériel. Il est impossible
ec tristesse pour la Russie à
fonctionnaires qui, depuis la
i questions de détail pour des
ss milliers de lieues. C'est un
qui a, sur le canal de l'Obi à
r une écluse plus étroite de 0,70
nze autres écluses du système,
les, sans doute, qui avait décidé
voie du chemin de fer qu'à un
'eau atteint par la grande inou-
ïe heureuse désobéissance, on a
1 bien des endroits, il a été trop
m'ont entretenu des travaux
Uation d'émigrants, que l'on a
)vince, II a fallu pour cela élû-
mes des paysans russes et des
personnes ont, cet été, colla-
îlheureusement, les renseigne-
I
F
i
r
i
••m
♦
I
326 EN SIBÉRIE
ments qu'ils onl recueillis se trouvent, dit-on, çàet
là entachés d'erreur, surtout en ce qui concerne les
Bouriates, les plus retors des habitants de la Sibérie.
J'ai même entendu dire que ces rusés indigènes ont
tenu des assemblées dans lesquelles ils Ont arrêté les
termes des fausses déclarations qu'ils feraient. Ce
n'est pas, sans doute, en (]uelques mois et sans une
parfaite connaissance préalable du pays que des
enquêtes impeccables peuvent être poursuivies parmi
les indigènes; toutefois, je suis loin de partager la
défiance de T[uelques-uns àl'égfkrd du travail monu-
mental des enquêteurs. J'y vois, pour le moins, une
magistrale compréhension de la besogne. Les chiffres
pourront y être inexacts, peut-être, en bien des cas;
du moins, la vive intelligence et le zèle de tels de ces
fonctionnaires que je connais personnellement me
sont garants d'une œuvre fortement intéressante,
pénétrante, juste dans ses lignes générales et, aussi,
dans une grande partie de ses conclusions... Oh! je
sens bien qu'en écrivant cette dernière ligne, je plaide
\kn peu pro domo mea *.
Tchita possède un musée ethnographique, cela va
sans dire, puisqu'il y en a partout en Sibérie * ; mais,
et cela est plus rare, ce musée, fort riche, est remar-
quablement classé. 11 est aux mains de A. K. Kouz-
netsof, un ancien exilé politique et un homme fort
1. Je viens de recevoir ce magnifique quvrage en 16 volumes,
et j'ai pu voir, en les feuilletant, que je ne m'étais pas trompé.
11 s'y trouve, entre autres, sur la vie et le mode d'exploitation
des paysans bouriates, des pages singulièrement captivantes.
J'y reviendrai, d'ailleurs, dans un autre ouvrage.
2. A Kiakhta, j'aurais pu parler d'un établissement ana-
logue, où j'ai surtout remarqué une belle collection, absolument
complète, de dessins coloriés représentant les mille et quelques
dieux (bourkhâny) de l'Olympe bouriate.
SSIN DE L'aMOL'R 3Î7
le sa méthode de classement qui
re rapidement le développemenl
rd, les produits naturels (miné-
naux) el la paléontologie; puis
liie locale, histoire des cultes,
industrie provinciale et l'indus-
itarni/). Ce petit musée me plaît
la flore locales y sont richement
bjels du culte bouriate y forment
rieuse. J'y ai remarqué aussi une
produits de l'industrie de l'or ; il
is de machines qui sont si riche-
fénisséisk, mais il s'y trouve un
î aux « trucs » du vol et de la fal-
3xemple, une magni(i<[uc pépite,
mg d'enfant, et fort lourde : elle
l'a fabriquée a volé un voleur :
pour 430 roubles (liOO fr.) à un
loi ' ; elle ne vaut que le travail
e, d'ailleurs, une adresse consi-
les d'or qui ont servi à la dorer!
)é de mon départ, j'ai encore
rquement des radeaux. Près de
t occupés à ajuster un palais de
lù la ville a fait construire pour
'erneur général des provinces
rai, qui revient de l'ouest. Tou-
ition sur la rive : on charge des
ses sur un grand radeau , et peut-
ndre place, moi aussi, si je ne
ici deux ou trois jours. J'ai beau
arliculicrs d'acheter de l'or, sinon à
338 EN SIBÉRIE
chercher des poutres : il n'y en
Cependant, aux abords de la '
des ouvriers réparent la rout
défoncée; on attend ce soir le G
ces ouvriers sont des prisonnier
lionnes pour cette haute circon!
paresseux les gardent, le regai
fumant, ou grignotant des noiî
plat ventre dans l'herbe, près de
ceaux'. En voyant tout ce mou'
rappelle une circulaire que j'ai li
une maison de poste, et dans
faisaient savoir que le Gouverni
faudra recevoir Son Excellence
cris, sans zèle indiscret. On aui
prêts du lait frais, des œufs, du
un samovar, de la crème », etc.
au Chat Botté : « Manants, si
serez tous hachés menu comme
23 août. — Ce matin, le Goi
donné audience et m'a fait un
général Serge Mikhaïlovitch 1
vieillard à moustaches blanchet
manières délicates, à la parole
causons longuement de l'avenir
dit ses efforts pour établir des re
suivies entre l'Europe, et spécii
Vladivostok. Puis, au moment
il me dit à l'improviste : « J'ai a|
continuer votre roule : si vous p
d'une banquette dans la salle
i. Ce jour même, trois (le ces prisonn
LE BASSIN DE L'AMOL'II 329
S ordonner de l'adapter. » Celle offre,
; une reconnaissance inexprimable, est
des joies que j'aie reçues depuis long-
néral y met le comble en m'invitant à
il il célèbre, par un toast vraiment lou-
ée de M. Félix Faure à Saint-Péters-
sst pas tout encore : par-dessus toutes
eu celle si profonde el si douce d'em-
'ieil ami Gavril Pétrovilch, arrivé ce soir
rès un voyage très tourmenté. Je mar-
- d'une croix rouge.
Nous sommes partis après midi. Si j'en
ips, je n'aurais certes pas abandonné ici
itch; j'ai gros cœur de le quitter, cette
3;lemps, et il me semble qu'en m'éloi-
je quitte le bon génie de ce voyage, et
rais être moralement seul, pour accom-
;rands fleuves et les grands paquebots
ion pèlerinage de retour. Jamais je n'ai
irofondément qu'aujourd'hui combien
lier des aventures communes, des aspi-
èlcs, et un même amour du vrai, dans
e mensonge a ses autels èl ses grands
au vraiment princier du Gouverneur
luble. Sur la moitié antérieure, se trouve
lion comprenant quatre pièces séparées
or central. L'autre moitié comprend la
e toit sert de poste de vigie au timonier, et
l'un pour l'équipage, l'autre pour nous —
blié ! Le personnel se compose du général
, du Gouverneur de Tchita et de la pro-
ïkalienne, le Général E, 0. Matsievski,
330 es SIBÉRIE
et de trois foDclionnaires de Serge Mikhaïlovitch ;
M. P. Cherbina, son chef de cabinet; le lieutenant-
colonel P. A. Donaourof, son aide de camp; enfin, son
secrétaire. Nous avons huit Cosaques pour manœu-
vrer les énormes rames d'avant et d'arrière, et un
sous-officier pour les commander; puis encore un
vieux pilote, ivrogne et bavard, toujours perché sur
le toit de la cuisine; enfin, le cuisinier et le valet de
chambre de Serge Mikha'flovitch.
Adieu vat! nous partons emportés. par un courant
qui fait de huit à dix kilomètres à l'heure. Les rives
filent avec une étonnante rapidité : elles sont rongées,
ravagées par l'épouvantable inondation d'il y a .dix,
jours. Quant à la rivière, l'ingoda, elle est fort pitto-
resque. Avec d'infinis méandres, elle s'allonge entre
des rives boisées, le plus souvent montagneuses, sur
lesquelles on voit perpétuellement, au-dessus de la
berge ou à flanc de montagne, tantôt la route de
Slrétensk, tantôt la voie future du chemin de fer, à
laquelle ou travaille sans relâche. A tout instant, on
aperçoit des feux, dfcs fumées, ici une nuée de mou-
ches rouges qui sont des moujiks, là des Chinois que
l'on distingue à la jumelle, plus loin, des Italiens, et
aussi,.m'assure-t-on, des Japonais et des Coréens.
Au crépuscule tombant, nous faisons halte au
village cosaque de Kroulchina fort éprouvé par l'inon-
dation. Huit maisons sur dix s'en sont allées au fil
de l'eau, et, en outre, les jardins potagers, qui étaient
placés en bordure de la rivière, ont été recouverts
d'un mètre de sable, durant les quelques heures où
ringoda s'est créé un lit temporaire. Enlîn, le pont
en bois de la grande route a été enlevé par les eaux,
transporté à plus d'un kilomètre en aval et déposé
LE BASSIN DE L'AMOL'R 33t
lamps. C'est une effrayante image de
taie et instantanée. J'ai honle pour-
3 ces Cosaques, écumeurs légaux du
[ payer des prix exorbitants aux voya-
ochers de passage, ne m'intéressent
ent, malgré leur misère. Ils ont un
qui me déplatt. En somme, leurs hbax
construiront d'autres, et ce sera tout
i se placeront juste à côté du chemin
rtera ici quelque peu de la route.
DUS nous sommes éveillés ce malin en
, et l'on n'a -pas'osé lancer le radeau
ure. Longtemps nous avons épié une
sommes tous si impatients d'arriver!
s'est levée et nous avons largué nos
rlissons toujours, dans la paix du cou-
ntralue, dans le silence que troublent à
à autre, le clapotis d'un tourbillon et
i du pilote. La rivièi-e, toujours aussi
line de kilomètres à l'heure), continue
léme aspect : des collines boisées, des
qui la contiennent, et toujours encore,
er, la voie du chemin de fer à laquelle
>nt occupés. En vérité, sur cette voie,
nsk on côtoie perpétuellement, cette
travail et d'effort est belle et impo-
îcostons quelques villages éprouvés
I, puis nous repartons après avoir noté
maisons enlevées, cl avoir promis des
six heures du soir, l'un d'entre nous
ip remarquer une fumée dans le loin-
arbres : on la jurerait semblable au
aquebol, si l'on ne savait que les pa-
332 EN SIBKRIE
quebots ne peuvent remonter jusqu'ici. Après quelques
détours, une perspective droite s'ouvre à nous, et,
tout là-bas, nous apercevons en effet la coque d'un
bateau à vapeur : les commentaires vont leur train.
Ce paquebot qui nous atteint enfin, s'appelle la Zéia.
Il appartient à un riche marchand de Blagoviéschensk
dont la femme et le fils se rendent à Irkoutsk. Désirant
leur épargner quelques centaines de kilomètres en
tarentass, ce père et cet époux modèle a choisi son
plus vieux paquebot, celui dont la perte lui serait le
moins sensible, et a permis au capitaine de le risquer
sur les eaux de Tlngoda. La dame connaît justement
le Gouverneur général : c'est pour elle une belle
occasion de demander une feuille de recommandation
qui lui facilitera l'obtention des chevaux de postej
elle offre, en échange, le passage sur son paquebot
aux généraux et à leur suite. Certes, le radeau nous
plaisait fort, par sa nouveauté, par sa relative com-
modité, par la douceur paisible de sa marche, et
nous avons tous grand peine à nous en séparer; mais
la raison l'emporte enfin : nous sommes pressés, et
la Zéia^ à la descente, fait 25 kilomètres à l'heure.
Demain matin, un peu plus bas en rivière, nous pas-
serons à bord du paquebot.
#
26 août, — Vers dix heures, à un tournant où le
courant nous entraînait avec une belle rapidité, nous
avons aperçu des hommes qui, d'un îlot, nous ont
fait des signes d'appel. Le général Doukhovskoï a
exigé que l'on stoppât pour s'informer : malgré la
résistance dû capitaine, peu soucieux de perdre son
temps pour des particuliers, nous sommes revenus en
arrière, nous avons jeté l'ancre, et nous avons opéré
le transbordement d*une vingtaine de naufragés. Ils
[>E L'AMOUR
grand radeau de m
isard, je serais par
ïn Excellence : apl^
la force d\i courar
de ce long radeau,
indis que les march
diomëtres plus bas
IX n'avaieni pas de
is une seule aman
ant, quelqu'un d'en
lage sur la rive vois
s un lieu désert, à 1
les avait dépassés
leur porter secours
s là bien longlemf
ouïe, du premier pj
18, ait osé se risqu
1 sûreté à notre b'
Is se trouvaient p.
ude nouvelle : la je
naïve, que, à table,
;iens en vacances.
7! Le capitaine, en
des billets de passa^
lotoire. Partout, ne
5 par les eaux : de
e fer fonctionnait 1
tes! l'inondation l'a
ns,le8 bâtiments de
is sont déplacées, u
ée dans l'eau. Cepei
imane attend le Gou
partient aux Cosaqut^:
F
334 EK SIE
l'Amour que commande S
mettent à la disposition de
déplacements. Ce petit vap
blanc, tout pimpant, un pei
les grilles qui protègent le
invité à y prendre passage,
volontiers que, tous ici pa
de la caisse des Cosaques, il
quitter d'une partie de mes i
par des pourboires. D'aille
l'exquise amabilité du gén<
si bien le monde, et devine
peut profondément blesser
fort bien le sens de mon ti
sente pour ces pays perdus la visite du plus bumble
des voyageurs qui les décrira.
'27 août. — Ce matin, nous avons atteint Slrétensk,
le point extrême oii s'arrête, à la remonte, la naviga-
tion de TAmour et de la Chilka. La ville a beaucoup
souffert de l'inondation qui a détruit le môle et plu-
sieurs entrepôts de marchandises. L'hôtel Voxal ,
situé sur la berge, repose lamentablement sur des
étais, une partie du sol qui le portait ayant été minée
par les eaux furieuses. Après quelques visites d'af-
faires, je rentre à bord où déjeune avec nous un
céli^brc pianiste polonais, Konski. Il a jadis reçu,
en qualité d'enfant prodige, quelques indications de
Beethoven — on le dit du moins : en tout cas, la
Russie l'estime beaucoup, et il a quatre-vingt-un ans
sonnés. C'est un petit homme à impériale blanche,
avec des mousUches cirées, et l'apparence générale
d'un vieux grognard du second Empire ; il a de petits
yeux, un front déprimé, une rosette multicolore
3IN DE L'AMOUR 335
ix; au doigt, une énorme amé-
avec celù, une bonne humeur
vraiment surprenante chez un
'uis aussi, quelle énergie! En
ne, il vient d'entreprendre une
Asie, et ii la termine par la
r de 2000 kilomètres de laren-
)ir, par grande pluie, et dans
afonde, nous avons, abordé à
sans grand intérêt, il est vrai,
versles des célèbres mines de
ats politiques ont été internés,
riosité que j"ai, ce matin, inter-
upes boisées derrière lesquelles
bagne) illustre; mais la pluie
t rendait la berge presque im-
, de l'ancien bagne, ne reste-t-il
[•s : ici, un bâtiment de prison
s bâtiments vides, une fabrique
ue gardent deux geôliers et un
irisonniers est fou, el les autres
gricullure. La raison qui a fait
îrise de l'argent. L'adminislra-
a plus trouvé ici son compte
Lai blanc, et elle s'en est peu k
iir les condamnés, on a trouvé
lus sûrs, à deux ou trois mille
1
lalion a fait de terribles ravages :
jusque sur l'autel d'une église
iux, a été inondée; desisbas oot
l'eau, el, à quelques kilomètres
33(1
plus bas, les habita:
paries eaux, loin de
sont au contraire él
le contenu des isbas
Ce n'est pas là un
car le fait m'est rap
grand, gras, brun, a
moustache qui sem
la petite bouche ror
lune.
Nous repartons pi
soir, se succèdent
surprenants de bea
ondulée et boisée dt
de collines, otTrant
rent l'horizon, et qu
gements de décor,
de rivière aussi s
resque : certes, je p
le Kasse, mais, à la (
et les châteaux du
grand tourisme int<
solitude perpétuelle
Nous nous trouvons
kalie qui n'offre de i
et qui se trouve co
moment des preraiè
Qui donc croirait à
ici ces fréquents pa
par une roue à leur
tueuses?
29 août. — Arrivé!
ofila Chilka,ens'uQ
BASSIN DE L'AMOUR 337
jui porte le nom de fleuve Amour,
rois heures à la station d'Ignachina
e, sur la rive chinoise, esl situé
nommé Mokho, contre de survei!-
stration d'importantes mines d'or
iistance. Ce poste compte environ
fénéral Djao-Mian qui commande
déjeuner le général Doukhovskoï,
ité. Nous traversons le fleuve, et,
Qchons de la rive chinoise, nous
des troupes : soldats mandchous
s chinois enturbanés de noir, velus
îue bordée d'une raie rouge, et
et par derrière, d'une lune blanche
ons. Ils portent des fusils très longs
i feux de salve, tandis que sur les
ne, des mortiers saluent le débar-
éral russe. - Certains soldats sont
rdes comme on en voit à l'Opéra-
;s ont des tridents... sont-ce des
ou bien des harpons à esturgeons?
forment en haie et nous précèdent
du village. Nous traversons une
lis une chapelle où se trouve un
, et nous pénétrons enlin dans les
général, qui était venu attendre son
idère. Djao-Mian esl un homme de
rantc ans, aux traits extrêmement
;rands yeux noirs très doux, volon-
;'est un magnifique type d'homme,
air chinois. On le dit extrêmement
lie, en tout cas, qu'il est remarqua'
it.- Quelle déception de ne pouvoir
338
causer dans sa langi
mun, el de passer pe
ligence sans la pouv
l'éclair des yeux !
Tandis qu'on prép:
autour de tables où s
cigares, des cigaret
moyen d'un interprèt
russe s'impatiente; o
et de réduire le no
enfin dans la salle à
voir un mélange de
Evidemment, c'est pi
tryon a fait couvrir li
comme je regrette h
même, mange avec û
servant de m'apporti
mot cliinois que j'aie
le comprend-on pas î
répètent interrogativ
tique qui entre enten
explication : les bagi
rent de là-bas ; j'oubi
prennent pas de prov
à l'étranger, deux d'
trer. en sont réduits
anglais! On m'appor
d'ivoire, et, sûr de moi
à la grande joie des v^iuuuib pii^ncuLs. nussuuL, t;ciii
devient un jeu : tous les Européens veulent avoir des
baguettes el s'essayer à les tenir entre le pouce, l'index
et le médium. On s'amuse beaucoup. Le dîner est
évidemment très riche, très recherché, mais j'avoue,
BASSIN DE L AMOUR S39
je le trouve sinon moins chinois,
nourrissant que ceux de Maïma-
ir, l'interprète ne sait pas lui-même
es mets qu'on nous offre : je suis
nmer au hasard, et de souvenir, ce
rs-d'œuvre sans fin, très étranges
souvent indéfinissables : des pâtes
oissons séchés débités en lamelles
papier; — du poisson doré; — des
s du vinaigre; — des noix aèclies;
- du chou de mer; — que sais-je
s œufs noirâtres; — des soupes
;aroni transparent; — de ces mau-
que l'on capture sur les rizières et
grands frais; — du mouton rissolé;
; — des ouïes de requin, croquantes
(S champignons noirs; — des vers;
apparence dont on me dit qu'il est
s d'hirondelles; — des cartilages
goût et croquants ; — des pousses
en guise d'asperges; — puis, des
is variées; — puis, subitement,
entre autres, une soupe aux petits
ol de riz traditionnel. J'oublie cent
oyen de tout retenir ' I
luriant mange, cause, et écoute à
IraducLions de l'interprète : il est
! ornée d'une crinière raide qui
pu âtre servi tout entier, vul'impatience
nous a cependant remiH un beau menu
pier rouge. Un savant l'a traduit k Khaba-
janl que chaque plat inscrit est lui-même
ne série de plats itont le (létnil n'est pas
340 EN SIBÉHIE
saillit en arrière, et d"un bouton
vêtement, tout neuf, est des plu
dont sodI faites ses tuniques, sont
modestes, de très bon goût. A
colonel à lunettes s'empiffre sai
lever la tête : cest plaisir de i
mâchoires...
Le dtner fini, on nous recondui
monial que pour l'arrivée, et, pai
tillcsse que mes compagnons ru:
tous comprendre ainsi, un oilic
notre bord un plat de je ne sf
nous avions tous mangé avec pis
3i août. — Tous les soirs, Ion
retiré dans sa cabine, le capitain
mence à raconter des anecdotes
tations. Il est tout jeune encore
gnon, bien né et bien doué, toi
artistiques' légers : il chante des
des aquarelles et esquisse des m
ces Busses extrêmement bien p
tion, et qui pourtant sèment lei
Ouifs Je requin
llololhurie>
Canilagos do poiss*
Pont ses de banibi
DE L'AMOUR 34-1
ignation de Tau-jour-le-jour,
posenl les horizons sans fin;
nombreux ponr qui demain
t parfois d'escalader la mys-
ont jamais vou/u sérieuse-
|u'il en soit, Dmilri Afana-
: avec qui les heures coulent
ane mémoire singuHère, et
ilté d'imitation, il est égale-
les cris d'animaux, des drô-
igues vivantes; il prononce
1 parle fort bien, ainsi que
enfin, il est irrésistible lors-
un Chinois, un Juif, ou un
împs font couler les heures
on travail ou- les entretiens
effet, de me mettre à même
gnements que je recueillerai
iverneur général me prend
m'exposer quelque nouveau
insiste aussi avec prédilec-
|ui sont offerts à ceux- de
abliraicnt à Vladivostok ou
des comptoirs d'importation
)sea et vides, les rochers
sombres se succèdent sur les bords du grand fleuve
où nous glissons. L'un de nos compagnons de
voyage, le colonel V. F, Pélrof, qui escorte le géné-
ral, m'explique comment on chasse le tigre dans les
forêts qui bordent la rive chinoise. Le tigre est e.n
effet très commun dans ces parages, et il étend ses
342 EN SIB
déprédations presque jusqi
moins jusqu'au-delà de l'C
énorme, le plus grand, dil-i
et, en hiver, sa fourrure, qui <
est particulièrement appré'
qu'il a dans son service deu
dont l'un a déjà tué 6 lig
abattu 13. Voici, dit-il, com
s'enfoncent dans la forêt vi
carabine et leur chien. Si c
a chance de tirer sans être
le fauve prévient le chien
qu'il choisit toujours pour
l'homme. Dans les deux cai
tigre, si l'on a le sang-froid
rière l'oreille, i'endroil qui,
par excellence.
i" septembre. — Nous a
chensk. Tout à l'heure, !
nous a accostés et a déposa
K. N. Gribski, le sympathiq
vince, et quelques officierf
quable par sa modeslie, son
énorme carrure, se trouve 1(
célèbre explorateur du Pan
vient précisément de dirigt
rivière Soungari, le grand af
et d'y déterminer, au prix c
véritables dangers, des pt
futures expéditions en Mam
Blagoveschensk est une
l'américaine, au cordeau, si
Amour, près de son conflue
! BASSIN DE L'AMOUR 343
onal, la Zéia, Les rues s'étendent
it si larges qu'elles paraissent vides,
d'un officier de police chargé de me
, qui ne me quitte pas d'une semelle,
a connaissance d'un savant local,
ivitch Kirillof, professeur de latin au
et statisticien passionné. C'est un
maisseurs du pays, et en outre, ce
c'est un homme profondément ser-
II me comble de prévenances, me
, des brochures sur cent questions
offre aussi le précieux dictionnaire
ns lequel il a versé la somme de ses
r la province. Ah! l'aimable savant,
cette raideur que communique par-
.e bon el s'ouriant latiniste ! II trouve
î multiple vie intellectuelle, le temps
îrger : il m'offre de succulentes mira-
pour moi les premiers fruits de cette
Bs sous ses fenêtres, et me fait appré-
infitures faites avec des framboises
lies tout auprès. Comme on aime,
îssée, marquer au passage le profil
omme!
s relatives à l'émigration el au ser-
i'or, j'en dois noter une curieuse,
B à un jeune Français, M. Gay, établi
à Blagoveschensk. M. Gay, auquel
mais, tous ceux de nos compatriotes
descendent le fleuve Amour, a fait
!C la Sibérie à la suite d'une expédi-
Uaquelleil s'était trouvé adjoint. Fort
prenanl, sérieux de bonne heure, ce
344 EN SIBÉRIE
Lyonnais reconnut vile que, dans ce pays neuf, on
pouvait trouver des occupations plus intéressantes
que celles qui avaient retenu ses compagnons de
route à Irkoutsk durant l'hiver 1893. Avec un de ses
amis, il s'établit à Blagoveschensk; là: tout en étu-
diant quelques entreprises de grande envergure qui
ne sont pas mûres encore, ils s'occupent ensemble de
constructions et d'importation. Sûrs de voir présider
à la disposition des immeubles quelque chose du
goût français, et, à l'emploi des fonds, une honnêteté
occidentale, les particuliers. et la municipalité acca-
blent nos jeunes gens de commandes. MM. Gay et
Mangini viennent, à l'admiration généralç, de con- *
struire en soixante-douze jours un coquet Palais de
justice où s'installeront les nouveaux juges, et déjà
plusieurs maisons particulières qu'ils vont élever leur
sont louées sur plan. Ils profitent, et c'est justice, de
cette fièvre du bâtiment à laquelle sont en proie quel-
ques villes de l'Extrême Orient sibérien, depuis que
le monde est rempli du bruit répandu sur la richesse
fabuleuse de leurs districts miniers.
En outre^ M. Gay et ses associés s'occupent d'im-
porter des articles français qu'ils revendent au demi-
gros, à des bénéfices tellement rémunérateurs qu'ils
peuvent supporter les dépenses et les risques du fret,
placé tout entier aux mains des Allemands. Vladi-
vostok, Nicolaevsk et toute la Transbaïkalie sont
encore à cette heure exempts de douane. Seuls, les
alcools, vins, liqueurs, sucres et tabacs, acquittent à
l'entrée des droits d'accise égaux à ceux que payent
les fabricants russes. Dans ces conditions, le prélève-
ment d'un bénéfice net considérable permet encore
aux importateurs de fournir des produits à des prix
lE L'AMOUR 345
1 -comme très peu élevés.
)r les magasins de la ville;
ain naturalisé, M. Émeri,
igYicoles, cenx d'un Russe,
de très médiocres articles
uccursale de la puissante
Hambourg, où l'on trouve,
esque tous les produits de
'industrie allemaudc. Il y a
-„..„^ ™ „^-«^„,,j, „ .,...^ pour nos compatriotes.
En somme, Blagoveschensk laisse l'impression
d'une ville qui se développe : à causer avec ses com-
merçants, ses administrateurs, ses rentiers, on reçoit
l'impression d'un mouvement rapide d'ascension et
d'entreprise. 11 semble même qu'à voir dans cette
ville russe le grouillement inaccoutumé d'une foule
chincîise et de tout un peuple de jonques mêlées aux
barges et aux paquebots, on saisisse sur le vif ce
mouvement confus, et que l'on devine l'endroit où la
fourmilière va se creuser.
3 septembre. — Reparti sur l'^ïamane, je me suis levé
au point du jour pour voir, sous les reflets verdâtres
et laiteux d« l'aurore, se dérouler l'énorme embou-
chure de la Zéia dans le fleuve Amour : c'est une mer
calme, un lac sans rives. Au loin, des feux marins qui
brillent encore; au ciel, des étoiles très hautes qui
pâlissent... Et bientôt, l'énorme fleuve est pris d'un
roulis qui complète l'illusion marine. Tout le jour, lo
vent nous a secoués sur ses eaux immenses élargies
encore par l'inondation, et nous avons marché vers
Test dans un paysage "plat et attristant. Sur le soir,
dans un village cosaque, des hommes se sont plaints
le ce que, depuis quelques années, les Chinois de
346 EN SIBÉRIE
Taulre rive ne leur afferment plus leurs meilleures
terres : « Mais patience, ont-ils ajouté, la bête de fonte
(la locomotive) viendra, et nous les prendrons, ces !
terres... » i
4 septembre. — Le défilé des monts Petit Khine-
Ghâne que nous avons traversé ce matin, est une des
curiosités de FAmour moyen : deux énormes éperons
rocheux, subitement rapprochés, tiennent prisonnier
le fleuve colossal étalé hier sur deux kilomètres de
largeur. Ces montagnes boisées, devenues brusque-
ment si proches que Ton y recotinaît sur la pente les
essences d'arbres, sont vraiment imposantes. Il règne,
dans ces défilés longs de vingt-cinq lieues, une paix
sombre et comme religieuse : on dirait que le fleuve
paresseux, mais remuant, s'est recueilli pour passer
par cette longue épreuve.
En ce moment, il est onze heures du soir ou minuit;
la nuit est très sombre, et nous sommes à Tancre au
milieu d'un bras inconnu du fleuve débordé. L'eau,
qui monte toujours, bruit et clapote sous notre quille,
avec une violence inquiétante. Après nous avoir laissé
marcher longtemps sous un rayon de lune projeté en
travers des flots, notre pilote s'est égaré, ^t nous avons
failli échouer. Au loin, à perte de vue, dans l'obscurité
que les regards finissent par percer, le fleuve, plutôt
deviné qu'aperçu, s'étale dans un paysage plat, froid,
un vrai paysage de mort. Et je sens remonter en moi
des souvenirs du printemps passé, de l'Obi boueux,
de la Kiète ferrugineuse, dé la taïga sombre où les
premières caresses de juin faisaient éclater les bour-
geons des bouleaux. Est-ce la seule différence entre
le printemps et l'automne qui me fait éprouver aujour-
d'hui des sensations si différentes de celles d'alors^
DE l'amour 3i7
!, l'énervement d'un voyage
tout cas, sur ce versant du
ahi d'appréhensions, de froid
re, et je comprends les émi-
les efforts du Gouvernement,
ter ces terres, fertiles, il est
et lugubres...
ï de passer trois jours à Kha-
cette immense province pri-
3 quelques impressions vives.
il de la ville, admirablement
;nts ondulés qui forment la
; de rOussouri, son puissant
magistrale, en face de l'im-
élent les eaux gonflées des
«maisons sont en bois, pour
luquets de verdure qui les
ne apparence riante, malgré
a cité ce caractère de grand
tant de villes sibériennes.
Ile toute récente, et, comme
reux établissements d'utilité
russe a depuis longtemps
dans cette contrée un centre
en face de la Chine, que l'on
it on redoute les forces nais-
e. Peut-être l'idée primitive
e due en partie à des consi-
en tout cas, elles sont clai-
Ic rapport du Gouverneur
)ur l'année 1896, rapport qui
le lecture de la bibliothèque
une influence russe dans ces
348 EN SIBÉRIT
parages, il faut d'abord y amener de§ hommes : de
là le développement de l'émigration officielle sur
l'Amour et l'Oussouri, et les avantages accordés aux
colons volontaires. Il faut, ensuite, développer dans
la province le grand cïimmcrce : on y a tâché par la
suppression des droits de douane, et, comme on crai-
gnait de voir la contrée prise d'assaut par les étran-
gers forts de leurs capitaux, on a d'abord, par une
loi, d'ailleurs récemment rapportée, inlerdil à toute
personne qui n'était pas sujet russe, d'acquérir des
biens-fonds danslaPriamourie. On a enfin tenté d'oc-
troyer aux villes quelques-unes des commodités occi-
dentales. C'est évidemment pour cette raison que
Khabarovsk, médiocre village il y a quelques années,
a été élevée *u rang de capitale de gouvernement,
et 'pourvue d'une foule d'institutions civiles et mili-
taires. Je n'en ai pas fait, certes, une étude appro-
fondie, et j'avoue môme n'avoir porté sérieusement
mon attention que, d'une part, sur la bibliothèque,
riche de 40 000 volumes, et le musée ethnographique,
et d'autre part sur le champ d'essai.
Le musée est fort joli. Outre les collections obli-
gées de la faune et de la flore locales, il possède une
magnifique collection d'idoles {bourkkany) du culte
bouriate, la plus riche et la plus élégante de celles
que j'ai vues en ce genre en Sibérie.
Le champ d'essai, dont l'inslilulion rappelle celuf
qui fonctionne à Barnaoul, dans l'Altaï, est destiné,
d'une part à faire des essais d'acclimatation -de
plantes nouvelles avantageuses pour les cultivateurs,
et, d'autre part, à fournir à ces derniers des semences
irréprochables et des plants d'arbres fruitiers. Il y est
adjoint un rucher dont les paniers sont distribués
IN DE L'AMOUR 349
ans ou aux colons qui en font
condition de transmeltre eux-
3urs voisins, au moment de la
i sont intéressantes, et la con-
IX qu'un arrêt de trois jours;
icuUés que présentent les com-
X ou trois mois qu'il m'y fau-
lier dans le détail : cela m'est
dlu prendre congé de l'homme
l'hôte durant près de quinze
thovakoï'. Une station encore
ol russe, et mon travail prépa-
is une petite station du chemin
Tdue dans la forêt, la station
; laquelle, dans trois jours, doit
Icielle des rails qui établiront
re Khabarovsk et Vladivostok.
1 d'un très aimable ingénieur,
'sianof. La nuit est splendide,
-Dans le bureau, une pendule
ït le télégraphe ticote sans se
'oisine de la mienne; le jeune
Vasili Vasiliévilch va et vient
t, comme. un chat, et met le
jr le lit, derrière un paravent,
paisibles intervalles, mon guide
ernof. M. Tchernof m'a piloté
i reçu avec insistance dans sa
compte, m'a accompagné jus-
350 EN SIBÉR
quici pour me faire voir des villages démigranls.
Arrivés ici il y a deux heures, nous avons dîné de
provisions qu'il avait apportées, entre autres, d'une
succulente boite de conserves militaires contenant de
la soupe aux ctioux avec du sarrasin (chtchickâchoye)...
Mais il est temps de noter le détail de celte journée.
Nous avons quitté Khabarovsk en drézina. J'ignore
le nom français de cet instrument que je ne saurais
mieux désigner que par le surnom de cycle sur
rails. La drézina se compose d'un siège posé sur
quatre roues de wagon. En arrière de ce siège se
trouve une manivelle double actionnant, au moyen
d'une chaîne de bicyclette, deux pignons à multipli-
cation. Deux ouvriers, debout sur un marchepied,
tournent cette manivelle, et la machine s'élance sur
les rails... On éprouve d'abord on sentiment très
étrange. Je ne suis pas habitué à circuler si près des
rails, et à en remarquer ainsi les inégalités. Ces
petits rails sibériens, tout minces, tout chélifs, sont
déjà bossues et tordus; en outre, tous les dix ou
quinze mètres, des bâtons, destinés à marquer le
futur niveau du ballast, font saillie entre les tra-
verses. Faute d'habitude, il semble à chaque instant "
que ces bâtons, sur lesquels on arrive rapidement,
vont arrêter la drézina et la culbuter. Puis, ce sont
les courbes, puis les descentes, puis les côtes qui
vous inquiètent; j'éprouve, durant le premier quart
d'heure, une appréhension délicieuse qui me fait
courir dans le dos de petits frissons de joie enfantine.
Puis, je m'habitue à ces inégahtés de la voie comme
on s'habitue, sur une bicyclette, aux accidents de la
route : la jouissance du voyage est alors complète.
La vitesse moyenne que les hommes, fréquemment
"'?»W
E L AMOUR 3ril
licule, est d'environ 13 à
□ irait aisément beaucoup
;e le défend sur une voie
i passons ainsi entre des
laute que nous effleurons,
les remblais qui peu à peu
lérie de hauteurs qui sem-
>ut le longde la ligne, des
ns élargissent la voie en
es achèvent des remblais,
qui seront des réservoirs
toute espèce : soldats
îakhaline, hâlés, vêtus de
unes, Chinois en bleu,
!, Presque tous ces Jaunes
torse de bronze aux bras
s hâte, mais sans arrêt.
de peuples, ces Blancs de
les, ces Jaunes à cheveux
eur chignon, et leur insé-
it cela se croise, se mêle,
les-chiourme maintiennent
dirigent le travail; et, de
s, de ces forces vulgaires,
(f le ruban de fer porteur
civilisation : il s'allonge
impénétrable taiga et la
tigre, de temps à autre,
>nge, fluet, bossue, il en-
emain, seront des rivières,
qui, demain, seront des
ujours, infatigable, admi-
352 EN SIBÉRIE
rable de ténacité, il va ainsi sans hâ
tera plus qu'à l'Océan...
Cependant, nous roulons toujour
zina, et noua arrivons enfin au bout des rails posés,
ayant fait ainsi 60 kilomètres en quatre heures^ Nous
nous arrêtons chez un surveillant de forçats, un grand
gaillard brun et doux. Sa femme, une forte personne
bien en chair, accueillante et souriante, se plaint,
tandis que nous prenons le thé, d'être obligée de
retourner bientôt dans l'Ile de Sakhaline, bien que,
B après tout, on y puisse vivre gentiment, entre soi,
dans cette Ile des forçats, où l'on' a pour cuisinière
une empoisonneuse, pour cocher un assassin, et pour
portier un vagabond de Sibérie o. On nous procure
enfin une voiture défoncée et un mauvais cheval, et
nous partons. La route e^t abominable, surtout
lorsque nous nous dirigeons du village vers la sta-
tion souâ le clair de lune enchanteur qui semble
narguer notre misère... Lorsque nous sommes arrivés
ici, tout à l'heure, j'avais bien gagné la soupe aux
choux au sarrasin!...
9 septembre. — Depuis deux jours, nous glissons
en -train spécial sur la voie encombrée d'ouvriers.
Mais, le moyen de s'ennuyer avec des hôtes si pré-,
venants et si cultivés? D'abord, Nicolaï Serguiévitch
Krouguelikof , constructeur de la ligne Oussouri-Nord ;
puis Dmitri Léonidovitch Khorvat, directeur de la
ligne Ou9souri-Sud; enfin, Féodor Ivanovilch Knor-
ring, directeur de la traction. Nous- causons beau-
coup des questions techniques relatives au chemin
de fer qui nous emporte. J'apprends, par exemple
que l'immense plaine marécageuse, -que nous traver
sons en ce moment, et où les inondations d'automn
33:1
glaise
lento
tîvales
irfois,
terre,
erses,
allées,
e que
liés le
ipéné-
Kt des
uverte
eindre
es qui
îue je
est de
5pèces
oyales
■ers le
lissent
iur les
i émî-
. dans
y vois
urellc-
. loués
ns. La
ôté de
e de la
ma rai-
35V EN SIBI^RIE
cher et potager dans un florissa
sûr que le Russe n'y a pas mis 1
y cueillir des fruits cl des légu
dinjers jaunes y ont tout fait. L
lent en disant : <• Bahl un beau j
les Mansis {sobriquet des Chin
sera pas si aisé, pèut-fitre„.
Nous avançons toujours. De ]
lèvent, au passage du train, des f
sauvages, et leurs vols sont les
l'horizon désert. Nous entrons
dés fruits : raisins, melons, me!
aux stations oii notre Irain l
approche rapidement : voici Ni
raccord du transmandchourie
heures, sans doute, nous atlein
serons à Vladivostok, au bout d^
iO septembre. — Nous somme
et nous avons achevé notre son
réveil, Je me trouve sur le port
Unes se dressent avec des étagi
blanches, et, devant moi, se ■
splendidc, où de gros cuirassés
l'ancre; de toutes parts, j'aperç
embarcations qui circulent, de
qui lèvent leur voilure quadrilla
cernent, portées par la brise, ve
des collines vert sombre. Je ne \
ce spectacle, contemplé à la vi
La mer, celle gratide baie, celle
on l'appelle, est pour moi la
d'union, et, en même temps, le
gare, je lis une plaque innocent
BASSIN DE L AMOUR 33S
jMis Saint-Pétersboui^, 9877 verstes
11, elje songe que, ces milliers de
li parcourus lentement,_sans presque
La ville est pleine de monde : les hôtels sont pris
d'assaut; ils sont d'ailleurs tous plus exécrables les
uns que les autres, et c'est après de longues négocia-
tions que j'obtiens à l'auberge allemande La Corne
d'or, un mauvais coin de chambre oii m'abriter.
Vladivostok, il faut le répéter, est une ville char-
mante d'aspect, laplusjolie, certes, de toute la Sibérie,
avec ses collines oii les maisons blanches s'abritent
dans la verdure, et avec sa belle rade qui s'allonge
toute bleue entre des montagnes. En outre, c'est un
port de mer très animé, dans lequel se remarque par-
dessus tout l'indolente cohue des Jaunes. Les Chinois
et les Coréens se voient partout, couvrent tous les
chantiers de construction, encombrent les carrefours
et l'embrasure des portes cochères; ils sont presque
toujours mal vêtus, les Coréens de vêtements amples
en toile blanche, les Chinois, de coton bleu; souvent,
ils sont déguenillés, ou circulent le torse nu. Rien ne
donne plus vivement l'image de la pauvreté tenace à
vivre : à les voir, on comprend l'invasion dont ils
nous menacent. Tout ce mouvement de la rue est
nouveau pour celui qui vient de passer six mois dans la
Sibérie sommeillante. J'y prends plaisir, et j'en détaille
les éléments. Je m'amuse à voir ici des Chinois em-
ployés à tout faire, et aussi, des Japonais aux cheveux
rudes, au visage bien lavé, aux petits yeux noirs très
mobiles, et avec cela, dans leurs vêtements européens,
l'air de valets de chambre qui auraient hier ciré vos
bottes.'et viendraient, ce malin, d'hériter d'un gros lot.
3aG EN SIBÉRIE
Nous avons des compalrioles
d'abord, un ingénieur, M. Lebrun, qui a servi la
Russie durant trente-neuf ans, et qui, par une fierté
admirable, n'a jamais voulu, au prix d'une pension,
se faire naturaliser Russe. Notre pays, qu'il sert indi-
rectement par sa noble attitude, saura-t-il, au bon
moment, faire quelque chose pour lui, et le brave
marchand de bois qui va devenirnotre agent commer-
cial saura-t-il attirer sur ce vieillard l'attention de
notre ambassadeur?
Après M. Lebrun, il faut citer M. Monset qui fait, à
une lieue de la ville, le commerce du bois; puis
M. Ménard, qui, naturalisé Russe, fait de l'élevage
dans une tle, et s'occupe très intelligemment, en ville,
d'en écouler les produits.
/ / septembre. — C'est jour de fête pour les. Jaunes,
et on ne voit plus qu'eux dans la rue. Chinois nattés et
rasés de frais, Coréens à l'air brute, Japonais, Japo-
naises menues trottinant sur leurs socques de bois.
Un peu en dehors de la ville, voici un champ de fête
chinois. J'y aperçois un temple près duquel brûle un
four dans lequel on jette des feuilles de papier oii
sont imprimées des prières. Des pétards crépitent
non loin de là, je ne sais pourquoi. Un théâtre en
plein vent amuse vivement ses spectateurs, qui
restent debout ou bien accroupis sur leurs talons.
Enfin, une multitude de marchands forains étalent
des chatteries que la foule énorme et désœuvrée achète
sans relâche,
i2-i 3 septembre. — Tous mes repas sont retenus par
l'un ou par l'autre : jusqu'au bout, l'hospitalité russe
semble m'étreindre. Ce sont d'abord mes compagnons
de chemin de fer, puis M. de Traubenberg, l'homme
BASSIN DE L'AMOUR 357
adivostok.puis l'un, l'autre, jusqu'à
ïicier de marine qui me fait visiter
! : Pàmiale Azova. Bref, on e'ingénie
me fournir des renseignements, à
impressions, à me laisser de ces
ibériennes un souvenir doux, Cepen-
rmi les habitants de cette jolie ville,
1 climat funeste, des vents terribles
er, de son humidité, et, par-dessus
ficuUé matérielle qu'on éprouve à y
des appointements coloniaux? Via-
ri franc de douane, mais tout y est
i que tout y vient de l'étranger, et
irs, trop peu nombreux, sont sans
)uteille de bière coûte 1 fr. 50 à
I bière japonaise. La maison Kunst
bourg, qui réunit dans ses redou-
ous les commerces imaginables, y
;, la banque et le fret maritime,
>uleux de la camelote allemande —
éclare presque satisfait. Une bou-
)gne allemande, qu'ils ont apportée
illerhands, et pour laquelle ils n'ont
droits d'entrée minimes, vaut au
ilcmagne : ils la vendent ici 2 fr. 'lo,
•este. Nos compatriotes compren-
. intérêt à travailler dans ce pays,
longtemps lier les mains par l'en-
iageries maritimes, qui ne veulent
ne annexe du Japon à Vladivostok?
ousautres Français que l'on appelle
tomber aux mains des Allemands
laponais plus rusés et des Améri-
398 E\ SIBÉRIE
cains plus hardis, qui, non contei
des traverses à la ligne dé Mande
chines agricoles aux colons, vont
de paquebots entre un port califon
riénne du Pacifique, faisant ainsi
compagnie japonaise Nippon- Yaui
Vladivostok, en somme, laisse
de ces villes qui sont charmantei
d'oeil , mais dans lesquelles on
intérêt. Lu moitié de sa popula
de fonctionnaires, et si l'on veut a
de ce qu'il y a d'incertain dans i
suffit de considérer que les femn
dans la proportion de 18 pour^ 1'
domînance de la population masci
ment qu'on ne vient paS ici pour
un long établissement. Malgré t
Gouvernement russe pour y attire
ville ne sera longtemps encore,
camp volant. On peut même a_
poul-suivant jusqu'au bout cette (
douanière qui consiste à frapper
les nouvelles voies de pénélrâlio:
contraire encourager, le minist
enlever aux ports sibériens du Pa
de douane, Vladivostok tombera i
BOUS de ce qu'elle est aujourd'hui '
l. J'ai lant insisté sur. cette idée dans
ques, que j'ai peur d'y revenir Ici iro
dire cependant que, I^iver dernier, dei
so m .partis pour Vladi<ostok, et que \t
bols, Nord marilme, s'organise pour
directes entre Tétershourg, les - porls
d'Exlrême-OrienU la Chine et VUdivosto
- 2. Si mes renseignemenls de 1898 son
: DE l'amour 350
ûleuse : que sera-ce, lorsque
par toutes les exigences des
„„„, rés désormais d'une concur-
rence étrangère sinon bien dangereuse, du moins un
peu gênante? Cependant, c'est -dans deux ou trois ans
que cette mesure sera prise, mesure orgueilleuse, qui
Veut à tout prix développer l'exportation lointaine d'un
pays qui, pourtant, déjà se suftit à peine à lui-même
dans l'intérieur de ses colossales -frontières euro-
péennes. A Saint-Pétersbourg, on sait exactement le
nombre des soldats écbelonnés ici depuis Nicôlskoyé
jusqu'aux forts.' qiii dominent la rade et le goulet,
mais, en revanche, on ignore le prix d'une livre de
Viande,, d'un btré de pétrole, et d'une charge dp bois,
à Vladivostok. On' favorisera sans y prendre garde
deux, bu trois fabricants russes, au détriment de
quinze ou vingt mille pauvres hèreà pour qui la vie
deviendra ici presque impossible...
Ces réflexions viennent d'être interrompues par un
brouhaha sous ma fenêtre : information prise, ce sont
des prisonniers chinois que l'on mène dans la rue : ils
passent en efl'et, déguenillés, sales, leur tressé roulée
autour dii crâne, l'air sinistre et gouailleur,' finti'e
un piquet de soldats et la foule qui les regarde. ;0n
vient de les capturer d'étrange façoïi. Un avocat de
là ville, étant allé avec des amis chasser dans une lie
voisiné une espèce de cerf dont les bois se vjendent
fort cher en Chine, fut, durant la journée, assassiné
dans là forfit. Ses ^mis retrouvèrent son corps, et
^lOQ de rranchiaé est. décidée. La TraDsKalkalie sera bientût
égalemeilt soumise à des droits de douane. Cela parait tellement
surprenant qu'il faul supposer que les Russes y trouvent un
Avanlage.qus nous ignorons. ' - ' . .
360 EN &ID
le Gouverneur informé em
trois cents soldats battre l'tl
les assassins, tandis qu'une
tour pour empêcher, de leu
fuite. Ces Iraqueurs dhomir
jours, et leur chasse vient
capture de cinq brigands cl
est plein de surprises.
i5 septembre. — En mer.
fais route vers le Japon, à bi
de la Flotte volontaire, le l'éle
compagnons de voyage ne i
ou à Chang-Hai. Ceux qui c
l'Europe passeront à bord
risque d'un double transbon
la mer est verte; elle est un
ridé de brise. Nous avons
vertes collines qui protègent la rade de Vladivostok,
et voici déjà qu'après vingt-quatre heures nous vec
d'apercevoir l'Ile de Matsu-Sima: le Japon est procl
Ainsi donc, j'ai quille la Sibérie, le pays mystéri
dont jadis j'ai tant rêvé! J'ai quitté cette énorme t
qui pour moi s'est désormais diversifiée, séparée
provinces, en villes, en villages, en sites hostiles
sympathiques, en coins aimés. J'ai quitté la Sib
féconde, la Sibérie souriante, la Sibérie triste. Je v
de lui donner de longs mois, d'essayer de la péné
inlellectuellement et moralement. Je l'aimais d'avai
d'instinct, comme j'aime les horizons tristes dt
Russie : j'y ai maintenant trop travaillé, j'y ai ress
trop d'émotions diverses, pour que cette sympa
n'ait pas jeté en moi des racines profondes, et ne
IN DE L'AMOUR 361
! et raisoonée. Sans doute, j'ai,
:>Ique chose de mes premiers
)our bien connaître les défauts
^diables de la terre aux hivers
pas moins dans mon affection
I retournerai, je Tespère, pour
les questions que j'ai seulement
pas tombé par hasard, comme
blierai pas demain, comme on
e de voyage. Est-ce à dire que
r? Non certes! depuis Verkhné
pressé pour ressentir de ces
se tisse le regret sentimental,
ysique, en même temps que de
nsommeillé; j'ai besoin de sen-
5 impressions de nature bru-
î, enfin, après la traversée du
our : la visite que je vais faire
, d'ai
'^ÎRff
VIII
Flânerie dé retour.
IMPRESSIONS JAPONAISES
Le mois fort court que j'ai passé au Japon m'a
déridé, a détendu mon esprit en amusant mes yeux. '\
Ne connaissant pas un mot de la langue du pays, et .j
ne possédant malheureusement ni le pinceau d'un î
écrivain descriptif, ni la belle confiance d'un enquê-
teur pressé,* je n'ai pas- la prétention d'avoir rien ^
découvert dans les îles Jaunes. J'y ^i certes Jenù ■
beaucoup de^ conversations, mais toujours en anglais,
à moins que ce ne fût par signes : ces moyens d'in-
vestigation sont trop insuffisants à mes yeux pour
que j'y attache quelque importance. J'ai suivi, le
Murraïf en main, et un guide à mes côtés, la route
classique des touristes, et j'ai vu les temples qu'il faut
v.oir. Mais, à quoi bon les décrire' en prose pâle-,
lorsque Murray nous en transcrit fidèlement l'histoire
et les dimensions, et que Pierre Loti, qui les a vus
comme au travers d'une lunette grossissante, nous ei
donne une description lyrique, Sentimentale, dél
cieuse? C'est tout juste si quelques-uiîes de mes scn
sations et de mes réflexions n'auront pas le caractèr
du « déjà dit » : en tout cas, elles seront brèves.
j
: DR RETOUR
i-midi spléndide en rade de
re s'allonge à l'intérieur des
resqué une déceplion à voir
ïs de Ia_ colline où cTiàntent
ait Madame Chrysanthème.
I fond de la rade, cette jolie
modestement tapie dans la
1 des cèdres capricieux, que
èine.
la sirène, des sampans sont
Dateaux plais, allongés, sur*
e petite cabine, comme une
gondole vénitienne; un homme les manoeuvre' au
moyen d'une"très longue godille; il est le plus souvent
' vêtu d'un pagne blanc, si tant estqu'on piiisse donner
le nom ambitieux de pagne à cette mince bande de
toile qui serpente autour de ses reins bronzés. D'qu-
tres bateliers, plus coquets, ont revêtu leur chemise :
elle descend à peu près jusqu'à la ceinture. Ils sont
très' vifs et très adroits, ces bateliers, et ils sont laids,
grand Dieu ! Voici déjà des Japonais à bord. Un mon-
sieur à limettes, vêtu d'un kimono, et l'air fort respec-
table, "m'accoste; je prête l'oreille poliment : horreur 1
il me dit en russe dé très vilaines choses ! 11 est cocher,
•^éclare-t-il avec un engageant sourire, ses jambes sont
iccellentes, et il connaît à fond la ville. Et moi qui
avais pris pour un fonctionnaire!
Mè voici descendu eii ville, La traversée dans un
impàh, secoué par le balancement de la godille, a été
larmànte. Et quelle adresse a le batelier! Comme il
304 EX SIB
sait se glisser parmi les cent
encombrent la rade et les q
djin-rik-cha, un pousse-jjouâs
entre tous ces drôles à der
el m'assiègent, tirant tous, i
gante petite brouette? En ^
d'anglais t je le prends et i
ta ville. Tout m'amuse ic
coiffure aux grandes coquf
des femmes, puis, le kimont
long, à manches pagode;
poitrine, laissant libre un
le fixe par une ceinture. Ct
simple, est fort élégant; mi
ne pas couvrir les jambes; s
marche devant vous, voit-or
ses mollets nus. Aux pieds, on porte des chaus-
settes de coton blanc, avec le pouce détaché, cpmme
dans une mitaine; cela permet de saisir la corde au
moyen de laquelle on retient et manœuvre les san-
dales plates ou les socques de bois sur lesquels on
marche au Japon. Les hommes du peuple vont tous
la tête nue : leurs cheveux noirs et rudes, coupés
court, semblent s'accommoder malaisément d'une
raie ou d'une indication quelconque donnée par le
peigne. Les personnes bien mises semblent tenir &
honneur de porter une coiffure; je crois, cependant,
remarquer que le genre de chapeau ou de casquetre
leur est indifférent : chapeau de paille, chapeau raeloi
casquette de jockey ou de touriste, tout leur e
bon. C'est qu'ils ne s'inquiètent pas, sans doute, o
se protéger la tête, mais seulement de se distingu*
de la foule : le chapeau semble, dans leur vie, ten
e lo
ne j
toutes les boutiques dont elles sont bordée:
sins sont minuscules. Ils s'ouvrent direcli
rue, sans devanture. Le plancher en i
deOm, 80 environ, et, comme il est couve
on s'y assied ou bien on s'y accroupit
soin, en entrant, de laisser ses sandale»
l'estrade : c'est Tait en un petit inouvem
Comme cela est commode! pas besoin de
frotter, de cirer I tout reste propre, mal
fréquente. Tous ces magasins sont occi
personnages gravement assis par terre, c
sur leurs talons. De temps à autre, un dit
se déchausse, monte sur l'estrade : ce se
révérences, des sourires, des bavardag
Outre les magasins, on voit également s'
rue des ateliers, dans lesquels, assi
accroupis ou à genoux, des bommes
complètement nus travaillent à mille
patience : sculpture sur écaille ou sur ivo
fine, laquage, etc. Des lampes à pétrole '
et, sans distraction, bien que l'beure soi
travaillent. Combien gagnenl-ils, ces p
si aisément contents de peu? A les voir
jués, à circuler dans cette ville fourmillé
es étrangers, nul n'a l'air de flâner, j
véritable sentiment de plaisir ; après 1'.
paresse du Sibérien, l'activité japonaise
^nte. Sans doute, je m'amuse aux déta
mais je ne puis m'empêcher de songer k
•7^-.^
366 EN SIBÉRIE
que tient en réserve un peuple où le travail -est si
intense. Dès la première journée, je suis moins
frappé du Japon joujou et du Japon rieur, que du
Japon concurrept futur de l'Europe. -
KOBÉ
Kobé, lîne bien jolie ville aussi, entre la mer et la
montagne, et si propre ! Après une journée de courses,
me voici au milieu de la gare, vers six heures du
çoir. Avec la* funeste habitude cofltraçlée en Russie,
je suis encombré de bagage à mains, et personne ne
s*offre à me le porter; par cette lourde chaleur de
septembre, j'étouffe sous un gros pardessus : je suis
perdu au milieu d'une foule japonaise qui attend le
train de Kioto. Elle donne l'impression d'une foule
revenant jles courses, à Auteuil. Je suis seul, avec des
bagages, et j'ignore la langue! Un Anglais, fort à
propos, m'empêche de monter dans le train du sud,
d'où il descendait : instinctivement on se fait bonne
mine entre Européens. Enfin, me voilà casé daps un
wragon de seconde, et, faute de place, je m'assieds
sur ma valise.
Le wagon ressemble à l'intérieur d'un tramw^ay : il
a des bancs latéraux qui se font face : il est d^ailleurs
assez petit. A mon grand étonnement, le train file fort
vite, il fait bien 65 ou 70 kilomètres à l'heure. Je
regarde mes compagnons de voyage avec une cer-
taine admiration. A part quelques petites femniés
drôlettes avec leurs yeux rieurs, avec les coques noire;
de leur coiffure, et leur grosse ceinture bouffante, j^
vois surtout des hommes très graves, serrés dans leu
kimono y qui prend des airs de draperie antique, d
jue.
tiac
vériië, ce sont bien des Romains au teint i
le inasque de Cicéron; voici un vieux Cato:
lunettes, des lunettes énormes, évidenim
' mées d'une fouille antique. Seulement, Cici
là tête, un panama, et Caton une casquette <
Ils sont très beaux.
. Après une heure de route, nous voici à
ville énorme, de 300000 habitants, comm
manufacturière. Dans mon wagon, tout le
lève, et beaucoup s'en vont. Voici donc enl
de place : pas beaucoup certes, mais d
chacun de nous peut maintenant s'asseoir.
longuement le va-et-vient de la gare. Bient(
part et je me retourne... Dieul qu'aperçois
la longue banquette d'en face, au lieu d<
nues de mes Romains qui y pendaient tout
je ne vois plus que des paires de sanda
_ socques à hauts talons! Qu'est-il donc a
sont les tibias?... Hélas! mes Romains, éti
gués de tant de dignité: lorsqu'ils ont eu i
place, la nature a repris ses droits : crac ! leu
nues sont remontées sur la banquette, et v(
tenant tout ce monde accroupi en taillei
.ccroupis, tous, enfants, mousmés, mama
lapas bronzés, Caton et Cicéron I Au b(
econde, je trouve cela irrésistiblement di
lignite perdue brusquement, cette fausse a
Romains, et j'en ris intérieurement de tout n:
En face de moi, une petite lîlle et un pel
.îT^wsi
368 EN SIBÉRIE
se sont endormis à genoux sur la banquette, la tête
appuyée au rebord de la fenêtre ; la petite fille a
une grande ceinture de dame et les cheveux collés
en coques monumentales ; son petit frère est en sol-
dat! Au bout d'un quart d'heure, leur maman a imité
leur exemple : elle a tourné le dos au public et s*est
endormie appuyée contre la fenêtre; puis une autre
femme a été gagnée par la contagion, puis une autre
encore, puis toutes s'assoupissent dans la même posi-
tion enfantine... Un peu plus loin, deux jeunes gens,
leurs jambes nues ramenées sous eux, causent, et,
c'est sans doute très drôle, leur conversation, car ils
rient sans cesse, et gesticulent, et se trémoussent...
Au bout de quelque temps, un voyageur s'est levé, a
chaussé ses socques, et, bruyamment, a: gagné le
petit réduit mystérieux ménagé au fond du wagon;
l'idée a été tout de suite trouvée excellente ; et main-
tenant, on y va à tour de rôle, là-bas, au bout du
wagon-tramway. Une petite mousmé, qtii est sans
doute embarrassée, revient pour demander l'aide de
sa maman. Un peu après, l'un des deux jeunes gens
demande quelque chose à son ami, et celui-ci tire de
cette manche qui sert de poche au kimono ^ le rouleau
de papier dont les Japonais ne savent point se priver...
Tout se passe en famille, positivement, sans gêne
aucune, et tout cela paraît fort drôle à tout ce petit
monde.
Voici enfin Kioto, une petite gare et beaucoup (^3
monde : un rik-cha enlève mes bagages, et je le si 3
dans une autre voiture. Nous voilà partis au pci t
trot allongé des coureurs, et cette course en pleh 5
nuit à travers la ville sainte est délicieuse. Certes, 5
tramway électrique gâte un peu la couleur loca? ;
RETOUR 369
: de rues élroites pour
des ruelles pour mieux
laisonneltes frCles, inter-
. en papier huilé y sont
î de choses sont tracées
e grimoire japonais, que
ndre, m'inquièle un peu ;
ant, comment l'écriture
passe peu à peu, chez les
ive, avec des lettres liées
la rapidité. Je n'ai jamais
tant, cesser de dessiner,
aïs pressé griffonne.
la foule. C'est une foule
ine foule en chaussettes,
s ou ses socques, et qui
n découvrant des mollets
Qces nous croisent, trot-
ujours, de voir passer on
plus sombres, les gens
ntemes, et, par derrière,
:, sinon leurs mollets nus
est très bouffon, en vérité,
I, et ce langage des tibias
s ou pressés!... Toujours
des recoins sombres, où
lou! haouî qui font ranger
i longtemps, puis tout à
;triques : nous sommes à
le une grande chambre
d'une natte moelleuse :
bérîenne, je m'y étendrais
Si
Un marché se trouve
m'y arrête. Il est consti
d'une claire-voic en ban
cuits, vivants, morts, sal
plus divers et les moini
légumes, des dizaines d
cela bien soigneusemeni
vois que le bambou, ici,
pèle pour en tresser V6c
faire des nattes; on en I
des chevaux de frise, de
des manches à balai...
Voici la pluie : dans
I grands et petits, sont ju
! de dix centimètres; on entend incessamment ce bruit
, do sabots trotte-menu, et l'on voit les corps penchés
I" en avant se déhancher à chaque pas pour traîner l'in-
t commode chaussure. Puis, les parapluies s'ouvrent,
I des parapluies en papier, grands, rigides, clairs,
i multicolores, semblables, de loin, à de gigantesques
^. immortelles.
^ Le guide m'a proposé hier de commander des dan-
^ seuses; j'ai consenti. Nous entrons, ce soir, dans une
f maison de thé : on me fait enlever mes bottines, et,
par des escaliers très propres, très secs, très frêles,
qui craquent sous mon poids, on me conduit à uni
^ grande salle, où il me faut m'accroupir en lailleui
t ou m'allonger en odalisque. Autour de la salh
iç brûlent clans de grands flambeaux posés à même h
f_ sol, des bougies de cire. On nous sert du' thé dan'
d72 EN SIBÉRIE
est debout; en face d'elle, la maîtresse est accroupie
sur le plancher : les camarades font cercle. La maî-
tresse détaille* les gestes de la scène qu'elle veut
mimer, et, de son mieux, la petite élève reproduit ces
gestes compliqués. La maîtresse a trente ans, peut-
être, c'est-à-dire qu'en ce pays, elle est vieille et déjà
fanée; mais son talent est admirable; je n'ai jamais
vu mimer avec tant d'art, avec des gestes si sobres
et si justej5, et des mouvements d'yeux si discrets, la
jouissance d'aimer.
Toutes ces petites Japonaises, parmi lesquelles je
reconnais mes danseuses d'hier (c'étaient donc, excu-
sez du peu! des élèves du Conservatoire!) qui me
font des signes, toutes ces enfatits s'amusent de voir
l'étranger, et Sourient. Quelques-unes sont char-
niantes, mais vraiment charmantes. Elles le savent,
m alheureusement.
Parles rues, on voit, dans l'après-midi surtout dans
certains quartiers, pulluler les petits enfants. Les
tout petits sont horribles, avec leur crâne rasé sur le
front et sur la nuque. Mais, ceux qui marchent déjà
seuls sont impayables, avec leur mine sérieuse^ et la
tranquillité avec laquelle ils portent, attaché sur leur
dos, leur petit frère ou leur petite sœur, à peine plus
mignons qu'eux-mêmes.*Un gamin, ainsi affublé d'un
précieux petit frère endormi sur son dos, s'est accroupi
sur SQs talons, en pleine rue, et joue aux billes, sans
plus penser au bébé gênant dont la tête ballotte....
Pour gagner Yokohama, j'ai, pris un billet de prc
mière classe : je m'y attendais, cette classe est inGni
ment moias intéressante que la. deuxième. Longtemp
374 EN SIBÉRIE
végétales, sucrées ou salées, frar
à mon goût.
Le paysage est fort joli. App
Sibérie, je ne sais rien de plus
réjouissant pour l'œil que l'aspect des champs cul-
tivés entre lesquels notre train circule maintenant.
Où que l'on passe, soit par la plaine oii s'étale le lit
d'un large fleuve à sec en ce moment; soit au bord de
la mer qui ntonte au loin, à l'horizon, toute bleue et
poinlillée de barques noires; soit entre les' défilés des
montagnes que, de temps à autre, perce un tunnel;
soit enfin au pied des falaises sablonneuses, — par-
tout, dans tous les coins, la terre est cultivée avec le
soin qu'on donne chez nous à un jardin potager. Beau-
coup de rizières, avec leurs bords surélevés pour con-
tenir l'eau; pas un pouce de terrain n'est perdu : sur
les pentes les plus ingrates, on a rapporté de la terre,
et on la soutient par des terrasses. Comment ne pas
admirer la continuité de travail, l'oi-dre et la volonté
fixe de ce peuple qu'on nomme le Japon rieurî Quelle
différence, à quelques centaines de milles, avec la
Sibérie apathique, endormie dans ses vastes plaines!
Et, si réellement l'Empire russe doit longtemps pro-
téger l'Europe contre l'invasion jaune, comment i
pas ressentir un frisson, en constatant la supériori
de ce peuple de singes sur les populations de l'énorn
Russie d'Asie?
ÏOKOH.VMA ET TOKIO
Yokohama est une grande et belle ville, qui po
sède une magnifique concession européenne : elle se
de port à Tokio, la capitale adminisirative du Japoi
WEHIE DE nETODR 375
ringt minutes par chemin de fer.
); elle contient des coins merveil-
emplis de meubles et de bibelots
rcs aux arbres gigantesques, des
mais tout cela, depuis les sanc-
squ'au monstrueux Yochiwara, a
; Loti. avec celte précision fleurie,
iavante qui lui permetlcnt de tout
éter personne. Cependant, à côté
;;rés et des marchés liumains, il
urieux encore.
le, le musée de la guerre : il est
ingé : il s'y étale, avec une naïveté
sil de la jeune victoire. Près de là,
: des étoffes et quelques vases de
livent mon attention, et, tout à
lies d'un pinceau noir représentant
ravent de soie, me font éprouver
;quevous cause l'art souverain...
usa contient une sorte de vaste
parc clairsemé, oii s'étale une grande foire perma-
nente installée parmi les temples. C'est un des coins
les plus curieux de Tokio. Les dévots japonais circu-
t dans les temples, faisant leurs prières, leurs gestes
ux, frottant l'épaule ou le nez d'une statue de dieu
bois, et se frottant ensuite la partie correspondante
corps. Ils ne s'inquiètent pas de la fête qui bour-
me autour d'eux, et les gens qui s'amusent ne sont
:re, eux non plus, troublés par la vue des temples,
a là des marchands forains de toute espèce qui
dent mille bibelots dont je renonce à comprendre
lature ou l'emploi. Une gallé tranquille, un calme
376 EN !
parfait de désœuvrement
où je vois des milliers d'e
merveilles étalées.
Je suis entré dans une
les premières places coûte
entre autres, un enfant qui promet : il est équilibristç
sur fil de fer, et je le trouve de première force, tl y a
quelques bancs à l'usage du public, mais surtout des
nattes où l'on peut s'accroupir. Devant moi, précisé?
ment,un monsieur en casquette de §oîe grise et en
sandales est assis eti tailleur. Il est très grave, très
laid, et porte des lunettes. Tout à coup, il tire de, sa
manche gauche l'inévitable rouleau de papier de soie,
en détache une feuille, s'y mouche soigneusement, la
plie en huit, et la remet paisiblement dans sa manche.'
Puis, du même réduit, il extrait un thermomètre, il
le secoue, l'examine, le place avec soin sous soa
aisselle, et, tranquillement, tandis que s'inscrit sa
température, il se remet à considérer le spectacle..,..
Tous les jours s'écoulent ainsi, en groménades
lentes et' curieuses par les rués et dans les boutiques^
maintenant que j'ai achevé le tour de ce qu'il faut!
voir dans la ville. 11 y a trop d'étrangers à TokÎQ pour
que nous y attirions beaucoup l'attention, et i\ rie me
semble pas que, même «Jans lés quartiers populeux^
on m'injurie autant qu'on le faisait récemnlent dans
les vjllages de la côte. Chose curieuse, yenu
pour mé détendre l'esprit, avec la ferme in(
ne'm'y appliquer à rienj sinon à regarder
choses et des choses curieuses, je ipe sens
I ,■
I
384 TABLE DES M
VII
Ls faaasin do ]
Tchila. — En radeau. — Le lit
rovsk. — Vladiïostoh
Fllnerle da
Impressions japonaises
Im)EX ALFHABÉtIQUE.,
' COblcIiiIlaierd. -
i
Sé.inipii1
Armand COLIN et C'^, Éditeurs, 5, rue de Mézières, Paris.
Au Pays rUSSeï par m. Jules Legras. 1 vol. in-18
jt'sus, luoché 3 50
Ouri'fitfc couronné par V Académie frantai.se
el par la Sociélé de iié>>{/raphie commerciale de Paris
r
Impressions d'Egypte, par m. louis malosse.
1 vol. in-18 Jésus, broché 3 50
Dahomé, Niger, Touareg, Réciide voyage, par
M. It' (]oniman<ljnU Toutke. 1 voî. in-18 jt'sus, avec une carte,
hroché 4 »
p,. ■^ i.. ■ ^ m IMI ^1 I I . ■ ■ I ■■ ■ . — ■ Mil. ■■■,■■■■»- Il ■!■■-■■ ■ M — ■■ ■ I M ■ . ^ ■■ ■ »
Une Mission française en Abyssinie,
par M. SvLVAix Vigxkiias, rôdacleur an Ministère des Colonies.
1 vol. in-18 Jésus, a\ec (>0 i2;ravures hors texte, d'après les
pholbgrafthies de l'auteur, broché 4 »
^ ■ ' - ■■ ■ ■ — ■ ' - ■ ' ~~ I ■ I I» ^ - -■■■■.— ■■■■■■ — ■ — - ■■—.■■ « ■—■■-, I ■■—
L Islam, impressions et éludes, par M. le comte IIenuy
DR Castriks. 1 vol. in-18 Jésus, broché .^ 4 »
^™— ^^^^ " ■- - ■ ■ — ■ - ■■ ■ M-.MIIII-—II ■— M ■— I ■ ■ ■■■■■—■■■ Mlllll ■ ,
Sur les routes d'Asie, par m. Gaston Deschamps.
1 vol. in-18 Jésus, broché 3 50
Choses d'Amérique, par m. max leclerc. i vol.-
in-18 Jésus, broché ' 3 50
Oiiirar/e couronné par r Académie françai.sc (Pri.r Mnntfjon)
Pari«. — In, p. Ileiiimerlé et C''", t, 4, c! -4 Ijis. rue de DaiiiicUe.
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